La naissance des théories du complot
Jean-Joseph Mounier (1758-1806) fut peut-être le premier auteur à avoir critiqué le "
conspirationnisme", le premier des "
debunkers" ou des désintoxicateurs comme on dirait au XXIe siècle. On n'avait certes pas attendu son époque pour forger des fables craintives et superstitieuses mais ce n'est qu'à l'époque contemporaine que cela devint un schéma d'explication historique généralisé. Les Voltairiens voyaient l'ombre des
Jésuites partout et les Emigrés ou les Prêtres voyaient en miroir les actions occultes des
Francs-Maçons partout.
Dès 1801, dans son livre De l’influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la Révolution de France, Jean-Joseph Mounier s'attelle à réfuter avec des arguments précis ceux qui ont pu répandre des théories paranoïaques sur les Illuminati.
Juriste et révolutionnaire qui avait soutenu 1789 mais partisan d'une monarchie constitutionnelle modérée, il en avait assez de voir confondus les Lumières et la Terreur. Il avait vécu en exil en enseignant la philosophie. Libéral, il soutint finalement le Consulat parce qu'il croyait y trouver la synthèse de l'égalité civile et d'un Etat monarchique.
Il va peut-être même plus loin que la critique de telles ou telles croyances complotistes en une philosophie de l'histoire qui veut relativiser la priorité de l'idéologie des belles lettres ou l'histoire intellectuelle. Il défend les Lumières (et même certains des aspects de Rousseau, ce qui est rare chez un Libéral après Robespierre) mais minore aussi en partie leur rôle. Il dit que les causes réelles de la Révolution ne furent pas avant tout un contexte intellectuel des "philosophes" mais plutôt des déséquilibres institutionnels des Parlements français qui allaient en s'accroissant et rendaient donc la crise inévitable (en plus de problèmes plus conjoncturels comme la crise financière causée par les dettes). Ce n'est pas un excès de philosophie qui a conduit à la dictature des Jacobins mais le fait qu'on n'ait pas assez écouté les avertissements de la philosophie.
Dans ce passage sur Leibniz (on orthographie alors Leibnitz), Jean-Joseph Mounier oppose justement l'esprit de "la philosophie" et celui de la révolution, mais il le fait en utilisant un texte de Johann Gottfried Herder, qui avait justement été membre des Illuminés de Bavière ! Le texte est sa 54e "Lettre pour l'avancement de l'humanité".
Mounier, De l’influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la Révolution de France p. 54-56 :
« Pour prouver que la Révolution de France était
préparée depuis longtemps, on cite différentes prédictions qui l'ont annoncée mais elles étaient applicables en général à tous les états de l'Europe.
Plusieurs écrivains avaient dit, que les tribunaux
français pourraient, en s'opposant à la levée des
taxes, dont le gouvernement aurait besoin le forcer à convoquer les états généraux; personne n'ignorait sous le règne de Louis XVI, que les parlements avaient ce pouvoir, mais ce qu'on ne savait pas, c'est qu'ils voudraient en faire usage, au péril
même de leur existence.
De toutes les prédictions qu'on a rappelées
dans les derniers temps la plus remarquable est celle de Leibnitz [
vers 1704], que
M. Herder, l'un des auteurs
les plus distingués de l'Allemagne a copiée dans l'un
de ses ouvrages
Briefe zur Beforderung der Humanität [
1793]. Cet illustre philosophe disait que "les principes irréligieux et frivoles qui se répandaient de
,,plus en plus dans les premières classes de la société,
,,menaçaient l'Europe d'une révolution générale.'
