dimanche 13 novembre 2011

[JDR] Cadres, Personnages & Récits



Un défaut bien connu du monde de Glorantha est que la quantité de matériel accumulé devient tellement énorme qu'il risque de devenir inaccessible aux nouveaux joueurs (voire aux anciens). Glorantha ne serait plus qu'un univers fictif qui n'intéresserait que des Meneurs de jeu explorant les textes ésotériques de Greg Stafford et une poignée du "Public Captif" des fanatiques fidèles de la secte. (Voir Imaginos pour sa distinction entre jeu "immersif" dans un monde et monde "submersif/dispersif")

Ron Edwards, l'ancien animateur principal de "la Forge", montre un renversement auquel je n'aurais pas pensé dans son nouvel article "Setting and Emergent Stories".

Edwards avait distingué dans plusieurs articles sur la théorie du jeu de rôle le Narrativisme (on joue pour construire un récit) du Simulationnisme (on joue pour représenter par des règles une réalité cohérente) et le Ludisme (on joue pour résoudre des défis ou des oppositions).

Ici, Edwards opppose les jeux à Récit préalable (Story Before) et les jeux à Récit maintenant (Story Now; si on voulait plus jargonner on pourrait dire "prodiégèse" et "endodiégèse" ?). Les jeux à Récit préalable font l'objet d'une préparation par le Meneur (il doit écrire le cadre + le scénario) pour insérer le personnage-joueur dans ce Récit pré-construit. Les jeux à monde complexe peuvent donc souvent pousser à ces jeux à Récit préalable, le Narrateur assimile le cadre complexe et tente de le faire apprécier aux joueurs pour qu'ils s'y "immergent".

Au contraire, Ron Edwards fait remarquer que le jeu Heroquest, malgré toute la complexité de Glorantha, pousse plutôt vers un "jeu à Récit maintenant".

Par exemple, le Meneur de Jeu n'a aucune histoire "préalable" ou de projet de départ en dehors d'un accord sur le lieu. On ne part que d'un cadre très local, les joueurs créent non seulement leur personnage puis le groupe social de ce cadre particulier avec certains des éléments de départ (par exemple avec le récent Générateur de Clan de Sartar). Ensuite le MJ doit s'adapter de manière plus "coopérative" ou interactive pour faire émerger un Récit à partir de ces éléments au cours même du jeu. La connaissance du cadre général peut aider le MJ à inventer plus de détails mais l'idée est plutôt que les personnages transforment le cadre, au lieu de s'y insérer.

[L'exemple (dont j'avais parlé cet été) de la campagne de la Dernière Flotte de Lowell Francis où les joueurs ont créé entièrement l'univers en cours de jeu, ou bien celui du jeu de SF récent Diaspora, montrent bien comment cela peut fonctionner.]

Un effet est que les clichés du jeu de rôle changent. Au lieu d'un rassemblement hétéroclite d'individus isolés venus de tout le cadre général (des "Aventuriers"), on a des personnages reliés entre eux par un cadre local (clan, village, culte, etc.). Or Glorantha, par son relatif "conservatisme" (presque toutes les sociétés émergent à peine de catastrophes qui les ont "repliées" les unes sur les autres), favorise de plus en plus des groupes plus "cohérents" ou de solidarités organiques, à la place des équipes-Zoos "tokenist" de la fantasy avec des races venues des quatre coins du monde.

J'y vois plusieurs avantages. Glorantha a la réputation d'être un monde où le MJ s'amuse plus que la plupart des joueurs, puisque le plaisir geek de "recherche" pour entrer dans le monde semble supérieur à la perplexité du joueur moyen qui n'aurait pas fait ces efforts.

De plus, quand je suis joueur, j'ai aussi envie de pouvoir un peu co-créer au lieu d'être un consommateur/spectateur passif du MJ (et cela depuis au moins qu'Ars Magica m'a fait comprendre ce mode de jeu).

L'idée que le monde Glorantha, le symbole même d'un cadre fictif incroyablement développé, puisse au contraire mieux se prêter à un jeu moins préparé, plus "Récit Maintenant" grâce au système Heroquest est paradoxale mais vraiment intéressante.

Au contraire, la présentation classique de Runequest conduisait plus à un jeu simulationniste où on pourrait créer des personnages sans aucun lien préalable en dehors des histoires qui se construiraient. Le vieux supplément Genertela: Crucible of Hero Wars proposait même (de manière "simulationniste") de créer un personnage en tirant complètement au sort la région d'origine, ce qui aurait favorisé les groupes hétéroclites d'Aventuriers plus exotiques. La "philosophie" des deux systèmes de règles, Runequest et Heroquest, seraient alors assez opposées, malgré le monde commun.

Mais RuneQuest avait aussi créé dans ce même supplément ces très ingénieux textes, "Ce Que Mon Père m'a Dit", introductions subjectives qui permettaient à chaque joueur d'entrer directement dans un seul point de vue limité sur Glorantha. Comme le disait Jonathan Tweet, les "Ce Que Mon Père m'a Dit" ont aussi introduit une sorte d'Ironie dans le jeu de rôle puisque chaque joueur devait apprendre en cours de jeu que les croyances de son personnage étaient en fait des perspectives limitées qu'il devait éventuellement dépasser. Le contexte ne servait pas à enfermer le personnage mais à l'intégrer dans un point de départ à enrichir ensuite.

