"Let me never fall into the vulgar mistake of dreaming
that I am persecuted whenever I am contradicted."
Ralph Waldo Emerson,
Journal, 8 November 1838 (35 ans, vol. 5, p. 123)
Ressac du ressentiment ?
Juste après le 11 septembre, un groupe de disciples américains de René Girard (le célèbre théoricien du "bouc-émissaire" et apologète du catholicisme) avaient écrit que cette date marquerait le déclin de la domination sur notre culture du ressentiment. Ou pour le dire de manière plus sarcastique "Peak Resentment", comme on parle de "Peak Oil". Je crois que leur raisonnement était en gros que comme Ben Laden était un riche Saoudien et non un guerillero du Tiers-Monde, et que l'attaque terroriste paraissait tellement clairement criminelle, il ne pourrait pas susciter de réaction d'identification avec celui qui se pose en victime et cela mettrait fin à l'idée que toute violence se justifie par une victimisation préalable.
On sait qu'il n'y en a rien été. Un défaut des Américains est qu'ils ont une tendance à vouloir toujours mettre des fins prématurées (on a appelé cela le "Endism") et le kojévisme de Francis Fukuyama (la "Fin de l'Histoire") n'en était qu'un des exemples.
On est donc loin d'être sorti du Temps du Ressentiment et de cette amertume partagée et décliniste contre notre propre époque. On est toujours dans un mauvais cycle, un cercle vicieux où tous les groupes ne cessent de rivaliser maintenant dans la victimisation de manière parfois risible dans certains excès. Nous sommes tellement saturés de ressentiment que cela finit par donner un vertige, entre le ressentiment "populiste" et anti-parlementaire à la Thrasymaque de ceux qui se défient de tout débat politique et, de l'autre côté, le ressentiment oligarchique à la Calliclès de ceux qui disent être victimes de la masse ochlocratique ou des démagogues qui la représenterait.
On est donc loin d'être sorti du Temps du Ressentiment et de cette amertume partagée et décliniste contre notre propre époque. On est toujours dans un mauvais cycle, un cercle vicieux où tous les groupes ne cessent de rivaliser maintenant dans la victimisation de manière parfois risible dans certains excès. Nous sommes tellement saturés de ressentiment que cela finit par donner un vertige, entre le ressentiment "populiste" et anti-parlementaire à la Thrasymaque de ceux qui se défient de tout débat politique et, de l'autre côté, le ressentiment oligarchique à la Calliclès de ceux qui disent être victimes de la masse ochlocratique ou des démagogues qui la représenterait.
Azazel
Des riches américains disent qu'ils sont traités comme les victimes d'un génocide si on parle de hausse d'impôt, des Républicains du GOP ou des Libertariens disent qu'un système de santé un peu plus étatique serait équivalent à la restauration de l'esclavage. Et le TEA Party était un bon exemple de mouvement d'Américains pas particulièrement riches qui se mobilisaient en faveur des plus puissants comme les Koch qui les financent. Cette sorte de populisme fait penser à des paysans vendéens levés pour leurs seigneurs, comme une Jacquerie qui serait en même temps La Fronde.
Dans une partie de la gauche (ou dite plus à gauche), la critique de l'oligopole bancaire et ses pouvoirs démesurés ne prend plus assez d'attention pour éviter des glissements complotistes qui risquent de décrédibiliser leur discours (on pourrait éviter par exemple des références historiques comme de parler de "rastaquouères" comme l'a fait un leader).
Je ne suis pas entièrement convaincu par la théorie des marxistes de la Wertkritik comme Robert Kurz selon laquelle la critique du pouvoir financier est en réalité antisémite (ce qui reviendrait à prendre tout le discours victimaire des riches trop au sérieux) mais il y a une idée plus subtile de Moishe Postone (dans le livre intitulé en français Critique du fétiche capital) selon laquelle c'est l'inverse, c'est l'antisémitisme moderne qui exprimerait un déplacement et un désarroi spécifique de la modernité face à une financiarisation qui devient un processus anonyme et incontrôlable.
Depuis le génocide des juifs d'Europe du XXe siècle, c'est sur cette question et sur celle du Proche-Orient que se situe la rivalité victimaire principale. De nombreux auteurs juifs continuent de dire que toute critique de l'Etat israélien serait nécessairement antisémité ou judéophobe (y compris de la part de juifs qui ne feraient que se haïr eux-mêmes) et de l'autre côté, de nombreux antisionistes, voire d'anti-impérialistes donnent aussitôt raison à cet amalgame en ne prenant même plus la peine de dissimuler leur antisémitisme sous d'autres prétextes et en restant obsédés uniquement par les injustices envers les seules Palestiniens sans que le reste du monde ait encore la même importance.
Les Trolls spectaculaires du ressentiment
Les USA avaient les présentateurs radio qui se spécialisaient sur ce terrain de la colère du ressentiment (Rush Limbaugh), et ensuite une version télévisée avec FOX News et le TEA Party. La France a maintenant quelques hommes de spectacle et essayistes qui se spécialisent dans le Trolling très efficace en dosant avec attention suffisamment d'idées extrémistes pour être remarqués mais en se retirant ou en faisant une prétérition dès qu'on leur demande s'ils sont d'extrême droite. Des fans de Dieudonné réussissent encore à vivre assez dans le déni pour croire que tout cela n'est qu'une provocation qui n'a rien d'antisémite (mais généralement, ils basculent ensuite dans l'Argument du Chaudron en disant que de toute façon "ils" le méritent bien et que leur héros est victime d'un complot massif qui essaye de faire croire qu'il serait opposé à ce pouvoir auquel il est bien naturellement opposé). Des fans de Zemmour tentent de faire croire qu'il ne s'agit pas des idées assez traditionnelles de l'extrême droite et que si on le dit, ce n'est qu'anathème pour empêcher le débat ou pour ne pas voir la vérité en face - mais ils ne tiennent plus le même discours sur la fachosphère où ils considèrent clairement le personnage comme leur porte-parole.
