jeudi 2 mai 2013

[Légendes dinka] Cosmogonie et anthropogonie


On a vu au mois d'avril plusieurs légendes des peuples Luo : Chien, Araignée, Crocodile, Poisson.
A l'été 2004 sur un ancien blog (à l'époque où je parlais déjà de ce M. Obama, lui-même d'origine Luo du Kenya par son père), j'avais écrit quelques notes sur des mythes du Sud-Soudan sur la plateforme 20six.fr, sur le peuple Dinka, principale ethnie de la région, avant même les Nuer et les Luo. Comme j'ai une confiance très limitée sur la pérennité de ces supports (même sur Internet Archive) et comme les accents y ont tous disparu, je vais les recopier ici (Rubrique : Rediff), en corrigeant un peu. Bien entendu, tout cela n'a aucune valeur ethnographique comme j'adapte librement et de seconde main, en superposant des sources hétérogènes (ce qui serait scandaleux pour un vrai anthropologue).

Nhialic

Au début était le grand Dieu céleste Nhialic (ou Nyalich, "Celui d'En-Haut"), que les Dinkas mettent au-dessus des simples jok (les esprits des ancêtres, qui ont un nom proche de Juok, le Créateur amoral des Luo) ou de Deng, la Pluie qui tombe du Ciel vers la Terre.

Nhialic avait une épouse nommée Aciek (et on l'appelle lui-même parfois Acek) et en ce temps-là, le Ciel et la Terre n'étaient pas séparés. Il n'y avait ni jour, ni nuit, ni mort. Nhialic avait mis une Corde entre le Ciel et la Terre pour les unir et permettre les échanges entre les deux.

Le Premier Sacrifice, la Première Aurore et la Première Séparation

Au début, tout n'était encore que ténèbres. Nhialic créa un être nommé Aruu Pabek (l'Aurore). Aruu Pabek remonta la Corde jusqu'aux cieux et Nhialic lui offrit alors des Yeux pour voir.

Et Aruu Pabek ouvrit ses Yeux. Et il vit que tout était encore obscurité autour de lui.

Aruu Pabek noua une Corde et captura une bête sur la terre et il offrit sa patte en sacrifice à Aciek, l'épouse de Nhialic. Elle aima ce repas et demanda à son mari de récompenser Aruu Pabek.

Celui-ci pria alors Nhialic d'ouvrir le Ciel pour faire entrer la Lumière sur la Terre mais Nhialic refusa. Nhialic fit la première Lance et l'offrit à Aruu Pabek mais celui-ci refusa. Nhialic offrit la première Hache et Aruu Pabek l'accepta.

Aruu Pabek prit alors la Hache et s'en servit pour tailler la terre, il sépara le Dessus et le Dessous pour faire entrer la Lumière.

Nhialic recousut le Dessus et le Dessous, il jeta alors sa Lance sur Aruu Pabek mais celui-ci l'évita par la pierre qu'il portait sur la tête. Nhialic saisit alors Aruu Pabek et l'enfonça dans la Terre en lui disant : "Mais pourquoi es-tu ainsi comme un Homme ?"

Le Choix de la Mortalité

Nhialic créa le premier homme Garang et la première femme Abuk à l'est sous un grand Tamarinier.



Il les fit en argile et ils étaient grands comme un demi-bras. Il les mit dans un pot et le recouvrit. A l'aube, ils avaient déjà grandi et atteint leur taille adulte. Garang portait une longue Lance et Abuk avait de grands Seins. Ils se marièrent et eurent des enfants, qui eurent à leur tour des enfants.

Nhialic leur donna un seul grain de millet par jour et c'était assez pour les nourrir.

Il leur interdit de cultiver la terre et d'écraser les grains car il craignait que les outils ne frôlent son corps sur la Voute céleste, qui jouxtait encore la Terre. Il dit que leurs enfants mourraient mais qu'ils pourraient revenir en repassant par la Corde entre le Ciel et la Terre, après quinze jours.

Mais Garang protesta. Il dit que la Mort devait être permanente et qu'il ne fallait pas qu'ils reviennent, sans quoi il y aurait trop d'habitants sur Terre et qu'ils souffriraient de la Faim et n'auraient plus de place pour leur demeure.

