Il ne semble rien y avoir de mystérieux au fait que l'extrême droite puisse prospérer après 40 ans de crise avec chomage de masse. Cela semble même ressembler à une sorte de déterminisme historique assez simple.
Mais la question est alors de se demander pourquoi cela ne se reproduit pas partout au même niveau.
La question n'est donc pas "Pourquoi l'extrême droite ?" (l'Autriche aussi a déjà eu une région, la Carinthie, dirigée par une extrême droite xénophobe, le FPÖ) mais "Pourquoi 28% ici et nettement moins dans beaucoup de pays voisins ?" (si on laisse des cas très particuliers comme la Hongrie qui a des raisons historiques spécifiques pour avoir son extrême droite locale, ou le cas de la Finlande).
Il y a donc bien, en dehors de ce contexte socio-économique, d'autres causes historiques, culturelles ou politiques. On constate que la Bretagne (de tradition ex-catholique, dirait Emmanuel Todd, mais dont les grandes villes sont devenues plus socialistes) résiste bien mieux pour l'instant mais il est difficile de comprendre pourquoi. Ce score élevé sur tout le nord et l'est de la France (et les zones "péri-urbaines") n'a pas reçu d'explication entièrement claire. Todd prétendait il y a quelques années que c'était paradoxalement une revendication "égalitariste" française qui serait un terreau d'une extrême droite particulière, plus liée à un ressentiment de classe qu'à un racisme. Mais j'ignore si ces modèles "anthropologiques" sont testables.
Pour en rester seulement aux pays européens voisins, en Belgique, la question des nationalités est très différente. Le Vlaams Belang flamand a connu une ascension (jusqu'à 11% sur les Flandres, avec des pointes comme Anvers à 33%) jusqu'à ce que la droite libérale de la Nieuw-Vlaamse Alliantie réussisse à absorber leurs voix. En gros, la N-VA leur fait depuis 3 ans ce que Sarkozy avait espéré réussir avec le FN aux Présidentielles de 2007 (avant de découvrir en ce moment qu'à force de rendre crédible le FN il avait rendu son électorat plus perméable). Les Pays-Bas ont le PVV qui est pour l'instant autour de 15%.
L'Allemagne est un peu une exception sans aucune extrême droite au niveau national (la NPD, néo-nazie, est à 1-2%, ce qui lui a donné un élu européen). On n'a pas de preuve que PEGIDA (les quelques milliers de manifestants anti-Islam en Saxe) va avoir de l'essor sur le territoire. La République fédérale est plus protégée que nous peut-être simplement à cause d'une culpabilité face au nazisme. Ou bien, il faudrait expliquer comment les vieux Partis traditionnels arrivent à garder la loyauté des électeurs. Les Partis de gouvernement sont restés forts, même dans les nouveaux Länders (aux dernières élections de 2013, la CDU a eu le score impressionnant de 41%, la SPD 26%, Die Linke 9%, les Verts 8% et le petit FDP centriste s'est complètement effondré, perdant 10 points sans doute au profit de la CDU). Le tout nouveau mouvement eurosceptique Alternative für Deutschland (des anciens CDU, qui frise les 5%) est conservateur mais ne peut pas encore être clairement rangé à l'extrême droite (contrairement à un mouvement eurosceptique britannique comme l'UKIP par exemple, qui allie l'europhobie à une xénophobie générale plus affichée). Mais ces temps-ci, Alternative für Deutschland a une attitude plus ambiguë vis-à-vis de PEGIDA, en parlant de "préoccupations légitimes".
En revanche, en dehors de l'Union européenne, la Suisse connaît depuis au moins les années 1990 une droite xénophobe et europhobe, l'UDC (qui est un peu comme le Saint Empire romain, ni démocratique ni centriste, son nom germanique est SVP, Parti du Peuple suisse). L'UDC frise aussi les 30%. Le vieux parti "agrarien" se fonde à la fois sur l'isolationnisme suisse contre l'UE, le conservatisme des cantons ruraux allemaniques et sur la crainte face aux réfugiés.
Le cas de l'Italie est plus complexe car l'Alliance Nationale, héritière du néo-fascisme du MSI, se fit d'abord absorber dans le Berlusconisme libéral-populiste avant de persister maintenant comme une partie de la droite libérale. Son leader Gianfranco Fini réussit même à être Président de la Chambre des députés récemment (2007-2013) mais son parti semble avoir perdu un peu de son identité. De même, la Ligue du Nord, régionaliste mais surtout xénophobe, est plutôt dans un relatif déclin, autour de 5-6%. C'est avec 5 élus de la Ligue du Nord italienne, un élu du Vlaams Belang flamand, 4 élus du PVV néerlandais et 4 élus du FPÖ autrichien que le FN (20 députés) a créé son alliance au Parlement européen, l'ENL (plus deux membres du KNP polonais "libertarien" conservateur, un élu indépendant du Parti conservateur roumain et une élue exclue d'UKIP).
