mardi 18 février 2025

Voyages dans le temps dans Spirou (2)

Il ne faut pas chercher une cohérence dans l'univers de Spirou sur ses bientôt 88 ans. En avril 1938, quand Rob-Vel le crée, c'est une histoire complètement nonsense et presque post-moderne par anticipation où il est un personnage de bd devenu réel quand Rob-Vel jette de "l'eau de vie" sur le dessin. Ses premières histoires sont des gags d'une page de Rob-Vel où l'espiègle Spirou est vraiment un groom dans l'hôtel Moustique et ensuite le personnage est repris par le Belge Jijé (Joseph Gillain 1914-1980) qui faisait déjà des histoires plus réalistes avec le personnage d'enquêteur Jean Valhardi. Mais on remarque que dès le début, Spirou peut avoir une conscience qu'il est un personnage de BD et que c'est ainsi qu'il va devenir par la suite un rédacteur du périodique qui porte son nom, via Fantasio.

A partir du retour de Spirou à la Libération en 1944, Jijé relance une histoire plus fantastique où il introduit en effet dans la bd Fantasio en vieux camarade de Spirou. Fantasio est un personnage qui était auparavant uniquement un des rédacteurs imaginaires de l'hebdomadaire, un nom de plume pour le rédacteur en chef Jean Doisy (alias "le Fureteur", parfois représenté en furet) mais aussi une marionnette qui répondait à Spirou dans une adaptation théâtrale. Fantasio prend alors l'apparence du personnage de comic américain Dagwood Bumstead (dans Blondie) mais il jure alors comme Captain Hadock (créé en 1941). Hadock rendait Tintin plus humain et lui vole la vedette et il arrive un peu le même destin au faire-valoir comique qu'est Fantasio. Au début, Fantasio est bien plus grand et semble plus âgé ou plus bourgeois que le très jeune Spirou. Cette différence disparaîtra plus tard mais Fantasio restera toujours plus irascible et nerveux que Spirou.

Le voisin d'immeuble de Fantasio, le professeur Aristide Cosinus (Tryphon Tournesol ?) leur propose alors d'essayer son invention qui "capte des ondes du passé" et leur permet d'interagir avec des émanations complètement réalistes en 3D. Ce n'est donc pas censé être strictement une machine à voyager dans le passé mais cela revient à peu près au même puisque ces réalités peuvent même toucher ou saisir Spirou, Fantasio et Spip. 


Ils vont aller visiter successivement des aurochs préhistoriques, les Gaulois (ou plus exactement des Belges nerviens), Napoléon, Jules César, le Moyen-Âge, avant que Cosinus réussisse enfin à les ramener. 

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Par coïncidence, cet irréductible chef nervien de 1944 (c'est peut-être le chef Boduoguat ?) ressemble beaucoup à Asterix créé 15 ans après : braies rouges, débardeur noir aux bras nus, casque ailé (ce qui, on le sait, est plus scandinave que celtique), longues moustaches, glaive sur le côté. Il ne manque que la gourde de potion magique. Albert Uderzo avait-il un souvenir inconscient de cette aventure de Spirou s'il a pu la lire en album (il travaille à Bruxelles en 1950 et Goscinny aussi devient ami de Jijé lors du séjour américain du studio de Marcinelle de 1948-1950)  ? Une autre coïncidence est que le chef nervien fait directement une analogie entre l'invasion romaine et l'Occupation en demandant si Spirou appartient à une "Cinquième Colonne" des Romains. 


Au retour de Spirou au présent (nous sommes en 1945), il est épuisé et rêve que le Professeur Cosinus le renvoie cette fois dans un futur qui ressemble à la froideur métallique de Metropolis

Spirou montre sa carte d'identité qui dit qu'il est né en 1938 à Marcinelle. Un savant lui dit que le calendrier a repris après la grande catastrophe de 1950. Cette date de 1950, seulement 5 ans dans le futur, rappelle que dans la réalité Jijé (qui avait été arrêté brièvement à la Libération pour avoir continué de travailler pendant la Guerre mais avait été libéré grâce aux faits de Résistance de Jean Doisy) devait vraiment être très inquiet : l'exil américain venait du fait qu'il pensait à l'imminence d'une nouvelle guerre et ne voulait pas revivre ces expériences. 

Dans le futur (qui semble situé seulement deux décennies dans l'avenir), Spirou retrouve Fantasio (devenu le professeur Zio, qui a perdu sa forme longiligne), Tif et Tondu (première version, celle du dessinateur Dineur) et tout son journal, qui s'appelle maintenant "Spirspip". Il rencontre même son propre dessinateur Jijé devenu vieux. Le magazine s'est choisi une nouvelle mascotte, un second groom qui est brun et non plus roux et porte un chapeau bien plus long comme un haut-de-forme ou une toque. Le symbole du siège du magazine Spirspip fait penser au globe géant au sommet du Daily Planet de Superman mais j'imagine que c'est une coïncidence car il est peu probable que Jijé (qui adapta certes certains strips de Superman) ait vu ces dessins en 1944.

On a ici une rencontre historique entre Spirou et son homologue du futur Spirspip (le vieil homme qu'on voit à côté est Jean Doisy le Fureteur). Pour un amateur de comics, cela ne peut pas ne pas faire penser aux rencontres entre personnages de l'Âge d'Or (Earth-2) et de l'Âge d'Argent (Earth-1) dans les comics DC à partir de 1961 (d'ailleurs Superman est traduit dans Spirou à cette période sous le nom de "Marc Costa, l'Hercule Moderne").  


Spirou est Spirspip sont appelés pour lutter contre un bombardement aérien des Martiens. Spirou est scandalisé que la Terre ne connaisse toujours pas la paix et on lui explique que la Terre s'est certes unie mais seulement contre l'ennemi commun des Martiens. Pendant la bataille aérienne, Spirou tombe et se réveille. Ce n'était qu'un rêve et l'histoire reprend aussitôt de manière plus "réaliste" avec un gang de kidnappeurs. 

La première partie avait été un voyage vers le passé mais la seconde est plus fantaisiste et réduite à un rêve de Spirou. En tout cas, dans le Multivers Spirou, il y a bien une Terre possible où le monde a été ravagé par la Troisième Guerre mondiale dès 1950 et on sent dans cette histoire de début 1945 (alors que le Reich n'est même pas encore tombé) que l'exubérance de la Libération n'a pas duré très longtemps. 

Ces histoires de Jijé ne sont sans doute plus "canoniques" (pour autant que ce terme a un sens dans la BD franco-belge qui n'applique pas le "principe de continuité") comme tout l'univers de Spirou eut une sorte de reboot avec l'arrivée d'André Franquin (Dupuis laisse toute la période des dix premières années Robvel-Jijé dans des archives uniquement pour collectionneurs, et même les premiers épisodes de Franquin, qui n'ont pas tous très bien vieilli, ne sont que dans des hors-série). 

Mais si Franquin aime bien mettre un peu de SF loufoque ou des dinosaures, il ne va pas réutiliser (autant que je me souvienne) le voyage dans le temps. 

(à suivre)

1 commentaire:

Unknown a dit…

Quand Spirou n'était pas encore un ersatz de Tintin!