Le premier homme persuada alors le Dieu d'accorder la Mortalité pour protéger l'espace libre.

L'Invention de la Culture

Nhialic avait interdit l'usage des outils.

Mais Abuk la Femme, qui souffrait de la Faim, voulait manger plus qu'un grain de millet par jour et elle décida de travailler la terre.

Elle prit alors une longue houe et un pilon pour planter plus de grains. Mais quand elle leva la houe, l'instrument frappa un orteil de Nhialic et le blessa.

Offensé, le Dieu se retira alors en hauteur, hors d'atteinte et il envoya un oiseau bleu couper la Corde qui liait le Ciel et la Terre.

Depuis, les hommes doivent travailler la Terre et ils connaissent le Labeur, la Faim et la Mort.

Notes : 
Le mythe étiologique de séparation du Ciel et de la Terre est l'un des plus courants en mythologie comparée et on avait déjà vu une version avec l'Araignée à la place de cet Oiseau Bleu chez les Luo.

Si on compare le mythe dinka avec d'autres Mythes de Chutes, la responsabilité est certes encore rejetée sur la Femme (encore que dans une variante, c'est l'Homme qui a fait le choix de la Mortalité), et l'appétit a remplacé la Conscience morale de la pudeur ou la libido sciendi comme source du péché. Mais au moins ils ne sont pas victimes d'un Trickster serpent, l'invention de l'agriculture est une invention volontaire, et la transgression technique d'Abuk comme mère de la culture est plus ambiguë.

L'analyse de la rareté est aussi inverse par rapport au Paradis originel : les premiers hommes n'étaient pas dans l'abondance mais dans la frugalité, mais cette modération n'est déjà pas satisfaisante, l'agriculture (et la culture) inventent donc à la fois la conscience de la rareté et l'âpre moyen de tenter d'y remédier. Le travail n'y est plus une simple malédiction comme dans la Bible mais semble plus être un pari dangereux : le poids répétitif du labeur et le risque de la famine pour écarter la permanence de la faim.

Ce qui est curieux est que les Dinkas, peuple d'éleveurs, n'ont souvent quasiment pas d'agriculture, tout au plus un peu d'horticulture du millet. La houe et le pilon de la Femme, qui servent à la vie, deviennent étrangement un instrument de mort alors que la Lance masculine d'Abuk, qui devrait porter la mort, est ici, sans freudisme abusif, clairement un moyen de procréation.

Une variante chez les Bongo, voisins des Dinkas, change assez le sens de la fable. Leur dieu suprême Loma donne aussi un seul grain de millet par jour aux humains primordiaux mais (contrairement à Nhialic) assure que ce grain va se multiplier, à condition de n'en mettre qu'un seul. La Femme se dit par intempérance qu'elle pourrait en avoir plus et met donc deux grains, ce qui a pour conséquence que Loma, furieux, se sépare de la terre et impose aux hommes de désormais travailler. Ici, le grain n'a donc pas la même signification de frugalité s'il avait se pouvoir magique de devenir potentiellement infini sans travail.

Aruu Pabek (l'Aurore) est un personnage prométhéen ou luciférien intéressant. Cela prouve qu'on n'a pas eu besoin d'attendre le Romantisme pour faire de ce Porteur de Lumière un rebelle sympathique contre l'ordre divin. La fin du récit n'est hélas pas claire : est-il envoyé sous la Terre ? La Corde qu'il utilise est à la fois la liaison divine du Ciel et la Terre (Médiation) et l'outil technique de chasse qui va mettre fin à cette liaison en permettant la demande de la Lumière (Séparation). Il ne fait pas son sacrifice à Nhialic directement mais à son épouse : la différence sexuelle est la première source des autres séparations, c'est ainsi qu'il va obtenir la Hache et pas seulement la Corde. J'ignore pourquoi il refuse la Lance phallique et la laisse à Nhialic, surtout quand on sait l'importance sacrée de la Lance pour les Dinkas.

Il faudra aussi comparer la légende dinka avec des versions Nuer de Kar et "Kwoth Nhial" (Nhialic) chez Evans-Pritchard.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci ! C'est magnifique ! Quel travail.

Meliyart Grafik a dit…

Merci !!!!!!