jeudi 4 mai 2023

Occire Shakespeare

J'ai été un peu déçu par cette série même si j'en admire certains aspects. 

Kill Shakespeare écrit par Anthony Del Col et Connor McCreary est devenu une expérience multimédia avec à l'origine une série en comics, un roman, une adaptation au théâtre et même un jeu de plateau (où on joue Hamlet, Juliet, Othello, Falstaff et Viola). 

La première série limitée était parue en 12 numéros (deux volumes de TPB) en 2010-2011 et on revient plus pour les dialogues pseudo-shakespeariens des scénaristes Del Col & McCreary (je ne suis pas compétent pour juger à quel point ils massacrent les pentamètres iambiques dans leurs réécritures des vers les plus célèbres) que pour les dessins par A. Belanger. Belanger s'améliore par la suite mais son style est assez cartoony parfois, avec des personnages trapus qui me font presque penser à Pirlouit dans la BD francobelge (ce qui est embêtant dans une tragédie). Mais j'aime bien les couvertures par Kagan McLeod... De manière générale, je trouve les dialogues plus intéressants que les intrigues. 

Dans ce premier arc, Hamlet sort soudain de sa tragédie en accompagnant Rosenkranz & Guildenstern (qui ne le trahissent pas). La bifurcation commence parce que Hamlet va vraiment achever son voyage vers l'Angleterre au lieu d'être détourné par des pirates qui le ramènent au Danemark au début de l'Acte V. Il se retrouve alors accueilli dans une Angleterre parallèle où règne Richard III allié à Lady McBeth (veuve, elle a acquis des pouvoirs magiques des Trois Sorcières) et à Iago. Richard III a déjà vaincu le Roi Lear. Ils tentent de manipuler Hamlet pour qu'il tue le créateur "Will", qui possède la Plume magique qui lui a permis de créer tout cet univers et qui pourrait, selon eux, ressusciter l'ancien Roi de Danemark (voire Polonius que Hamlet a tué par accident). Ils lui donnent aussi une Dague maudite (la Dague de Brutus qui assassina César) qui doit tuer Will même si Hamlet venait à changer d'avis en le rencontrant. Mais Hamlet finit par rencontrer les rebelles menés par Juliet Capulet (qui croit Romeo mort) avec l'aide d'Othello, Falstaff et des fées de Songe d'une Nuit d'été. Il tombe amoureux de Juliet, rejoint la cause des Enfants de Will et retrouve le Créateur, Will, artiste désabusé et alcoolique qui ne semble pas prêt à les aider. 

J'ai trouvé le rythme de ce premier cycle assez peu satisfaisant. Le milieu est trop lent (avec une "Pièce dans la Pièce" en reprise de Hamlet, où Hamlet et Juliet montent une pièce alors qu'ils sont censés préparer la guerre contre Richard III) et la fin est trop prévisible (si ce n'est que je n'avais pas prévu que Romeo Montague reviendrait sous une forme héroïque mais accepterait si aisément au début que Juliet lui préfère maintenant le Prince de Danemark). 

Le premier arc se basait plus sur les tragédies les plus célèbres (en dehors de Falstaff, qui est aussi dans une comédie). La suite va plus vers des comédies réinterprétées de manière plus mélodramatique. 

Le second arc est une mini-série plus courte, The Tide of Blood (2013) où les héros (Hamlet, Romeo, Juliet, Othello) se retrouvent naufragés sur l'Île maudite de Prospero, Caliban et Sycorax dans La Tempête, manipulés par l'étrange Miranda et Lady McBeth (que je trouve parfois difficiles à distinguer dans le dessin). La tragédie se déplace de la politique vers le triangle amoureux entre Hamlet, Juliet et Romeo. L'avantage est qu'on a enfin une sorte de "tragédie" à la fin (mais en partie gâchée par des conventions de comics) mais je n'accroche pas aux personnages tels qu'ils sont réécrits et ils deviennent parfois assez incompréhensibles, notamment Miranda. La métaphore où Prospero dit que l'art de l'écriture est supérieur à toute sa magie mais que le dessin peut bouleverser l'écriture me paraît assez mal maîtrisée si les auteurs voulaient soudain inclure une "BD dans la BD". 