Il se plaignait de ce qu'il n'existait plus d'esprit public, de ce qu'on ne distinguait plus dans le
"monde des hommes probes, mais des hommes d'honneur qui en s'abstenant de quelques actions réputées viles, pouvaient tout sacrifier à leurs plaisirs
"et à leurs caprices, qui pouvaient répandre des
"flots de sang humain et tout bouleverser pour satisfaire leur ambition." Il se plaignait, de ce que
l'amour de la patrie et l'attachement au bien général étaient considérés comme des préjugés ridicules,
de ce qu'on ne connaissait aucun devoir envers la
postérité, et de ce qu'on s'inquiétait peu du sort
funeste qu'on préparait à ses descendants. "Si cette
"maladie épidémique fait encore des progrès, ajoutait Leibnitz, la providence en guérira les hommes par la révolution qui doit en résulter, et
« dirigera les événements quels qu'ils soient vers le bien général. Elle ne s'opérera point cependant, sans le châtiment de ceux qui, à leur insu l'auront occasionné par leur mauvaise conduite".
Ce n'est pas la France seule que Leibnitz a menacée, c'est l'Europe entière. Ce n'est pas la révolution qui s'est opérée dans cet empire qu'il a eu l'intention d'annoncer, mais une révolution générale produite par l'immoralité et l'égoïsme dont les premières classes ont donné en publiant des maximes de servitude, en affectant
pour la superstition un zèle hypocrite dont le peuple ne méconnaîtra plus les motifs, que les hommes riches leurs avantages; mais en suivant les préceptes d'une religion
éclairée, encore plus dans leurs actions que dans
les pratiques extérieures, en voulant avec ardeur
le bonheur de leur patrie, en lui dévouant tous
leurs moyens d'autorité et d'influence, en renonçant à tout ce qui s'oppose évidemment à la félicité
publique. S'ils persistent à méconnaître d'autres
obligations que celles qui favorisent leur propre
intérêt, s'ils oublient au milieu de leurs jouissances,
ce qu'ils doivent à leurs semblables la prédiction
de Leibnitz les menace encore.
Leibnitz n'a point attribué à la philosophie les
maux fur lesquels il fonde sa prédiction qui est antérieure aux philosophes du XVIIIe siècle (Leibnitz est mort en 1716). L'égoïsme et la corruption des mœurs, suite nécessaire du luxe et de l'oisiveté, et qui sont la source la plus fréquente de la chute des empires ont fait depuis sa mort de nouveaux progrès. »
(De l’influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la Révolution de France)
Jean-Joseph Mounier traduit d'assez près le texte allemand de Herder, qui cite lui-même Leibniz à partir d'un texte de son ami, l'historien suisse Johannes von Müller.
La source originelle chez Leibniz était en français dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain, IV, XVI, §4 (écrits vers 1700-1704). Dans le contexte (sur l'assentiment des croyances), Leibniz commente un passage de John Locke qui disait que comme les hommes savent que leurs croyances sont faillibles, ils doivent se montrer tolérants. Leibniz (comme souvent) a un art d'écrire qui louvoie un peu où il semble dire qu'il défend le parti des conservateurs qui se méfie des libertins (même s'il concède selon l'argument classique que Spinoza était un homme moral sans avoir cru en un dieu personnel ou en l'immortalité de l'âme) mais en même temps qu'il faut éviter en effet un excès d'intolérance. C'est là qu'il conclut que ces opinions des libres penseurs vont finir par ébranler le patriotisme antique et la foi mais que cet excès ne sera pas durable et montrera ses limites. Et la fin reprend un irénisme optimiste.