L'Espagne semble aussi préservée pour l'instant (tout comme le Portugal), malgré un taux de chomage bien plus élevé qu'en France. La querelle des nationalités ou des autonomies en Espagne, au Pays Basque et en Catalogne, et des mouvements populistes de gauche l'emportent sur toute résurgence de mouvements d'extrême droite (même si le Parti populaire de centre-droit a des origines liées à d'anciens Franquistes). A cause du franquisme, les mouvements indépendantistes ou nationalistes peuvent avoir des traditions politiques qu'on ne peut même pas toujours rattacher à la droite. Et à l'inverse, un mouvement national comme "Ciudadanos" est "centralisteur" politiquement mais plutôt rattaché à la droite libérale par ailleurs (même s'il se veut non-partisan).
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Il y a 4 heures
15 commentaires:
Les deux régions qui résistent le mieux à savoir Bretagne et Pays de Loire sont aussi celles qui ont mis la politique culturelle au centre de leur action.
De plus en Bretagne il y a toute même toute une identité régionale. On est Breton et Français en même temps. Les identités régionales c'est le début du multiculturalisme, ce que le FN n'aime pas.
D'ailleurs chez moi en Limousin, une identité rurale forte alliée à une implantation de gauche et un esprit de résistance font qu'ils progressent peu sauf dans certaines communes rurales.
Je pense qu'il y a en France la conjonction de deux facteurs qui explique la poussée du FN.
1) Un centralisme exagéré, qui fait que l'électeur moyen de province va avoir du ressentiment vis-à-vis de Paris, là où tout se décide en ignorant la France d'en-bas.
2) La 5me République concentre les pouvoirs dans les mains d'un seul homme et favorise l'attente messianique d'un Sauveur (ou d'une « Sauveuse » dans le cas de Mme Le Pen).
Je ne vois pas d'autre pays réunissant les deux facteurs, à part peut-être la Hongrie où, justement, un scénario semblable se produit (exacerbé par l'histoire du pays).
Il y a une autre particularité à prendre en compte, relevée par le démographe Hervé Le Bras (qui lui-même se réfère à Marc Bloch) qui a beaucoup travaillé sur la cartographie du vote FN depuis 1984 : la France des pays ouverts ("openfield" de l'Est et Sud-Est) où l'on vit en communauté (villages) s'oppose à celle des bocages (habitat dispersé) à l'Ouest.
Les bouleversements ruraux ont affecté très différemment ces deux zones. L'openfield a vu un délitement du voisinage, de la solidarité et de la convivialité traditionnels (développement des zones commerciales, des villages dortoirs, etc.) là où le "bocage" a pu bénéficier d'une convivialité et proximité accrues (en particulier avec l'automobile).
C'est cette coupure qui peut expliquer en partie le déséquilibre géographique permanent du vote FN.
Cela dit, pour moi qui vit dans le "bocage" du Sud-Ouest, j'ai pu constater une forte et soudaine montée du vote FN ce dimanche, mais surtout dans les "grands" villages vieillissant.
Par ailleurs, en ce qui concerne ma région (Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon) il y a un vrai problème qui m'a sauté aux yeux en comparant la cartographie des votes de dimanche rapportée aux 2 anciennes régions : Midi-Pyrénées en rose (normal pour ce vieux terroir rad-soc) et Languedoc-R. en bleu marine. Cette nouvelle région me semble maintenant ingouvernable.
Pour Languedoc Roussillon et PACA, la montée du FN est due à deux facteurs :
- Les villes de garnison y sont très nombreuses et selon le CEVIPOF, les militaires votent à 47% pour le FN.
- La présence de communauté de rapatriés d'Algérie très sensibles aux thématiques d'affrontement de civilisation portées par le FN.
Je suis Niçois et fils de Pied-Noir, c'est vous dire si j'ai une lourde hérédité, et je suis d'accord avec le rôle néfaste des rapatriés dans ma région d'origine, dont le ressentiment a largement diffusé. Dans mon village d'enfance, il y a 0 étrangers et ils trouvent qu'il y a trop d'Arabes. C'est obsessionnel. On parle 5 mn avec des inconnus et le sujet arrive sur la table.
Quant à l'AfD en Allemagne, on entend de plus en plus de réflexions xénophobes de leur part, du genre "réfugiés = violeurs voleurs": leur classement à l'extrême droite fait plus vraiment de doute.
http://www.monde-diplomatique.fr/2015/12/GOMBIN/54357
Le cas breton est en effet fascinant, ils ont toujours mieux résisté et on disait d'habitude que c'était leur catholicisme mais ce n'est plus aussi vrai.