Le 3e arc (volume 4), The Mask of Night (2015), serait une réécriture de The Twelfth Night après La Tempête, mais plus une parodie des BD de pirates que la comédie romantique (rappelons qu'au tout début, Hamlet aurait dû être sauvé par les pirates). Dans la pièce, Viola naufragée en Illyrie se fait passer pour un homme, Cesario, et entre dans un triangle amoureux, alors que son frère jumeau Sebastian devient un pirate. Ici, Viola (dont je vois très mal le rapport avec l'autre Viola) est devenue une pirate et une maîtresse du noble pirate masqué Cesario. Ils luttent contre la flotte de Titus Andronicus (qui dans cette version est devenu un monstre cannibale allié à Richard III ???).  Mais je n'ai pas compris qui était cette version de Cesario. Il ne semble pas être Antonio (le pirate ami de Sebastian). Est-ce simplement le Duc Orsino d'Illyrie (dont Viola est tombée amoureuse quand elle était Cesario) ? Est-ce une fausse piste avec un personnage d'une autre pièce ? Pourquoi Viola est-elle si cynique dans cette version ? Le fait que certains personnage soient si difficiles à distinguer est un problème pour les scènes dramatiques de reconnaissance. Feste, le Bouffon de la Nuit des Rois, a l'air de devoir jouer un nouveau rôle sinistre en remplaçant Iago du premier arc ou plutôt les Trois Sorcières comme un choeur trop bien informé. 

Dans le 5e TPB, Juliet: The Past is Prologue, 2017, dessiné par Corin Howell, on revient sur le personnage de Juliet Capulet et on voit comment elle est passée de veuve de Romeo à chef de la rébellion. L'adversaire est ici le Duc de Cornwall (qui a trahi son beau-père le Roi Lear et est devenu un lieutenant de Richard III). Cornwall fait assassiner la mère de Juliet s'est remariée et son nouveau mari, le marchand Shylock, parce qu'ils finançaient la rébellion. Juliet trouve le mercenaire Othello et Imogène (la princesse injustement accusée dans Cymbeline). Je m'attendais à trouver dans la Vérone de Juliet un cross-over avec The Two Gentlemen of Verona (qui ressemble à certains des thèmes de The Twelfth Night puisque Julia s'est déguisée en Sebastian pour suivre Proteus qu'elle aime) mais en dehors d'un jeune rebelle qui s'appelle "Valentine" comme l'ami de Proteus, il n'y a pas d'allusion, il me semble. 

Ce volume comprend aussi une suite des aventures de Viola après les événement du volume 4. Elle est sauvée par Perdita (qui dans The Winter's Tale est une princesse abandonnée par son père et élevée par des ours puis des bergers) et elle retrouve son jumeau Sebastian (en revanche, cette version de Perdita n'est pas fiancée à Florizel, le prince de Bohème et a été changée en une sorte d'alchimiste). 

L'histoire n'est visiblement pas encore terminée malgré cette interruption de 5 ans. Pour l'instant, on peut imaginer encore une fois une fin tragique dans le triangle Hamlet-Juliet-Romeo (où Romeo remplacerait Laertes) mais je ne devine pas quel rôle vont jouer Viola ou cet énigmatique bouffon Feste. 

Les personnages féminins comme Juliet et Viola acquièrent beaucoup plus d'autonomie et de force dramatique mais elles risquent aussi de devenir assez méconnaissables tant elles se sont éloignées du personnage original de la pièce (alors que Hamlet ou Othello demeurent très similaires à leur rôle habituel). Lady McBeth, elle, est plus reconnaissable mais elle est un peu caricaturale dans son rôle d'archi-némesis de la série. 

Aucun commentaire: