vendredi 24 février 2012

Crises & Changements



  • Y a-t-il un nom pour le fait qu'une structure non-optimale subsiste bien qu'on sache qu'elle n'est pas optimale parce qu'on n'a pas envie de faire les investissements de réadaptation à un nouveau système (coûts de changement) ? Syndrome Dvorak/Marsan/Bépo ? Avantage pour le Premier entrant ?

    Ce n'est pas exactement la même chose que le skeuomorphe (très joli mot de jargon), où on garde un objet qui n'a plus aucune fonction par simple conservatisme esthétique. Ici le conservatisme est conscient, "pragmatique" et pourrait même se justifier comme une forme d'économie des coûts d'apprentissage.

  • L'instabilité financière actuelle a pu avoir son histoire dans ce qu'un élève hétérodoxe de Schumpeter, Hyman Minsky, a théorisé comme moment Minsky. Mais le problème politique et institutionnel est aussi de savoir comment les pouvoirs peuvent ne plus dépendre aussi directement de ceux qui pensent avoir un intérêt à ce que ce système non-optimal se perpétue.

  • Crooked Timber a un séminaire en ligne sur le livre de l'anthropologue David Graeber, Debt: the first 5000 years.

  • Il y a une mode actuelle de concevoir certains "problèmes" comme des traits émergents ou des évolutions qui pourraient devenir bénéfiques. L'auteur de cyberpropagande Douglas Rushkoff vient d'écrire une bd de Geek-porno pleins de jargon de la culture ludique où le "problème" de déficit d'attention est redécrit comme une mutation rapide des individus qui tentent de ne pas se laisser programmer. Ce serait amusant d'optimisme mais hélas assez invraisemblable. J'ignore complètement s'il y a un problème réel de Déficit d'Attention ou si nous sommes dans une idéologie qui veut nous faire croire au "problème" (en tant qu'enseignant devant des adolescents sur-stimulés par leurs portables en continu, j'ai tendance à croire à cette "idéologie", malgré le risque qu'elle ne soit que "réactionnaire"). Mais si on croyait vraiment à la croissance du Déficit d'attention et à une interprétation "politique" (ce que veut faire Bernard Stiegler), ne serait-il pas plus simple de croire que nos maîtres des Corporations ont un intérêt à ce Déficit et à une attention fluctuante où nous allons changer de récits chaque semaine ?

  • Ce long article par l'ex-financier Ashwin Parameswaran défend une nouvelle version de Schumpeter et sa Création destructive : non pas l'idée que les marchés s'auto-contrôlent (la Main Invisible) mais que les techniques de Contrôle - qu'elles soient de la régulation étatique de la Main Visible ou bien des modèles plus techniques de contrôle - n'empêchent pas les Crises mais finissent au contraire par les rendre plus graves et plus imprévisibles.

    Il a ce style typique des manuels américains (que ce soit du Self-help ou du Management) qui partent d'un cas concrets (ici, l'exemple d'une catastrophe aérienne où le modèle informatique était si performant qu'il a causé des erreurs humaines que des humains n'auraient jamais commises sans le développement de la complexité de ces modèles) pour en tirer des théories générales de hérissons applicables à tout, avec des néologismes qui se multiplient (ici, j'ai du mal à voir l'application de la généralisation du concept de Vallée dérangeante de l'Inquiétante étrangeté à l'ensemble du processus technique et économique).

    Cette idée d'une origine commune du socialisme et du capitalisme dans un modèle physique d'ingénieurie du Contrôle était plus à la mode à l'après-Guerre, de la Cybernétique au discours sur les "systèmes", mais Parameswaran reprend ici surtout James Beniger, un sociologue de l'Information qui veut défendre une forme d'analyse "thermodynamique de la société", où les groupes formeraient des contrôles pour augmenter la "Lisibilité", réduire le Bruit, mais sans voir les effets de crises que cela provoque.

  • 6 commentaires:

    Nicolas a dit…

    « Y a-t-il un nom pour le fait qu'une structure non-optimale subsiste bien qu'on sache qu'elle n'est pas optimale parce qu'on n'a pas envie de faire les investissements de réadaptation à un nouveau système »

    En sciences, on parle d'optimum local par opposition à un optimum global. Par exemple, d'un point de vue thermodynamique, le diamant est un optimum local et le graphite un optimum global (pour un cristal de carbone). Le coût du changement est, dans ce cas, énorme.

    Tom Roud a dit…

    " « Y a-t-il un nom pour le fait qu'une structure non-optimale subsiste bien qu'on sache qu'elle n'est pas optimale parce qu'on n'a pas envie de faire les investissements de réadaptation à un nouveau système »"

    Dépendance au sentier. On voit ça, de façon tout à fait intéressante, à la fois en économie et en évolution.

    Alserweiss a dit…

    Sur la question du déficit d'attention : je penses qu'il est réel. Les jeunes sont sur-saturés, et se concentrer sur un texte à écrire devant son ordinateur n'est pas possible lorsque des notifications de mails arrivent en permanence.
    Une première idées serait de leur expliquer qu'ils sont plus efficaces lorsqu'ils peuvent s'isoler de tous "bruits" pendant plus de trente minutes.

    Cela pose aussi des problèmes politiques : aujourd'hui, plus personne n'investi de temps dans la lecture du Capital de Karl Marx (au pire, on va acheter la version manga...).

