L'évêque et missionnaire anglican William Fitzjames Oldham (1854-1937) serait l'auteur (vers 1900 ?) de la célèbre phrase ironique : "La plupart des gens pensent qu'ils pensent alors qu'ils ne font que réarranger leurs préjugés" (some people “think they are thinking when they are merely rearranging their prejudices.”).
La citation est souvent attribuée à tort à un autre William, au philosophe William James et on trouve en effet dans son essai Pragmatism (1907) un passage assez proche dans les idées, par exemple ici dans la 5e conférence :
Our minds thus grow in spots; and like grease-spots, the spots spread. But we let them spread as little as possible: we keep unaltered as much of our old knowledge, as many of our old prejudices and beliefs, as we can. We patch and tinker more than we renew. The novelty soaks in; it stains the ancient mass; but it is also tinged by what absorbs it. Our past apperceives and co-operates; and in the new equilibrium in which each step forward in the process of learning terminates, it happens relatively seldom that the new fact is added RAW. More usually it is embedded cooked, as one might say, or stewed down in the sauce of the old.
Mais devrait-on vraiment regretter que la pensée ne soit "
que" cela ? Ne serait-il déjà pas si mal que nous soyons capables de "réviser nos croyances antérieures" face à des informations nouvelles ? La manière statistique de simuler la pensée chez des LLM n'est peut-être
pas si lointaine du bruit des neurones biologiques ? La pensée d'Oldham elle-même ne fait-elle que remodeler ou légèrement déplacer notre conception pré-théorique sur notre pensée ?
Le problème n'est pas dans le réarrangement constant mais plutôt les biais dans la manière de le faire, dans le fait que certains de nos préjugés dirigent parfois de manière trop centrale la manière dont nous les réarrangeons pour maintenir intact un coeur central qu'on ne veut pas modifier ou pire, qu'on craindrait même d'inspecter. Et sur ce point, ce ne sont peut-être pas "certaines personnes" mais toute pensée, même celle qui se croit libre, ouverte, critique. On pourrait
donc être sceptique sur la possibilité de viser une pensée pure plus radicale qui rompe avec tout préjugé.
Il est normal du point de vue pragmatique de laisser ainsi certaines de nos pensées plus stables sans qu'elles constituent pour autant un principe immuable. C'est juste, disait Quine, que certaines sont trop coûteuses à sacrifier et qu'il faudrait donc des raisons nombreuses et décisives pour qu'on puisse oser remettre en cause ainsi ce qui n'est qu'un noyau provisoire. Mais il faudrait alors seulement pouvoir se souvenir qu'on devrait éventuellement pouvoir être amené à le faire (même si Quine pense comme Duhem qu'en général il sera presque toujours possible et plus facile de réarranger plus globalement beaucoup d'autres préjugés pour aménager l'amendement nécessaire).
Un problème opposé n'est pas la réticence à réarranger ses préjugés mais plutôt le fait de le faire si facilement pour toujours mieux suivre les idoles de la tribu. Ainsi "l'esprit du temps", "l'horizon indépassable" d'une époque peut produire des intellectuels si staliniens à l'époque de la Guerre froide et des intellectuels si réactionnaires à l'époque de la globalisation et du repli identitaire. Ceux qui sont censés pouvoir le mieux résister aux préjugés ne sont que ceux qui savent discourir pour tenter de justifier l'idéologie du moment.
Il ne faut donc pas s'attrister ou se plaindre que la philosophie ne semble pas efficace pour préserver de nombreux prétendus philosophes de discours creux ou de sophismes. Et il suffit d'ouvrir n'importe quels médias pour entendre à quel point la distinction des philosophes et des sophistes n'est pas claire et désespérer un peu vite de la vanité de ce qui est censé les opposer. Si la philosophie se croit
médecine et remède face à nos erreurs, cela n'épargne pas le philosophe des maladies dont il prétend nous soigner, tout comme le médecin est plus exposé à certains des troubles qu'il combat. Il peut découvrir l'insuffisance d'un préjugé tout en créant d'autres simplifications qui se dégraderont à leur tour en de nouveaux préjugés par la suite.
Le grand philologue Max Müller disait (bien avant Nietzsche ou Wittgenstein) que nos croyances mythologiques étaient une "
maladie du langage" et la philosophie est un art de clarifier le langage ou de se servir du langage pour corriger certaines de nos confusions - tout en engendrant de manière peut-être inévitable certaines autres pathologies ou des ossifications de l'esprit.
3 commentaires:
J'ai l'impression qu'un des gros problèmes est que les pensées s'alignent sur des narrations, des jolies théories, et qu'il y a un refus d'une réalité du chaos, de la complexité, de l'imprévisibilité des effets du second ou troisième ordre. Les pensées trop coûteuses à sacrifier impliquent très souvent un ordre, des principes, une règle sous-jacente, et buttent sur l'obstacle que dans un monde complexe, des principes contradictoires co-existent.
Oui, ce serait un biais en faveur d'un ordre rassurant. Mais on peut aussi être assez "inconsistant" pour maintenir des contradictions tant qu'elles ne se remarquent pas trop.
Ce que je remarque c'est que souvent il y a un ordre sous-jacent invisible (divinité, cabale secrète), et les contradictions sont au niveau réel. C'est peut-être la différence fondamentale entre une approche scientifique et religieuse, la première tente de résoudre les contradictions au niveau réel, quite à avoir un modèle sous-jacent chaotique (théorie quantique, relativité), la seconde a un modèle sous-jacent clair qui implique d'accepter une kyrielle de contradiction au niveau pratique.
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