dimanche 2 février 2025

Fragmentation politique

Selon l'historien du capitalisme récent Quinn Slobodian, une des obsessions des grands idéologues libertaréactionnaires actuels est l'idée de fragmentation. 

L'ordre étatique ou des accords inter-étatiques du droit international sont vus comme des obstacles pour les capitalistes et il ne faut pas seulement noyer les Etats mais multiplier une concurrence de nouveaux quasi-Etats ou pseudo-Etats pour contenter le prétendu "anarcho-capitalisme" (qui est aussi dans le cas de certains un "narco-capitalisme"). Les zones spéciales ou enclaves permettraient alors un Etat d'exception permanent en exceptions contre les Etats. 

Le droit international est l'extension du droit maritime, des eaux territoriales. Peter Thiel veut financer des "utopies" randiennes off-shore. avec des "pieds-à-mer" et zones extra-territoriales. Tout ne serait plus qu'archipel en oubliant toute terre. La Mer que le thermo-capitalisme contribue par ailleurs à acidifier et désertifier en Mer artificialisée. Cette Mer Gaste devient le lieu rêvé de ces piratrolls anti-taxe. La techno-féodalité rêve de stations spatiales, de châteaux-îles et de colonies sans sol. Ces prétendues "arcologies" sont des zones de séparation pour supprimer toute autonomie politique effectives.

Les cryptos servent le même but, non pas seulement la désintermédiation des banques mais aussi une idéologie de destruction d'un ordre étatique par la fin des devises fiduciaires (la devise virtuelle a ainsi remplacé l'ancien fétichisme de la droite pour un retour à une source naturelle métallique). La confiance en des structures communes sera ainsi remplacée par une méfiance généralisée, un état de nature hobbesien ; un monde de personnes morales en contrats privés sans aucun contrat social.

La destruction de l'ordre international à laquelle nous assistons fait donc partie d'un moment de ce processus. Il y a certes eu un conflit parmi tous ces réactionnaires entre les nationalistes (et xénophobes qui veulent étendre leur Etat-Nation) et l'aile minarchiste (démophobes, qui veulent détruire les Etats-Nations au profit d'un Marché dé-nationalisé et dés-étatisé), mais  Slobodan Quinn rétorque que les deux bords se réclamaient en fait de différentes parties de Hayek. Bannon ou Douthat (qui prétendent jouer en ce moment la carte pseudo-tribunitienne de la plèbe contre l'oligarchie) n'auront pas plus de succès que les SA dans leur compétition interne contre les techno-féodaux comme Musk et Thiel.

La coalition de Trump réunit (comme le fait remarquer Heather Cox Richardson) à la fois une aile théocratique (paléo-conservatrice dans certaines priorités du projet 2025), une référence ethno-nationaliste qui est le seul élément "populiste" et le soutien des techno-féodaux devenus leaders ploutocrates de tous les libertarés.

Il est difficile de faire la part chez Trump de ce qui relève de simples bluffs de trolls et d'intentions légèrement réalisables. La Realpolitik doit aussi laisser une place à une indétermination psychiatrique. J'avais d'abord cru que les propos d'annexion sur le Groenland n'étaient que des plaisanteries répétitives visant plus la base nationale (la rhétorique de Trump est un rituel de mantra qui n'a plus d'autre but qu'elle-même, comme lorsqu'il faisait l'éloge du cannibalisme à chaque rassemblement pendant la campagne : ses partisans trouvaient cela drôle comme des rimes sans raison). Il y avait aussi le but de détruire l'Atlantisme et les alliances, pour plaire aux clients dictateurs. Mais une fonction de ces formules violentes est aussi plus profondément d'installer un nouvel état de crainte où les puissants peuvent tout se permettre en l'affichant au grand jour. Au lieu de feindre le consensus, on récompense la brutalité unilatérale. L'idéalisme formaliste du droit international est piétiné comme une fiction qui n'a plus d'utilité face à la cupidité rapace des milliardaires.

La révolution reaganienne paraît rétroactivement un entraînement presque timide. Reagan disait que l'Etat était un "problème". Musk a dit que les fonctionnaires sont l'ennemi. Pour une fois, l'alternance n'est pas faite pour prendre possession du gouvernement pour infléchir dans telle direction sa politique. Pour le techno-bro, c'est une OPA hostile et le but est de démanteler, dépecer la concurrence qui prétendait les réguler, pas de l'optimiser.

1 commentaire:

賈尼 a dit…

Lucide et terrifiant.