Je me sens honteux et coupable de trouver ce genre de vidéo si drôle. Est-ce la transgression de voir tant de peine avec si peu de raisons ? Cela finit presque par relativiser tous les déchaînements d'émotions publiques.
Ce serait presque comme de rire du masochisme d'une personne battue, mais à l'échelle de tout un peuple. Et on ne peut s'empêcher de se demander qui parmi eux ressent vraiment une crainte du futur (comme Chostakovitch qui raconte dans ses mémoires qu'à la mort de Staline il fut surpris d'éprouver plus de terreur que de soulagement, comme si on préférait toujours le mal déjà connu) et qui n'est là que dans l'espoir de ne pas être dénoncé par ses voisins ou ses proches.
Mais via Hady Ba, cette analyse détaillée de l'idéologie Juché insiste sur une dimension d'infantilisation à laquelle je n'avais jamais pensé.
La dictature totalitaire coréenne ne fait pas que comparer de manière seulement vaguement paternaliste le chef à un Père de la nation. Elle va plus loin en disant que les Coréens seraient le peuple de l'innocence, un peuple particulier d'enfants trop purs, trop vertueux qui ont donc besoin d'une figure divine qui assume une fonction parentale pour se salir les mains à leur place et faire face au reste du monde, de race impure.
Car le Juche nord-coréen n'est pas qu'une religion nationaliste ou une monarchie héréditaire théocratique (on prête des pouvoirs surnaturels à la dynastie et surtout au fondateur, on n'est clairement plus dans la dialectique matérialiste marxiste ni maoïste), c'est aussi une idéologie raciste qui oppose la race "trop" pure aux étrangers qui sont des peuples de Démons vicieux venus corrompre les bons Coréens.
Add. Cela n'a pas directement à voir mais (via), un argument intéressant de Ruwen Ogien contre le "retour de la morale à l'école".
Ogien est un Libéral moral (c'est-à-dire un pluraliste sur le Bien, qui refuse aussi toute idée kantienne d'un Devoir envers soi-même). Il serait opposé à toute propagande d'Etat sur les moeurs mais il ajoute que le vrai but de cette initiative est aussi une "guerre culturelle contre les pauvres" : dire que les problèmes sociaux viennent en fait de défauts moraux dont les pauvres seraient donc moralement responsables (et les textes du médecin conservateur britannique Theodore Dalrymple, qui utilise une version de Sartrisme contre l'irresponsabilité individuelle, me semblent souvent aller dans cette direction).
Add.2 Kim Jong-il donnait des consignes aux réalisateurs :
Urging filmmakers to adhere to a “speed campaign,” Kim also demands that they hew to “the Party’s monolithic ideological system”—a phrase repeatedly and approvingly invoked.Est-ce une erreur de traduction ou bien utilisait-il vraiment "monolithique" de manière positive et au premier degré ? (Je ne parle même pas du terme "système idéologique" qui normalement chez Marx désigne une croyance créée pour justifier la domination sociale)
Add.3
Kim Jong-un (qui aurait environ 28 ans, on ne sait pas exactement) va vite devenir un symbole de cette infantilisation dans le despotisme. MightyGodKings nous donne les sous-titres.
11 commentaires:
Il y a eu une erreur de traduction quelque part. Sur la vidéo, ce que l'on voit, c'est la réaction du Koréen moyen à l'annonce du décès de Steve Jobs.
Je m'attends déjà à un mème viral où on recyclera la même réaction pour n'importe quelle vétille (du genre : "Villepin annonce que finalement il ne se présentera pas" ou "Apple annonce un report de la nouvelle version d'iPad").
Les foules en larmes à la mort de Khomeini en 1989 pouvaient laisser perplexe mais je ne crois pas qu'on avait (autant) la même réaction amusée en Europe. Khomeini était pourtant aussi proverbial comme archétype.
