On avait vu un texte de Lie Zi sur le but du voyage (expérimenter de "contempler en ignorant ce qu'on contemple", de se défamiliariser avec soi-même).
La philosophe Agnes Callard a une réponse plus "pascalienne" contre cette valorisation du voyage, une critique de la vanité de ce genre de "divertissement" :
Imagine how your life would look if you discovered that you would never again travel. If you aren’t planning a major life change, the prospect looms, terrifyingly, as “More and more of this, and then I die.” Travel splits this expanse of time into the chunk that happens before the trip, and the chunk that happens after it, obscuring from view the certainty of annihilation. And it does so in the cleverest possible way: by giving you a foretaste of it. You don’t like to think about the fact that someday you will do nothing and be nobody. You will only allow yourself to preview this experience when you can disguise it in a narrative about how you are doing many exciting and edifying things: you are experiencing, you are connecting, you are being transformed, and you have the trinkets and photos to prove it.Socrates said that philosophy is a preparation for death. For everyone else, there’s travel.
Le voyage serait, dit-elle, une simulation de mort où on fait une expérience de l'annihilation de certains de ses attributs les plus stables, comme la maison ou les habitudes du mouvement et des fréquentations. On s'astreint à briser un rythme pour cette marche non-spontanée et épuisante qui est aussi celle qu'on adopte dans les tour des musées. On s'astreint à cette ascèse de la défamiliarisation pour éprouver une illusion d'avoir mieux empli sa vie réelle de quelques ombres de vies possibles qu'on n'aura pas.
Sa critique peut bien sûr se retourner en une autre valorisation. Ce n'est pas non plus rien et c'est même devenu un des grands mantras de notre modernité que cette idée que l'individu moderne doit s'adapter, doit devenir protéen et mutant, doit éprouver de s'arracher de certains des accidents de sa "facticité", des contingences de son identité, comme Yeats disant qu'il n'y a aucune liberté ou créativité sans prise de conscience qu'on modèle un personnage dans son individualité.
On peut faire un parallèle avec le jeu et la gamification (qui est au jeu ce que le tourisme est au voyage). Le tourisme n'est qu'une industrialisation du voyage où on a déjà modelé à notre place un itinéraire pour donner une illusion de liberté et d'ouverture là où tout est balisé par des choix sociaux collectifs : tu dois aller voir cela pour revenir montrer aux autres que tu l'as fait (et certains milliardaires dépensent 200 000 dollars uniquement pour pouvoir dire que eux ont pu s'approcher d'une épave de navire célèbre). Le tourisme est du pseudo-événement marchandisé. Le jeu est censé (comme disent des philosophes comme Bernard Suits ou Ci Thi Nguyen) permettre de se représenter la souplesse de ses choix et symboliser dans une hypotypose l'abîme de la liberté alors que la gamification est l'industrialisation du jeu où l'appât du divertissement est instrumentalisation de la compétition pour nous contraindre à plus de productivité et d'efficacité. Même l'occupation frénétique dans le jeu de plateau peut avoir (comme le disait cet article assez drôle contre les soirées-jeux) des aspects de rigidification de notre temps où on craint de le perdre en ne produisant pas assez de compétition. La gamification robotise ou régule le comportement en faisant croire qu'on se sert de ses tendances plaisantes au divertissement. Le tourisme nous fait croire que nous lisons ou que nous contemplons quand on se plie au sillon acceptable de ce que les autres vont regarder et transformer nos expériences préconditionnées en de bibelots commerciaux.
2 commentaires:
J'ai envoyé ce post de blog ainsi que celui sur Lie zi à ma fille.
Elle avait un devoir de philo sur le voyage.
Je trouve toujours vos posts philo particulièrement enrichissant.
Cela occasionne parfois quelques débats autour de la table du soir (comme celui sur la peine de mort).
Merci
Merci beaucoup ! Sujet difficile, c'est en classe prépa ou en Première HLP sur les Grandes découvertes ?
Le voyage est aussi un moyen de sortir de l'ethnocentrisme depuis au moins les Histoires de Hérodote. Il y a un texte de Rousseau où il dit que la plupart des gens ne savent pas voyager vraiment. Et il y a Claude Lévi-Strauss au début de Tristes tropiques se moquant des récits de voyageurs.
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