Mais la présentation par Ron Edwards insiste sur le fait que les joueurs se construisent un passé, des relations communes, des raisons pour être ensemble et une "Amorce" de complication (ce qu'Edwards appelle "Kicker" et "Bangs") pour lancer le premier scénario.

Il serait intéressant de comparer cet article à celui de Zak Sabbath. Zak y défendait que les jeux de rôle Do It Yourself seraient plus "existentialistes" grâce à l'absence de préparation sur les personnages (les personnages sont définis par leurs oeuvres en cours de jeu et non par un cadre social pré-existant, ils sont fondamentalement des pages blanches qui se font eux-mêmes par leurs choix).

C'est ici une opposition entre deux idées sur le récit : le "Récit Maintenant" de Ron Edwards émerge de la préparation des personnages, alors que dans "l'existentialisme" de Zak Sabbath, le Récit est directement la construction graduelle de ces personnages à partir de choix et improvisations dans le jeu. Les deux modèles "Story Now" et "Do It Yourself" sont aussi centrés sur le Récit et sur le Personnage, mais n'ont donc pas le même ordre d'élaboration : chez Edwards, les joueurs vont du Personnage au Récit (en réduisant le Récit préalable à l'arrière-fond créé pour chaque personnage) alors que chez Zak Sabbath, les joueurs vont de leurs choix vers le Récit du Personnage (en minimisant encore plus tout background préalable).

Ils n'ont pas non plus les mêmes proportion de "simulationnisme" et de "ludisme", puisque Zak aime des exercices d'improvisation d'imagination, fondés sur des tables aléatoires, alors que le modèle principal de la Forge préfère souvent parler de "négociations" entre les participants (ce qui rend parfois leurs jeux si peu "intuitifs" d'un point de vue simulationniste habituel).

4 commentaires:

Rappar a dit…

Cher Phersv je représente PTGPTB, version française de Places To Go People To Be (l'australien, pas le blog de l'imitateur qui usurpe la popularité historique du premier) ;)

Ce post m'interpelle parce que tu cites Ron Edwards, et Zak Smith/Sabbath, que l'on traduit, et on cherche des gens qui nous aideraient à trier le bon grain de l'ivraie dans leurs oeuvres... :) Pourrais-tu me contacter en MP à ptgptbvf chez free point fr pour en discuter steup? :)

Phersv a dit…

Oui, avec plaisir, j'écris dès que je serais ressorti de ce paquet de copies qui n'en finit plus. :)

Héort a dit…

> Par exemple, le Meneur de Jeu
> n'a aucune histoire "préalable"
> ou de projet de départ en dehors
> d'un accord sur le lieu.

Sans doute peut-on avec succès pratiquer HQ2/Glorantha de cette manière, la façon dont les personnages sont conçus et les actions résolues incite en effet les joueurs à proposer activement des pistes pour développer une histoire collectivement.

Ceci dit, depuis trois ans, j'ai fait jouer à divers groupes la campagne de Sartar:KoH, qui est tout de même très cadrée, très écrite, et ça marche aussi. Pour deux raisons.

1) Depuis que je lis et fais jouer les scénarios écrits par Jeff Richard, je dirais qu'il y a une manière d'écrire les aventures gloranthiennes qui les rend accessibles aux néophytes, en faisant passer énormément de feeling gloranthien par le biais de descriptions développées de personnages, de mythes, d'intrigues qui ont beaucoup d'ampleur, qui sont à la fois faciles à mettre en œuvre pour le MJ et fortement connectés à la grande histoire des Hero Wars sans noyer les PJ dans des tonnes de détails. Richard a développé une sorte d'efficacité, d'économie narrative, qui me paraissent franchement bienvenues dans les productions gloranthiennes.

2) Mais le système de jeu y est aussi pour quelque chose, c'est vrai. En fait, la force des règles de HQ2 à la sauce Sartar (hu hu) tient au fait qu'elles donnent beaucoup de liberté aux joueurs pour agir *et* réagir à des choses préalablement écrites. L'enjeu des parties, plutôt que "est-ce qu'on va arriver à gagner, i.e. à relever le défi du scénario?", c'est souvent beaucoup plus "comment on va y arriver?" - i.e. en gagnant quoi et en perdant quoi? Et la réponse à ça c'est bien autre chose que des points de vie: ça peut être un changement de nature du personnage via la perte d'une capacité ou d'une relation, par exemple, ou des conséquences négatives pour le clan... tout cela entraînant automatiquement de nouveaux développements au lieu de signifier la fin de la partie pour le personnage...

Phersv a dit…

Oui, entièrement d'accord sur cette idée d'efficacité ou d'économie. Cela rappelle qu'une histoire et un contexte très préparés peuvent susciter ensuite de nouvelles créations au cours du récit.

Je n'ai toujours pas regardé la campagne Kingdom of Heroes mais des éléments comme la création du clan sont à la fois des créations narratives des joueurs susceptibles de donner des évolutions et des pistes préalables au jeu.

Mais il y a aussi un autre effet des règles de HQ sur les relations que tu remarques.

On reproche parfois aux JDR de gérer avant tout la victoire sur des obstacles externes (combat, en gros) et non pas vraiment le fait que des personnages (et leurs proches) puissent évoluer ou se révéler des choses nouvelles sur eux-mêmes ou sur leurs groupes. Ce genre de quête (qui est plus proche des romans) devient assez jouable dans l'esprit de Heroquest.