Il doit donc y avoir d'autres causes à notre amusement. Est-ce par une forme de racisme sur les Asiatiques toujours soupçonnés de plus de conformisme ?
on ne peut s'empêcher de se demander qui parmi eux ressent vraiment une crainte du futur et qui n'est là que dans l'espoir de ne pas être dénoncé par ses voisins ou ses proches
Je pense qu'ils sont sincèrement tristes et terrorisés. Ma mère m'a raconté les larmes versées par les Hongrois à la mort de Staline, et ce n'étaient pas des larmes de crocodiles.
Certains qu'on voit devant les caméras sont peut-être quand même des partisans choisis (un peu comme la sélection des personnes admises aux déplacements de Notre Président).
Mais il peut y avoir aussi une sorte de mécanisme où (même quand on n'avait pas d'affection pour le Grand Leader), on doit s'angoisser en se disant qu'on avait cristallisé tous les problèmes sur la personnalité d'un individu et on se rend soudain compte que la situation ne va en fait pas s'améliorer sans lui. Chostakovitch décrit une sorte de sentiment de vide où il ne savait plus à qui en vouloir (il a éclaté en sanglots alors qu'il avait souhaité cette mort plusieurs fois - peut-être aussi une sorte de déplacement de culpabilité).
On voit clairement sur les images que les groupes sont conduits et placés (de façon méticuleuse) par un chef. Que les personnes se prosternent de la même manière et de façon synchrone. Que beaucoup regardent à droite et à gauche pour savoir ce qu'ils doivent faire : le contrôle social jusqu'à la folie.
Quel malheur !
Et il y a beaucoup d'uniformes en effet dans cette foule. Je ne saurais juger si certains ont font trop quand ils se frappent contre le sol. C'est tellement grossier que cela finit par se retourner contre les images.
Les correspondants en Corée du Nord disent que c'est une expérience de psychologie sociale bien plus poussée que tout ce qu'on a pu voir en URSS ou en Chine, qu'il y a des différences palpables. Cela se voit même dans le Pyongyang de Delisle, qui va pourtant moins loin que d'autres dans la tentation de nous les montrer comme des extra-terrestres.
Si jamais il y a du vrai dans la rumeur selon laquelle Kim Jong-il avait fait exterminer tous les nains parce qu'il voulait faire grandir la taille des Nord-Coréens, on serait plus dans Caligula que dans le simple stalinisme.
J'ai du mal à imaginer ce que cela peut faire que d'avoir entendu depuis son enfance un enseignement comme cet hymne qui répète que la Mère-Patrie ne pourrait pas exister sans Notre Camarade Kim Jong-il qui écarte les Tempêtes.
Les larmes sont un signal qui sert à éviter la répression si les forces armées sentent que le peuple pourrait chercher à renverser le régime.
La terreur idéologique a bien fait son travail : comme dans une élection truquée où le dictateur s'attribue un pourcentage électoral démesuré pour voir qui ira jusqu'à le suivre dans sa caricature démocratique, les larmes théâtrales indiquent un état de soumission complet, sans aucune velléité rebelle.
Je me souviens avoir un peu ri au début de la vidéo, mais ensuite ça m'a aterré, parce que concrètement, les chats de mes parents connaissent un niveau de sécurité et de liberté supérieur à celui des Nords-Coréens.
Un article d'économiste sur le sujet...
http://rationalitelimitee.wordpress.com/2011/12/23/deces-de-kim-jong-il-et-hysterie-collective-un-cas-dignorance-pluraliste/
> Fr.
Oui, j'ai eu honte après coup de ma réaction première.
> Elias
Merci pour ce lien.
J'ai rencontré un jour des dissidents (en l'occurrence c'étaient des Russes ex-soviétiques) qui disaient que même eux (qui étaient sous surveillance et discriminés par le régime) avaient été étonnés et même désemparés à la chute de l'URSS en voyant l'étendue du désastre.
Ils devinaient certes que les médias mentaient mais ils n'avaient aucune idée à quel point. Leur critique était demeurée en-deçà de la situation de crise. Même certains Nord-Coréens un peu sceptiques qui n'osent pas trop exprimer leur défiance croient peut-être quand même que Kim Jong Il, lui, "ne doit pas tout savoir de ce qui se fait en son nom".
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