Le texte des Nouveaux Essais de Leibniz
« Ce qu’on a le plus droit de blâmer dans les hommes, ce n’est pas leur opinion, mais leur jugement téméraire à blâmer celle des autres, comme s’il fallait être stupide ou méchant pour juger autrement qu’eux ; ce qui, dans les auteurs de ces passions et haines qui les répandent parmi le public, est l’effet d’un esprit hautain et peu équitable qui aime à dominer et ne peut point souffrir de contradiction. Ce n’est pas qu’il n’y ait véritablement du sujet bien souvent de censurer les opinions des autres, mais il faut le faire avec un esprit d’équité et compatir et la faiblesse humaine. Il est vrai qu’on a droit de prendre des précautions contre de mauvaises doctrines, qui ont de l’influence dans les mœurs et dans la pratique de la piété : mais on ne doit pas les attribuer aux gens, à leur préjudice, sans en avoir de bonnes preuves. Si l’équité vent qu’on épargne les personnes, la piété ordonne de représenter où il appartient le mauvais effet de leurs dogmes, quand ils sont nuisibles, comme sont ceux qui vont contre la providence d’un Dieu parfaitement sage, bon et juste, et contre cette immortalité des âmes qui les rend susceptibles des effets de sa justice, sans parler d’autres opinions dangereuses par rapport à la morale et à la police. Je sais que d’excellents hommes et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques ont moins d’influence dans la pratique qu’on ne pense, et je sais aussi qu’il y a des personnes d’un excellent naturel, à qui les opinions ne feront jamais rien faire d’indigne d’elles : comme d’ailleurs ceux qui sont venus à ces erreurs par la spéculation ont coutume d’être naturellement plus éloignés des vices dont le commun des hommes est susceptible, outre qu’ils ont soin de la dignité de la secte où ils sont comme des chefs ; et l’on peut dire qu’Épicure et Spinoza, par exemple, ont mené une vie tout à fait exemplaire.
Mais ces raisons cessent le plus souvent dans leurs disciples ou imitateurs, qui, se croyant déchargés de l’importune crainte d’une providence surveillante et d’un avenir menaçant, lâchent la bride à leurs passions brutales et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres ; et s’ils sont ambitieux et d’un naturel un peu dur, ils seront capables ; pour leur plaisir un avancement, de mettre le feu aux quatre coins de la terre, comme j’en ai connu de cette trempe que la mort a enlevés. Je trouve même que des opinions approchantes s’insinuant peu à peu dans l’esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres, et dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, disposent toutes choses à la révolution générale dont l’Europe est menacée et achèvent de détruire ce qui reste encore dans le monde des sentiments généreux des anciens Grecs et Romains, qui préféraient l’amour de la patrie et du bien public et le soin de la postérité à la fortune et même à la vie. Ces « publick spirits », comme des Anglais les appellent, diminuent extrêmement et ne sont plus à la mode ; et ils cesseront davantage quand ils cesseront d’être soutenus par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle même nous enseigne. Les meilleurs du caractère opposé, qui commence de régner, n’ont plus d’autre principe que celui qu’ils appellent de l’honneur. Mais la marque de l’honnête homme et de l’homme d’honneur chez eux est seulement de ne faire aucune bassesse comme ils la prennent. Et si, pour la grandeur ou par caprice, quelqu’un versait un déluge de sang, s’il renversait tout sens dessus dessous, on compterait cela pour rien, et un Êrostrate des anciens ou bien un Don Juan dans le Festin de Pierre passerait pour un héros. On se moque hautement de l’amour de la patrie, on tourne en ridicule ceux qui ont soin du public, et, quand quelque homme bien intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond : alors comme alors. Mais il pourra arriver à ces personnes d’éprouver eux-mêmes les maux qu’ils croient réservés à d’autres. Si l’on se corrige encore de cette maladie d’esprit épidémique, dont les mauvais effets commencent à être visibles, ces maux peut-être seront prévenus ; mais si elle va croissant, la Providence corrigera les hommes par la révolution même qui en doit naître : car, quoi qu’il puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général au bout du compte, quoique cela ne doive et ne puisse arriver sans le châtiment de ceux qui ont contribué même au bien par leurs actions mauvaises.
