On peut regretter que les dialogues philosophiques ratent si souvent leur propre nature de dialogue en n'étant que des traités déguisés. Il y a quelques dialogues de Platon qui semblent peut-être y faire exception en raison de l'ironie de Socrate (est-il sérieux à la fin du Ménon de dire que l'opinion droite est tout aussi bonne que la science pour l'action ?). Les Dialogues sur la religion naturelle de Hume (vers 1770) sont un modèle d'écriture dialogique car il feint de présenter Cléanthe (le Déiste) comme la synthèse et dépassement de Déméa le Religieux et de Philo l'Agnostique mais en fait, Philo reste le vrai héros caché du dialogue pour celui qui sait lire entre les lignes pour dépasser la palme apparente de Cléanthe.
Les Nouveaux Essais de Leibniz (vers 1700) sont souvent considérés comme un échec cuisant car "Théophile" (truchement de l'Auteur) "répond" de manière répétitive à un texte écrit ("Philalèthe", qui récite Locke) qui ne peut pas vraiment s'adapter pour dialoguer avec lui. Les Nouveaux Essais ne seraient que gloses & objections présentées sous forme de faux dialogue. Mais qui sait si Leibniz n'y joue pas parfois en partie la même stratégie que celle que prendra Hume plus tard en attribuant dans certains passages de Philalèthe ses propres doutes d'Ur-Aufklärer en faisant croire qu'il n'est que Théophile ? Il faudrait voir en détail dans la traduction Coste qu'utilise Leibniz les parties qu'il paraphrase en les déformant pour voir la part de Philalèthe qui n'est pas entièrement du texte mais bien un choix dans le résumé.
Je m'étonnais que cette vieille émission radio sur Leibniz commence par une citation Aufklärer de Philalèthe (Nouveaux Essais, IV, chapitre 19 §1) comme si elle était de Leibniz mais ne peut-on pas en effet y trouver un peu de gourmandise dans sa manière de citer ce passage (et la réponse plus irénique de Théophile ensuite n'atténue pas tellement l'ironie de Philalèthe) :
Les hommes croient que l’esprit dogmatisant est une marque de leur zèle pour la vérité, et c’est tout le contraire. On ne l’aime véritablement qu’à proportion qu’on aime à examiner les preuves qui la font connaître pour ce qu’elle est. Et quand on précipite son jugement, on est toujours poussé par des motifs moins sincères.
Ce passage, si on écarte la seconde phrase qui résume bien l'original, prend un peu de liberté avec le texte. J'avais trouvé le nom du personnage "Philalèthe" juste poli mais on peut se demander s'il n'y a pas parfois une tension entre la raison sincère de Philalèthe et la religion de Théophile, entre la vérité et l'usage optimale des idées.
Théophile dit ainsi sa philosophie des Romans et de la connaissance rationnelle des possibilités non-existantes (Nouveaux Essais, IV, I) :
Celui qui aura lu plus de romans ingénieux, entendu plus de narrations curieuses, celui-là, dis-je, aura plus de connaissance qu’un autre, quand il n’y aurait pas un mot de vérité en tout ce qu’on lui a dépeint ou raconté ; car l’usage qu’il a de se représenter dans l’esprit beaucoup de conceptions ou idées expresses et actuelles le rend plus propre à concevoir ce qu’on lui propose, et il est sûr qu’il sera plus instruit et plus capable qu’un autre qui n’a rien vu, ni lu, ni entendu, pourvu que, dans ces histoires et représentations, il ne prenne point pour vrai ce qui n’est point, et que ces impressions ne l’empêchent point d’ailleurs de discerner le réel de l’imaginaire, ou l’existant du possible.
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