vendredi 5 janvier 2024

En attendant Gödel

Kurt Gödel (1906-1978) est connu pour avoir été à la fois génial en logique mathématique et pour avoir été fou (il croyait communiquer avec des anges et mourut de paranoïa parce qu'il croyait que toute nourriture était empoisonnée si elle n'était pas préparée par sa femme Adele, voir le livre de Cassous-Noguès). 



Dans ses arguments non purement mathématiques mais philosophiques, Gödel est connu pour avoir défendu un argument ontologique en faveur de l'existence de Dieu (tout aussi peu convaincant qu'ils le sont tous) mais il a aussi défendu dans une lettre de 1961 à sa mère un argument (plus simple) en faveur de l'immortalité du sujet, un argument en faveur d'un autre monde. On aurait pu penser que cette lettre privée n'exprime qu'une simple consolation rhétorique à sa mère de 82 ans mais Gödel n'était pas du genre à être diplomate ou conciliant et l'argument paraît assez cohérent avec ce que Gödel publie et professait publiquement.Gödel avait été élevé dans la religion luthérienne mais disait avoir quitté le christianisme dogmatique et être devenu un théiste qui croyait à l'importance d'un esprit "religieux" mais en dehors des religions organisées (voir plus bas "les religions sont en grande partie mauvaises mais pas la religion"). 

Il se disait sur bien des points un métaphysicien "traditionnel", un Rationaliste dogmatique pré-Kantien, un Leibnizien qui croyait que la rationalité allait avec la thèse métaphysique d'une "téléologie" (le monde doit avoir une harmonie et une finalité) et "l'optimisme" (cette harmonie doit être l'optimisation de ce qui est possible). 

L'argument est assez simple : 

il serait logiquement mieux organisé que toute existence individuelle puisse réaliser tout le potentiel dont elle est capable. 

Or, de fait, elles ne le font pas (et cette finitude ou incomplétude est le mal dont notre existence souffre). 

Donc si l'univers est logiquement bien organisé, il faudra que nous puissions réaliser notre potentiel au-delà de ce fragment contingent et limité de notre existence. 

Ou comme il le dit lui-même dans cette lettre

Si le monde est rationnellement organisé et a un sens (Sinn), alors cela doit être le cas.
Car quelle sorte de sens aurait-il à produire un être (ein Wesen), un être humain avec un champ large de possibilités pour son développement personnel et pour les relations avec d'autres pour ne seulement le laisser accomplir moins d'un millième d'entre elles. 

Sur certains points, cela ressemble un peu à l'argument de Kant dans la Critique de la raison pratique  : nous devrions espérer qu'il nous soit possible de progresser moralement à l'infini (si ce n'est que Kant limite cela à une espérance et à un postulat moral sans aucune affirmation d'une preuve théorique). 

Le texte de Gödel ne mentionne pas explicitement l'infini actuel comme le Progrès indéfini kantien, je crois, mais seulement de pouvoir réaliser toutes ses possibilités avec de nouvelles "relations" entre des êtres au-delà de ce monde-ci. 

Il est probable qu'il ne parle pas ici seulement d'Intelligences autres (les anges) mais bien d'Intelligences humaines qui continuent à réaliser leur potentiel au-delà de leur vie (des humains décédés). Il espérait sans doute pouvoir discuter un jour non seulement à nouveau avec sa mère Marianne (1879-1966) mais aussi avec Leibniz (à qui Gödel attribuait un génie surnaturel). 

Mais la vraie éternité relève sans doute plus pour lui des formes mathématiques nécessaires (Gödel était "Platonicien") que des intelligences contingentes accomplissant nécessairement leur essence (mais l'idée même de temps devient plus complexe dans la courbe fermée de genre temps que Gödel avait proposée comme une solution cosmologique possible à la théorie d'Einstein : Gödel espérait sans doute retrouver l'éternité même dans ce monde). 

Gödel avait un jour résumé sa vision du monde à 14 thèses : 
1. Die Welt ist vernünftig.
2. Die Vernunft im Menschen kann prinzipiell höher entwickelt werden (durch gewisse Techniken).
3. Es gibt syst Methoden zur Lösung aller Probleme (auch Kunst etc.).
4. Es gibt andere Welten und vernünftige Wesen der anderen {und höheren} Art.
5. Die Welt, in der wir jetzt leben, ist nicht die einzige, in der wir leben oder gelebt haben.
6. Es ist unvergleichlich mehr a priori erkennbar als jetzt bekannt ist.
7. Die Entwicklung des menschlichen Denkens seit der Renaissance ist eine durchaus einseitige.
8. Die Vernunft wird in der Menschheit allseitig entwickelt werden.
9. Das formal Richtige ist eine Wirklichkeitswissenschaft.
10. Der Materialismus ist falsch.
11. Die höheren Wesen sind durch Analogie nicht durch Komposition mit den anderen Wesen verbunden.
12. Die Begriffe haben eine objektive Existenz (ebenso die mathematischen Theoreme).
13. Es gibt eine wissenschaftliche (exakte) Philosophie {und Theologie}, welche die Begriffe der höchsten Abstraktheit behandeln.
14. Die Religionen sind zum größten Teil schlecht, aber nicht die Religion.

La thèse 1 (le monde est rationnel) conduit donc à la thèse 5 (ce monde n'est pas le seul). 

Le fait que cet argument nous semble aujourd'hui presque inintelligible et arbitraire rappelle à quel point nous acceptons l'absence de téléologie, la facticité (ou ce que certains appelaient plus "dramatiquement" l'absurdité au sens d'une absence de "Sens"). 