Mais je reviens d’une digression où la considération des opinions nuisibles et du droit de les blâmer m’a mené. Or, comme en théologie les censures vont encore plus loin qu’ailleurs, et que ceux qui font valoir leur orthodoxie condamnent souvent les adversaires, à quoi s’opposent dans le parti même ceux qui sont appelés syncrétistes par leurs adversaires, cette opinion a fait naître des guerres civiles entre les rigides et les condescendants dans un même parti. Cependant, comme refuser le salut éternel a ceux qui sont d’une autre opinion est entreprendre sur les droits de Dieu, les plus sages des condamnants ne l’entendent que du péril où ils croient voir les âmes errantes, et ils abandonnent à la miséricorde singulière de Dieu ceux dont la méchanceté ne les rend pas incapables d’en profiter, et de leur côté ils se croient obligés à faire tous les efforts imaginables pour les retirer d’un état si dangereux. Si ces personnes, qui jugent ainsi du péril des autres, sont parvenues à cette opinion après un examen convenable et s’il n’y a pas moyen de les en désabuser, on ne saurait blâmer leur conduite, tant qu’ils n’usent que des voies de douceur. Mais aussitôt qu’ils vont plus loin, c’est violer les lois de l’équité. Car ils doivent penser que d’autres, aussi persuadés qu’eux, ont autant de droit de maintenir leurs sentiments et même de les répandre, s’ils les croient importants. On doit excepter les opinions qui enseignent des crimes, qu’on ne doit point souffrir et qu’on a droit d’étouffer par les voies de la rigueur, quand il serait vrai même que celui qui les soutient ne peut point s’en défaire ; comme on a droit de détruire même une bête venimeuse, tout innocente qu’elle est. Mais je parle d’étouffer la secte et non les hommes, puisqu’on peut les empêcher de nuire et de dogmatiser. »
Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, IV, XVI
Bien sûr, la prédiction de Leibniz ne fonctionne que très mal pour une partie de la Révolution française et notamment pour Robespierre. Rousseauiste, Robespierre défendit à la fois un Républicanisme patriote total et même un déisme institutionnel avec obligation de croire à l'immortalité de l'âme. Leibniz reliait de manière discutable le risque de révolution politique à un déclin de l'esprit public et des postulats "moraux" du théisme alors qu'une partie de la révolution s'en réclamait au contraire pour abattre les régimes traditionnels. Des Libéraux comme Benjamin Constant (1819) critiqueront au contraire la Révolution comme ayant été trop fondée sur une régression à une conception antique (plutarquienne ou rousseauiste) où le citoyen doit se sacrifier pour sa patrie avant d'être un individu libre.
La question de la sincérité de la religion est discutée chez Leibniz mais une manière de lire ce passage serait assez straussienne en disant que pour lui les Libres-penseurs sont particulièrement peu prudents de ne pas tenir compte des conséquences sociales et politiques globales de leurs critiques de la religion.
Un détail du texte est que d'Holbach compare en 1768 la religion à une épidémie et qu'on voit que Leibniz comparait déjà la libre pensée à une maladie contagieuse (peut-être d'Holbach a-t-il pu lire les Nouveaux Essais qui ne furent publiés qu'en 1765).
Sur le conservatisme de la "sociodicée" leibnizienne, voir Jon Elster, Leibniz et la formation de l'esprit capitaliste (par exemple p. 129, p. 142-143 il interdit la redistribution au nom de la justice distributive). Celui qui vivrait depuis l'enfance dans les prisons des mines de sels de Sarmatie ne pourrait pas deviner que les inégalités ne sont pas des désordres injustes.
J'avais aussi parlé sur
Twitter de quelques prophéties de Nietzsche qui furent spectaculairement réfutées quand il dit que seule la Russie tsariste de 1888 lui paraît assez autocratique et autoritaire pour résister au "nihilisme" niveleur... [Je ne sais si vous pourrez lire le gazouillis (tweet) car le crétin fasciste qui l'a racheté a saboté tout le site pour qu'on ne puisse plus le lire sans avoir un compte, ce qui fait que les tweets n'apparaissent plus non plus sur le
feed sur le côté de ce carnet (
blog). Oh, well... ]
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