Mais le facteur de la politique culturelle ne marche pas dans le cas de l'Alsace qui a aussi une forte identité culturelle et qui vote pourtant plus pour le FN que la moyenne.
Certes, l'Alsace a sans doute d'autres déterminations et il y a des villages sans immigration qui votent fortement FN. Je ne sais pas en revanche s'il y a vraiment comme on le dit d'habitude l'élément frontalier, une attraction-répulsion pour le voisin et une crainte vis-à-vis des Turcs d'Allemagne.
Notre Monarchie républicaine explique de nombreux travers de notre politique mais l'explication ne fonctionnerait pas dans le cas de la Suisse, très peu centralisée au contraire et avec une UDC/SVP très forte.
Une hypothèse plus politique ou culturelle qu'institutionnelle est peut-être la faiblesse du Conservatisme en France.
Le Royaume-Uni avant l'UKIP était plus préservé peut-être grâce à un Conservatisme traditionnel. Un électeur conservateur anglais trouverait sans doute déplacé d'aller vers un parti protestataire alors que certains électeurs petits commerçants de la droite française seraient moins complexés (même si Joël Gombin, cité plus bas, dit qu'il ne faut pas projeter l'analyse du Poujadisme sur le FN).
Une spécificité politique de la France, c'est peut-être aussi la Révolution : paradoxalement, même ceux qu'on analyse parfois comme héritiers de l'extrême droite légitimiste peuvent profiter d'une droite "révolutionnaire" moins liée aux "élites".
Merci. Oui, j'aime beaucoup ce genre de déterminisme géographique à la Siegfried.
J'ai des amis de Midi-Pyrénées qui maudissent en effet en ce moment la nouvelle Région et je me demande dans quelle mesure on avait prévu ces effets.
J'ignorais cela sur l'AfD. Les déclarations de Bernd Lucke sur PEGIDA étaient déjà bizarres mais je crois en effet que l'aile actuelle dirigée par Frauke Petry se rapproche encore plus de l'extrême droite sur les réfugiés et même sur certaines questions sociétales, au-delà de la seule question économique de la dette, de la Grèce et de l'Euro. Il faudra voir si la scission de Lucke avec son nouveau mouvement ALFA va casser cette ascension ou si la politique des réfugiés de Merkel et de la CDU va leur ouvrir un potentiel électoral.
Merci. J'aime beaucoup l'aspect de déconstruction des schémas clichés de description mais je ne suis pas abonné au Monde Diplo.
J'imagine que la question sonne assez amateur pour ceux qui travaillent dessus depuis des années !
Pour l'Alsace, une nostalgie de l'époque où l'Alsace était Allemande, et donc dans un régime plus décentralisée que la France de 1871 à 1914 n'est pas à exclure chez certains électeurs. Cette période est peut être vue comme un âge d'or par certains.
Vous mettez en avant "40 ans de chômage" - mais il se trouve qu'en France, spécifiquement, la question croise plus qu'ailleurs celle des "étrangers" - sachant qu'on peut désigner ou considérer de la sorte autant des immigrés récents que des gens nés en France ou présents depuis des générations… L'"étranger", ce n'est plus dans l'imaginaire celui dont on disait qu'il "prenait le travail des français", c'est, hum, "pire": c'est celui qui ne travaille pas - et serait donc "assisté", ou alors délinquant. On ajoute à cela les différences "culturelles" persistantes, avec, je le crains, une part d'exagération ou de dénégation de la part des uns ou des autres… Le fait est que là où il y a pas mal d'"étrangers", ceux qui votent ont voté FN, parce qu'ayant a des griefs, effectifs et imaginaires; et que là où il y en a moins ou peu, on vote moins FN, mais parfois on vote FN quand même, parce qu'alors on a peur, que les "étrangers" "arrivent"…
@Thierry C. Mouais. Reportage de France 3 sur un bled paumé au find fond de la Lorraine où le FN a fait 56% aux régionales. Zéro étranger dans les parages.
C'est bien ce que je disais! Dans les patelins où il y zéro "étrangers", il suffit des actualités télé (on n'y reçoit pas Internet!) et des récits des cousins ou neveux qui reviennent de la "ville", pour que les habitants, souvent âgés, ou retirés à la campagne justement pour éviter un environnement qui ne leur plaisait pas, se disent: "faut surtout pas qu'"ils" arrivent ici". D'où leur vote, ou l'opposition farouche à l'implantation de logements sociaux dans les petites villes, ou le refus pur et simple, par exemple, de l'hébergement de réfugiés… Bref, ce genre de vote est précisément le plus "logique" qui soit! C'est celui de Zootamauxime (dans "Donjon" de Trondheim, le village des lapins, où rien ne change jamais)…
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