    Dans mes activités politiques avec les Indignés français, si j'envoie de longs mails informatifs au sujet de nos débats, je sais que la moité des destinataires n'aura pas le temps ou l'énergie de les lire.
    Je suis donc obligé de procéder par petites unités, de diviser mes idées pour être sûr qu'elles se propageront. Une idées, un lien. De même, aujourd'hui, il me paraît plus efficace de demander "en dépensant 100 fois plus d'énergie, est-on 100 fois plus heureux ?", que de pousser les gens à lire tout Ivan Illich et Nicholas Georgescu-Roegen.

    Cela modifie nos rapports à la connaissance et à l'action : on ne fait plus circuler des pavés indigestes, on propage des mèmes. Certains survivront, d'autres, non.
    De plus, il n'y a plus quelques émetteurs pour beaucoup de récepteurs : on est dans un réseau et plus dans une pyramide.
    Evidemment, la consolidations des survivants risque d'aboutir à un projet politique sans cohérence globale.
    La question étant de savoir si on peut faire une révolution en 140 caractères - et si oui, en quoi elle sera différente d'une révolution en pavés de 500 pages...

    Anonyme a dit…

    La traduction consacrée de "path dependence" est plutôt "dépendance de chemin" (dépendance au chemin ou au sentier sont des traductions plus littérales assez récentes). A ce propos, l'histoire de Devorak est une légende urbaine ; la seule étude qui est démontrée la supériorité du clavier Dvorak est une étude de l'armée américaine dirigée par un certain Dvorak. En revanche, cela illustre assez bien les processus de convergence au sens de Simondon : en résolvant le problème du chevauchement des machines à écrire, le qwerty est aussi parvenu à une distribution relativement optimale pour un opérateur utilisant tous ces doigts (donc adaptée pour les dactylos, les écoles de dactylos étant à l'origine de la standardisation).
    Goodtime.

    Phersv a dit…

    > Nicolas & Tom Roud

    Merci, je me disais bien qu'il devait y avoir un terme.

    Cela se lie aussi à "l'Effet cliquet" et l'hysteresis dans la prise en compte du temps.

    > Alserweiss
    Oui, moi aussi, je crois plutôt à cette hypothèse quand je vois mes élèves qui semblent incapables de supporter une seconde de récréation sans stimulation par iPod. Et un déclin de concentration semble après tout confirmée par certaines études (du genre : les gens qui se servent beaucoup de Google semblent perdre une partie de leurs capacités de remémoration).

    Et cela confirme aussi une théorie de Jacques Roubaud sur la "Guerre pour la Mémoire". Selon Roubaud, le Sujet moderne avait des Arts mnémotechniques, connaissait des oeuvres par coeur et avait une "culture générale". L'individu actuel est censé avoir un "esprit disponible, souple" et donc "flexible" pour ses "projets" (deux termes centraux de la novlangue). On passe d'un modèle de la formation à un idéal de plasticité. On ne connaît plus de poèmes (sauf quelques fanatiques religieux qui continuent d'apprendre des versets) mais ce n'est que pour mieux retenir des slogans publicitaires, des mèmes et des Ohrwurms.

    Mais j'ai quand même encore le soupçon qu'une partie de ce discours est renforcé par une technophobie et par des biais. On entend la même chose sur le "Zapping" depuis assez longtemps et dans ce cas, c'était souvent n'importe quoi.

    Certes, j'ai l'impression d'être un exemple de cette plus faible concentration. Mais dans mon cas, ce n'est qu'une sénescence accélérée par ma paresse (intellectuelle et générale).

    En revanche, l'exemple du Capital me paraît discutable car même dans les années 1960, au sommet de la mode intellectuelle du marxisme, de nombreux témoignages disaient que la plupart des Marxisants (par exemple certains Althusseriens en France) n'arrivaient pas à le lire vraiment (surtout tous ces volumes avec des tableaux rébarbatifs sur la production textile) et se contentaient de résumés. On comprend que la censure tsariste ait laissé passer le livre en se disant qu'il n'aurait aucun effet. Le livre est tellement illisible, comme la Science de la Logique, qu'il doit faire partie de ce genre d'ouvrages qui n'a pas besoin d'être vraiment lu en entier pour avoir une telle influence.

    Mais plus sérieusement, oui, je pense que cela modifie non seulement l'activisme militant mais devrait aussi conduire à tenter de se défendre contre les stratégies de personnalisation et de mouvement perpétuel que le gouvernement actuel a su si bien gérer (même si je ne sais pas si le concept de "storytelling" est vraiment très opératoire ou intéressant).

    Phersv a dit…

    > Goodtime


    > Goodtime
    Ah, la dispute sur Dvorak (ou une autre disposition qui serait encore meilleure) est quand même toujours en partie ouverte.

    L'argument que nos secrétaires entraînées sur Qwerty arrivent à des performances tout aussi élevées que les quelques spécimens sur Dvorak est circulaire puisque 99,9% des typistes sont formées sur Qwerty. On a donc plus de chances que les personnes les plus performantes n'aient même pas eu l'occasion de comparer.

    Dans les années 1930, une des championnes de frappe à la minute préférait Dvorak mais cela pourrait n'être qu'une anecdote individuelle.

    Dans la littérature économique, la dispute a l'air très surdéterminée et n'a plus rien à voir avec l'enjeu réel de la dactylo. Ceux qui dénoncent le plus le Mythe de Qwerty/Dvorak sont les plus Panglossiens en économie. Ils ont l'argument que si Dvorak était vraiment plus performant, les Marchés dans leur Infinie & Invisible sagesse s'y seraient nécessairement adaptés et auraient fait le Switch car les Marchés sont parfaitement rationnels et ne se laisseraient pas dominer par des coûts d'opportunité de court terme. :)

    Voir cet article de l'historien de l'économie Paul David.