Un incroyant peut trouver dans les récits des religions une satisfaction opposée à celle des croyants. Le fidèle tire généralement un contentement d'une conviction stable dans ce qu'il croit être la tradition (à moins d'admettre des interprétations très ouvertes et allégoriques). L'incroyant au contraire peut explorer des contradictions dans le texte sans prétendre les réconcilier, ce qui est un des plaisirs des mythes. Les contradictions dans la réalité auraient des conséquences graves mais celles des fictions peuvent jouer sur des ambiguïtés.
Keturah
Un des buts des mythes de la Genèse est de donner une généalogie aux peuples autour des Hébreux qui soit en même temps une étiologie des conflits : l'inceste de Lot avec ses filles crée les Moabites et les Ammonites, Hagar enfante avec Abraham Ishmaël qui crée les Arabes (et a un statut particulier en tant qu'aîné mais "illégitime", fils de la servante) et Esaü (le fils d'Isaac délégitimé qui va finalement rejoindre des Hittites ou la descendance d'Ishmaël) crée les Edomites.
Mais le texte est très ambigu sur les mariages d'Abraham. D'une part, il est possible que Sarah soit en fait sa propre soeur (ou peut-être seulement sa demi-soeur), ce qui est curieux si le texte prétend prohiber l'inceste. D'autre part, Isaac n'est pas le dernier enfant d'Abraham puisque après l'épisode Hagar (Gn 16) et la mort de Sarah, Abraham se marie avec Keturah la Parfumée (Gn 25), qui serait l'ancêtre des Midianites (c'est-à-dire le peuple du nord-ouest de l'Arabie). Les Rabbins de la Mishnah ne sont pas d'accord sur l'interprétation de Keturah : certains y voient simplement le retour de la servante répudiée Hagar (ce qui redonnerait une nouvelle légitimité à Ishmaël) ou bien plutôt une épouse distincte, la troisième. Le texte ne fait en tout cas pas que dévaloriser ces cousins qui sont hors de la lignée Isaac-Jacob (et les Midianites vont garder un lien étroit avec les Hébreux, ne serait-ce que par l'épouse de Moïse Sephora ou le prophète ambigu Balaam).
Asenath
Quand Yosef (Joseph), le fils favori de Jacob, part en Egypte, il prend le nom (censé être local) de "Zaphenath" et aurait alors épousé une Egyptienne nommée Asenath ou Asnath (Gn 41). Ce serait une fille d'un prêtre d'Heliopolis, Potiphara. On est enclin à l'identifier aussi au Potiphar qui avait cru son épouse, parfois nommée "Zuleika" quand elle avait tenté de séduire puis de calomnier Joseph. Rashi raconte que le femme de Potiphar était tombée amoureuse de Joseph parce que l'astrologie avait prévue qu'elle serait l'ancêtre des enfants de Joseph alors qu'il s'agissait d'Asenath et non d'elle. Des textes plus tardifs conteront même plus en détails les amours de Zaphenath et Asenath. Même si on ne part sur une théorie à la Freud où la Bible cacherait des origines égyptiennes, elle ne cherche en tout cas pas encore à interdire des origines communes (les deux demi-tribus de Manasseh et Ephraïm, qui sont dans les "dix tribus perdues"). On n'est pas encore dans les textes de Nombres 25/31 sur Phineas qui interdit sous peine de mort toute union avec les autres peuples de la région. Josué, le conquérant de Canaan après l'Exode, est de la tribu d'Ephraïm et donc descendant de l'Egyptienne, mais particulièrement sans indulgence contre les Canaanites de Jericho.
Tharbis/Adoniah et Sephora/Zipporah
Moshe est un personnage fascinant comme le prophète le plus important du judaïsme et avec tant de traits qui pourraient indiquer une origine non-juive. Yosef est né clairement hébreu et devient égyptien pour faire venir les Hébreux en Egypte alors que Moshe semble égyptien et redevient hébreu pour les faire revenir en Canaan et on peut comprendre comment certaines traditions vont jusqu'à confondre Yosef et Moshe en un seul personnage. L'adoption de Moshe ne serait qu'un conte commode pour faire allusion à une origine étrangère (tout comme pour Cyrus à la double nationalité Perse-Mède). Certains pensent que le nom même de Moshe pourrait être sur le même modèle que des noms de Pharaons comme "Ramose" ou "Thutmose". Il y a eu de nombreuses tentatives d'identifier le Pharaon de l'Exode soit dans la fourchette haute vers Ahmose (XVIe siècle, Nouveau Royaume contre les Hyksos), soit Amenhotep IV/Akhenaton (milieu du XIVe), soit Ramses II (XIIIe siècle), soit Ramses III (XIIe siècle). Mais la question a peu de sens si Moshe n'est qu'une superposition contradictoire de plusieurs mythes (où l'Exode d'Egypte ne serait qu'une transposition mythique rétroactive du retour de l'Exil à Babylone, ce que suggère aussi les ressemblances entre Daniel et Yosef).
La Bible mentionne potentiellement deux épouses de Moshe.
(1) Il a épousé Sephorah ou Zipporah (l'Oiseau) fille de Jethro (Exode 2, aussi appelé Reuel / Hobab) un prêtre midianite (voir plus haut sur Keturah). Certaines théories ("l'hypothèse midianite-kénite") vont jusqu'à penser que c'est via les Midanites d'Arabie que Moshe aurait intégré un monothéisme de Yahvé (un dieu volcanique adoré sur le Mont du Sinaï) et l'aurait ensuite transmis aux Hébreux qui l'aurait mélangé avec leurs Elohim.
(2) Mais la soeur de Moshe, Miriam, et son frère Aaron, lui reprochent plus tard durant l'Exode (Nombres 12) d'avoir une épouse "koushite" (ce qui normalement signifie "éthiopienne" et donc femme à la peau noire). Le texte semble indiquer que c'est une révolte de Miriam et Aaron qui se disent aussi prophètes que Moshe. Dieu intervient alors et punit Miriam en lui envoyant un fléau, une lèpre qui lui rend la peau blanche, ou tachetée de blanc. Le texte semble donc dire que le prophète avait une épouse étrangère et que cela était approuvé par Dieu. Ce serait donc l'inverse du passage horrible en Nombres 25 & 31 où les Hébreux craignent d'être corrompus par les Moabites et les Midianites (la relation sexuelle avec l'étrangère étant toujours reliée au danger du retour de l'idolâtrie des dieux étrangers) et où Phinéas puis Moshe lui-même conseillent l'extermination de masse et la réduction en esclavage des Midianites.
D'après l'historien judéo-romain Flavius Joseph (Ier siècle après J.C., Antiquités juives, II, 252) et d'après le juif égyptien Artapanos d'Alexandrie (IIIe siècle avant JC), cette femme non-nommée serait là la première épouse de Moshe qu'il aurait connue quand il était encore prince égyptien et elle serait nommée Tharbis. Il l'aurait donc épousée avant Sephorah. La légende relie ici clairement Moshe et Tharbis avec les mythes sur Salomon et la Reine de Saba (aussi appelée Bilqis de Kush). Mais dans la version de Flavius, Moshe a quitté Tharbis avant d'épouser Sephora et ce ne pourrait donc pas être elle qui est visée par Miriam.
Les commentaires sur ce passage sont très nombreux et contradictoires. Les rabbins dans le Talmud et par la suite ne veulent pas suivre ici le sens littéral. Ils identifient souvent Sephorah et l'Epouse Koushite en disant que dans ce contexte "kushite" ne veut pas dire "éthiopienne" mais veut en fait dire "midianite" ou bien "remarquable et éclatante par sa beauté" (ce qui n'expliquerait pas du tout l'opposition entre lèpre blanche de Miriam et peau de la Kushite).
Une interprétation du texte encore plus complexe et misogyne dit que le passage signifie que Miriam ne reprochait pas du tout ce mariage mais au contraire le fait que Moshe s'abstenait de toute relation avec sa femme (Sephora) après la naissance de leurs deux fils, voire qu'il l'avait répudiée et renvoyée chez les Midianites malgré sa valeur. Dieu intervient pour soutenir la pureté de Moshe (car Moshe est en contact avec Dieu et doit rester chaste) et il punit Miriam parce qu'elle ne comprend pas cette règle rituelle d'abstinence sexuelle, même dans le mariage.
Philon d'Alexandrie (vers -20 avant J.C. - 50) donne une interprétation néo-platonicienne encore plus ésotérique dans ses Νόμων Ἱερῶν Ἀλληγορίαι 3, 103 : les trois personnages représentent les gradations des connaissances de Dieu en imitant celles de Platon. (1) Miriam est la Perception et n'en reste qu'à la connaissance sensible. (2) Aaron en reste à l'Analyse de l'entendement discursif. (3) Moshe est la vraie sagesse et l'intuition directe de Dieu et l'Epouse Koushite représente l'Obscurité aux yeux des sens de l'union intime avec l'Un. Sephora l'Oiseau qui s'élève vers le ciel représente la vertu morale et le texte opposerait donc l'Oiseau céleste et le Sensible qui en reste aux ombres dans la Caverne, et c'est pourquoi Miriam appellerait cette épouse "koushite". Mais Philon garde aussi possible l'interprétation où Moshe a en fait répudié son épouse pour dépasser ses désirs physiques. Moshe est le sage parfait qui va surmonter les facultés appétitives.
L'historien égyptien de l'époque ptolémaïque Manéthon raconte dans ses Aegyptiaca (3e siècle avant JC) une version de la vie de Moshe qu'on ne connaît que par le Contre Apion de Flavius Joseph. Moshe serait en fait un prêtre d'Osiris à Héliopolis nommé Osarseph (dont le nom semble être un mélange d'Osiris/Ausar et de Yosef). Osarseph se serait rebellé contre un pharaon nommé "Amenhotep" qui avait exilé les Lépreux et se serait allié aux Hyksos (d'où une association entre les "Ebiru" et les Hyksos). Il aurait finalement été exilé avec certains de ses fidèles lépreux et serait devenu alors "Moshe". Ici aussi on associe l'origine égyptienne et la Lèpre, comme le fléau qui a frappé Miriam.
Par coïncidence, Bithia, la mère égyptienne adoptive de Moshe, aurait eu une forme de lèpre qui l'aurait poussée à aller vers le Nil pour se purifier et c'est ainsi qu'elle aurait trouvé le panier avec Moshe. Bithia aurait ensuite tant aimé son enfant adoptif qu'elle aurait choisi de le suivre et se serait remariée avec un Hébreu nommé Mered de la tribu de Judah. Elle aurait eu ensuite une fille nommée "Miriam". Cela voudrait dire que Miriam peut être soit la grande soeur de Moshe dans sa famille Lévi soit sa petite "soeur" demi-égyptienne par sa mère adoptive.
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