"Come Rain or Come Shine", d'Harold Arlen (1946), chanté par Ray Charles (1959)
Bien que nous soyons pressés, impatients et peu concentrés, nous ne lisons pas assez de nouvelles. J'ignore pourquoi. Peut-être sommes-nous insatisfaits d'investir du temps autour du contexte fictif si on a pu l'épuiser en une seule lecture ? Les éditeurs redoutent même le genre, qui se vend mal (en moyenne 25% de ce qu'un auteur réussit à attirer d'habitude), et ils déguisent parfois les recueils pour que le lecteur occasionnel ne les identifient pas trop facilement (c'est un problème pour la science-fiction, littérature d'idées particulièrement adaptée à la nouvelle).
Il avait déjà tenté une expérience musicale dans le scénario de cinéma The Saddest Music in the World (2003), qui fut largement modifié par le réalisateur. Dans une interview, il dit qu'il n'y a pas de roman, simplement un "album" :
"I don't like these musical analogies, because it sounds wildly pretentious. Maybe it's better to say it's more like an album, and you don't sometimes want a track released as a single."
Le premier morceau, "Crooner", se déroule autour d'un guitariste d'origine polonaise, Janeck, à Venise, alors qu'un ancien chanteur veut faire une sérénade pour son épouse, élégie tendre sur le passage du temps et sur l'amour où une joyeuse tristesse peut cohabiter avec des affections contradictoires. L'immigré polonais a été assez désynchronisé par l'Europe de l'Est pour mieux saisir le charme désuet du Crooner et pour ne pas entièrement comprendre un rythme accéléré qui semble presque déshumaniser.
Le second mouvement, "Come Rain or Come Shine" reprend le thème sous un air bien plus humoristique et même une farce qui ferait presque penser à du Wodehouse (un incident insignifiant qui enfle subjectivement en une catastrophe irréversible avant de se désamorcer). Le narrateur, Anglais de retour d'expatriation, qui semble assez complaisant, doit essayer de communiquer avec la femme de son ami sans avoir le droit de parler de leur passion commune pour la musique, comme c'est le seul domaine de complicité où il pourrait éclipser son ami. Et la chanson titre résume bien la tonalité nocturne d'Ishiguro :
We were especially pleased when we found a recording - like Ray Charles singing 'Come Rain or Come Shine'- where the words themselves were happy, but the interpretation was pure heartbreak.
"Malvern Hills" a un troisième couple vieillissant de chanteurs suisses face à un jeune chanteur britannique. Le site y est plus important puisqu'il s'agit des collines en s'approchant du Pays de Galles qui joue un rôle dans l'univers du compositeur Edward Elgar. L'humour reste présent mais les thèmes des potentialités et des petits déchirements quotidens ont une mélancolie plus discrète que dans les autres textes.
"Nocturne" reprend l'épouse divorcée du premier récit et un musicien de jazz qui ne réussit pas à percer, comme dans le troisième récit. La rencontre grinçante après une opération de chirurgie esthétique les confronte dans l'hésitation entre les apparences superficielles sous les bandages et les émotions tues sous la musique. Il s'est fait opérer parce que sa femme l'a quitté et qu'il espère que ce changement pourrait lui permettre enfin d'atteindre son potentiel ou du moins la renommée. Elle se fait opérer parce qu'elle craint de n'avoir que cela pour vivre dans un monde où elle n'est plus que l'ombre des célébrités qu'elle a connues. C'est sans doute le texte le plus cruel et le portrait des ambitions américaines semble plus violent que les petits chagrins européens.
L'histoire de conclusion, "Cellists" revient sans doute à Venise et peut-être au même narrateur que dans le premier texte. Le violoncelliste hongrois Tibor a l'impression de vraiment développer son art au contact d'une étrange touriste américaine qui se présente comme son mentor. Mais cette musique de succès virtuels doit aussi concilier avec le retour à une réalité prosaïque. Ici aussi, le Rideau de Fer tombé semble être une métaphore pour la coexistence de plusieurs temporalités en Europe.
Le ton d'Ishiguro refuse en fait d'être directement esthétisant. Les narrateurs et les personnages ont une conversation très simple et sans fioritures, même s'il leur arrive de devenir plus émus en parlant de musique que de leurs propres sentiments personnels. L'unité des occasions perdues, du vieillissement et des rêves déçus finit par affecter le lecteur bien qu'il soit conscient de ce jeu.
Et il est particulièrement poignant qu'un romancier aussi "accompli", qui a déjà écrit des chefs d'oeuvre et qui disait qu'il était inquiet car les chefs d'oeuvre s'écrivent avant 40 ans et qu'il n'a plus qu'une poignée de livres en lui, puisse avoir une empathie aussi profonde vis-à-vis de la fragilité d'une vie, de toutes ces petites morts et ces espérances avortées. Comme il le dit dans l'entretien, "Qu'est-ce que la vie après le potentiel ?"
Par ailleurs, je crois que Mme Penchard peut réaliser son potentiel dans d'autres domaines sans doute, s'il n'est pas trop tard.
2 commentaires:
Je crois que la nouvelle est un genre épuisant pour le lecteur: beaucoup d'affects en peu de temps, une grande claque, et il faut remettre ça, parce qu'en plus ça se vend en recueil, il faut en lire plusieurs à la suite.
Le problème ne serait alors pas seulement la rapidité de chaque texte mais l'impression de changement de rythme ou de contrastes. En ce sens, la nouvelle se rapprocherait alors plus de la poésie où la forme courte a dominé depuis longtemps avec le déclin du genre épique.
Mais c'est quand même un paradoxe que les livres augmentent de plus en plus leur taille moyenne alors que la culture n'a pas l'air d'habitude de favoriser vraiment l'endurance ou la concentration.
Les périodiques ne semblent pas vraiment continuer les feuilletons en dehors de quelques expériences temporaires l'été.
Charles Stross en avait parlé pour le cas particulier de la SF : un doublement en moyenne du nombre de caractères dans les années 90. Le paperback est devenu épais.
Les éditeurs de science-fiction poussent de plus en plus leurs auteurs à allonger leurs romans (parce qu'un cycle se vend mieux que des romans isolés, c'est une promesse d'un contexte fictif plus développé).
Le genre intermédiaire de la "Novella" (qui était publiée parfois dans un Roman double de deux auteurs dans les années 60) a aussi décliné. Il n'y a plus qu'une partie des amateurs qui en lisent encore dans des magazines spécialisés.
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