Ces deux Trolls proches du FN sont assez symétriques dans leur bizarrerie et dans leur inquiétant succès (même si ce n'est pas le même public). Le premier avait dit d'abord combattre le FN jusqu'à ce qu'il devienne un ami intime au nom de la priorité de son sentiment de persécution. Le second a fait sa carrière en banalisant des idées néo-nazies issues de Soral ou d'autres, tout en prenant la position du paradoxal, prêt à dire qu'il serait plus fidèle à Marx que les autres (tout l'aspect misogyne et victimaire masculiniste du personnage vient aussi d'un plagiat direct de la phobie soralienne sur la virilité).
Il n'est pas original qu'il y ait des Déroulède, des Barrès ou des Maurras mais ce qui est nouveau est que ce discours ait pu acquérir ce statut d'originalité radicale au lieu de celui de retour à une tradition qui doit remonter aux débuts de la IIIe République et la première crise de notre démocratie parlementaire.
Comment éviter le ressentiment contre son époque ?
Le cercle vicieux est que ceux qui critiquent le ressentiment tombent eux-même dans le ressentiment. Car ce diagnostic s'applique toujours au ressentiment "de l'autre" et on ne dit qu'éprouver une indignation légitime face à la rancoeur bien sûr injustifiable de l'adversaire.
Ceux qui échapperaient à cette montée du ressentiment doivent être des naïfs (certains transhumanistes, par exemple, qui vous disent qu'on se fait des soucis pour rien puisque la Mort va bientôt être dépassée) ou bien ceux qui feignent de l'être parce qu'ils ont quelque chose à vous vendre (l'utopie technophile de Rifkin, dont on n'ose croire qu'il soit sérieux).
Ceux qui échapperaient à cette montée du ressentiment doivent être des naïfs (certains transhumanistes, par exemple, qui vous disent qu'on se fait des soucis pour rien puisque la Mort va bientôt être dépassée) ou bien ceux qui feignent de l'être parce qu'ils ont quelque chose à vous vendre (l'utopie technophile de Rifkin, dont on n'ose croire qu'il soit sérieux).
Une autre voie ou idéologie, de réconciliation sans ressentiment serait ce qu'on appelle parfois dans le marxisme l'Accélérationisme (en gros, accélérons les contradictions internes du système en le conduisant jusqu'au bout de sa propre "logique"). Mais on voit l'échec fataliste et contradictoire de cette politique du pire. Cela risquerait d'autoriser tout le cynisme actuel au nom de la "dialectique" et d'une finalité à venir. Cela présenterait en somme le défaut du totalitarisme au siècle dernier allié à la bonne conscience idéologique d'un pragmatisme triomphant.
4 commentaires:
Il y a quelque chose qui permet de créer un lien social : ça s'appelle la culture populaire. Mais aujourd'hui entre une culture élitiste défendue paradoxalement par la gauche ( la démocratisation de l'élitisme est une énorme foutaise) et une culture de masse qui nivelle par le bas au service des financiers, on a finalement complètement sacrifié cette culture populaire.
Dans un pays comme l'Espagne où elle est encore très présente, l'extrême droite fait un de ses plus mauvais score en Europe. Dans des territoire où les collectivités locales se sont appuyées sur elle pour mener à bien leur politique culturelle, le FN fait des scores plus faibles qu'ailleurs. Si l'on veut lutter contre la culture de haine il faut créer du lien social. Et pour réunir de gens de milieux sociaux différents, de générations différentes, d'opinions différentes, l'on a jamais trouvé aussi bien que la culture populaire. Et j'ai des souvenir d'enfance où cette même culture permettait au premier de la classe de parler au cancre. Il faut restaurer une culture populaire forte dans ce pays.
Il n'y a pas de culture populaire en France, c'est ça le problème. En Italie, en Espagne, en Allemagne, il y a partout du théâtre en dialecte, des chansons en dialecte, des mini-capitales culturelles... En France, tout ce qui est culturel est parisien ; en Province (quel terme atroce) il n'y a que des Zénith avec des concerts de Sardou remplis par des places achetées au CE. C'est le nadir de la culture.
Si il existe une culture populaire en France : polar, littérature de l'imaginaire, JDR, jeux vidéo, théâtre de rue, contes, rock'n roll... Mais elle est marginalisée. Depuis les années 60 des attaques issus des élites se manifestent sporadiquement contre cette culture. Le JDR en a été victime dans les années 90. Bref la culture populaire est la culture à abattre pour une élite qui veut que toute la population partage ces valeurs.
Je parlais de culture populaire d'un point de vue géographique ; vous parlez de culture populaire d'un point de vue social. Même s'il y a des intersections, ce n'est pas exactement la même chose (élitisme et parisianisme se recoupant mais ne s'identifiant pas).
Enregistrer un commentaire