Il est ironique que celui qui est si souvent associé à une crise de la rationalité avec la preuve d'une impossibilité de démontrer toutes les vérités arithmétiques dans la un système formel cohérent d'axiomes (Second théorème d'incomplétude de l'arithmétique) soit aussi celui qui ait le plus cru encore dans un rationalisme a priori qui paraît si désuet. 

Sur le même sujet, voir Le souvenir de l'éternité (sur les fonctions de l'éternité pour fonder l'épistémologie et le concept d'autonomie), Aristote sur la meilleure des vies et la contemplation de l'éternité et l'argument ontologique "minimal"

6 commentaires:

Guillaume a dit…

J'imagine qu'en disant le trouver peu convaincant, ça ne signifie pas nécessairement que tu as en tête une critique précise, mais je serais quand même curieux de savoir si tu peux développer tes réticences quant à l'argument ontologique de Gödel. De mon côté, c'est une des versions qui m'a toujours laissé pensif (mais j'avoue ne pas être fermé aux arguments ontologiques en général, même si certaines variantes me semblent presque stupides). D'ailleurs, je crois avoir lu quelque part une critique de cet argument par Oppy qui, elle, m'avait en revanche semblé particulièrement vaseuse -- cela dit, j'ai largement oublié les arguments d'Oppy...

Phersv a dit…

Le lien était en effet vers la présentation par Graham Oppy et c'est donc lui que je suivais. Je ne vois toujours pas en quoi la notion de "propriété positive" permet d'éviter l'impression de circularité de l'argument (si la propriété d'être Dieu implique nécessairement d'exister, alors Dieu existe nécessairement). L'argument est valide si on admet tous les axiomes mais je ne vois pas pourquoi on devrait poser ces axiomes. Et si on admet la version de l'"argument ontologique minimal" (Dieu veut en fait seulement dire "la réalité"), alors l'argument devient convaincant mais trivial.

Guillaume a dit…

Merci. C'est vrai que je n'étais pas allé voir ton lien comme je connaissais déjà l'argument ontologique de Gödel. Je pense que la critique d'Oppy que j'avais lue n'était pas dans l'article de la SEP (que j'avais dû lire aussi, cela dit). Dans mes souvenirs embrumés, je crois que la notion de circularité (question-begging) d'Oppy m'a toujours posé problème : quand, par exemple, il répond à un argument ontologique de Gale et Pruss en disant que le non-théiste n'a aucune raison d'accepter telle de leurs prémisses, parce qu'une fois qu'il a pris connaissance de leur argument, il comprend pleinement cette prémisse en se rendant compte qu'elle implique une proposition qu'il a par ailleurs de bonnes raisons de refuser, ça me semble extrêmement étrange. En lisant ça, je me souviens m'être dit que ça semblait condamner par avance tout argument déductif valide... J'ai vu plus tard que c'était précisément ce que lui répondaient Gale et Pruss.

Il me semble que j'avais lu quelque part une première tentative de sa part pour réfuter l'argument de Gödel par un moyen analogue, ce qui me semblait donc franchement inacceptable.

Phersv a dit…

Dans les tentatives de clarifier l'argument ontologique, la version de Gödel est intéressante mais celle de Leibniz est peut-être plus claire encore : montrons d'abord que les propriétés d'omniscience, de bonté et d'omnipotence sont cohérentes avec le monde tel qu'il est.

Dans la présentation d'Oppy, l'Axiome 3 (La propriété d'être "divin" (God-like) est positive) peut déjà paraître difficile à concéder par l'Insensé.

JeFF a dit…

je suis tombé l'année dernière (...) sur divers textes publiés par Pau Jorion sur son site, textes qui annonçaient des critiques, voire des réfutations à venir, de la démonstration du théorème d'incomplétude. Par exemple :
https://www.pauljorion.com/blog/2023/10/03/xxve-congres-mondial-de-philosophie-un-reexamen-du-theoreme-dincompletude-de-godel-yu-li/

Le style de Jorion, et mon éloignement ancien déjà des mathématiques, ne me permettent pas de juger de la pertinence de ces publications. Je suis preneur de tout avis :)

Phersv a dit…

Je ne suis pas assez compétent en logique mathématique pour juger les arguments de Yu Li donc ce qui suit n'est qu'une opinion (d'ailleurs assez proche de l'opinion défendue par ChatGPT dont se moque Jorion ici).

Mais je dois avouer que j'ai des préjugés contre Paul Jorion parce qu'il se dit adepte de la psychanalyse lacanienne (ce qui est un bon guide d'imposture en général). Je redoute que Jorion ne soit pas le polymathe génial dont il parle mais plutôt un sophiste (quand même moins escroc qu'Aberkane, bien sûr). Mais ce n'est qu'un préjugé de ma part.

A ma connaissance, le théorème d'incomplétude est un théorème et on ne peut pas réfuter un théorème. Il est donc *valide* dans la logique classique (logique "du premier ordre" qui ne quantifie que sur des individus). Il démontre seulement que *tant qu'on est dans cette logique du premier ordre*, dans tout système logique consistant (non-contradictoire) assez fort pour contenir assez d'axiomes de l'arithmétique alors la consistance de ce système ne peut pas être démontrée dans ce système. Gödel n'exclut donc pas qu'on puisse avoir d'autres logiques différentes où ce théorème ne s'applique plus, mais ce n'est pas une réfutation en logique classique du premier ordre. Je ne connais pas en revanche les arguments précis de Zermelo et de Turing auxquels elle fait allusion.