On a accusé Gwen Stacy de manquer de "personnalité". Pourtant, elle a marqué durablement les comics Marvel alors qu'elle n'est apparue que pendant 8 ans (91 numéros, sans compter les Annuals), entre Amazing Spider-Man n°31 (décembre 1965) et sa mort dans Amazing Spider-Man n°121 (juin 1973), même si elle est revenue très souvent par la suite sous une forme ou une autre comme un éternel regret refoulé (clones, silhouette fantomatique, versions alternatives, etc.). Gwen, c'est celle qui s'en est allée. Elle n'est hélas plus définie que par son absence, comme la preuve du passage irréversible du temps (et passons sur le fait encore plus horrible que "techniquement", c'est Peter Parker qui la tue involontairement en voulant la sauver lors de sa chute). C'est pourquoi les fans de comics considèrent son décès comme la fin de l'innocence et de "l'Âge d'Argent".
On va voir ici son évolution toute sa première année entre le n°31 (décembre 1965) et le n°42 (novembre 1966), dans la transition entre les deux dessinateurs originels, Steve Ditko et John Romita.
Lors de la première apparition de Mademoiselle Gwendolyne Stacy, Peter Parker vient d’avoir deux ruptures : il a fini sa Terminale au lycée de "Midtown", obtenu sa bourse de sciences pour « Empire State University » (E.S.U., équivalent de NYU ou Columbia) et il a rompu définitivement avec celle qui fut son amour pendant les trois premières années, Betty Brant – il est encore dans le deuil de cette relation et mettra encore une douzaine de numéros à ne plus la considérer que comme une amie. Le point central de la rupture est que Betty ne supporterait pas les dangers et les risques et que Peter veut lui épargner la vérité sur sa double vie. Il a quelques rendez-vous avec Liz Allan, la petite amie de Flash Thompson, mais cela ne va pas très loin - même si Liz semble parfois être un prototype pour Steve Ditko de ce que va devenir Gwen Stacy comme la "fille populaire" qu'on associerait avec le Jock mais qui est secrètement attirée par le Nerd - et Liz reviendra bien plus tard comme épouse de Harry Osborn.
Gwen Stacy apparaît dans le n°31 dans la même case que Harry Osborn comme le nouvel entourage des personnages secondaires, des "freshmen" (les Première Année) à ESU avec Flash Thompson (le seul condisciple qui lui reste du lycée).
Tout le contexte est alors que que Peter Parker est tellement inquiet pour sa Tante May malade qu'il ne remarque pas du tout Gwen et paraît glacial et désagréable avec tous les étudiants d'ESU. Pourtant c'est elle qui est dessinée comme "blonde platine" évoquant un peu Veronica Lake et c'est normalement un cliché pour en faire une "Ice Queen" distante et inaccessible.
Steve Ditko avait souvent une sorte de manichéisme dans son trait où les femmes étaient soit innocentes aux yeux naïfs (comme Betty Brant) soit des pimbêches sophistiquées et hautaines et Gwen était plus dessinée dans ce second style au début, ce qui laisse penser qu’elle n’était pas censée devenir la petite amie de Peter. On ne la voit jamais sourire et son regard semble assez hostile. On se demande même si elle ne va pas être une "bully" qui accompagnerait Harry Osborn et Flash Thompson. Une théorie possible est que "Stan Lee" ou Steve Ditko ne sait pas encore ce qu'il va en faire ou alors qu'il laissait ouvertes plusieurs options. On pense que Ditko est très autonome sur tous ces numéros de sa dernière année (au point que même Stan Lee va reconnaître officiellement que c'est Ditko qui a écrit l'Annual n°2, 1965 avec Dr Strange).
L'évolution de Gwen n'est pas le seul argument pour dire qu'il y avait des divergences entre Ditko et Lee et que l'artiste suivant John Romita serait plus "souple" dans son rapport à Lee (ou bien avec Ron Whyte, un des possibles ghostwriters de Lee si on croit ce qu'il a raconté par la suite).
Les premières scènes de Gwen la montre certes déjà comme attirée par Peter mais elle peut suggérer que c’est surtout par vanité parce que la "Beauty Queen de Standard High School" serait vexée que Peter ne semble pas du tout s’intéresser à elle.
Mais dès le début, on remarque un détail : Gwen est dans le même "Major" universitaire en chimie que Peter. Elle n'est pas qu'une Prom Queen ou la "Ice Princess" générique. Betty était une collègue et Gwen pourrait être plus proche intellectuellement.
Ce n'est que six mois après, au numéro 36 (mai 1966) que Peter la remarque enfin ("Say! I know her! She's Gwen Stacy! She's a freshman at E.S.U. also!"). Il devient clair qu'on est entré dans une comédie romantique où les deux personnages attaquent leur indifférence mutuelle d'une manière qui est aussi ancienne que The Taming of the Shrew. On a même un début d'intrigue à la Lois Lane où Gwen soupçonne Peter d'être un lâche parce qu'elle l'a vu partir rapidement de l'exposition scientifique quand Meteor-Man a attaqué.
Et voici la dernière apparition de Gwen Stacy par Steve Ditko deux mois après, dans le n°38 (juillet 1966). Chacun sait que Ditko était très à droite, un Libertarien "randien" et c'est une des pages les plus à droite de la série. Parker voit des étudiants qui manifestent sur le campus et demandent à Peter de les accompagner et Lee/Ditko les représentent comme des losers hypocrites qui ne feignent de s'engager politiquement que "pour sécher les cours". Flash Thompson et Harry Osborn sont outrés que Peter Parker puisse même adresser la parole à des contestataires mais Gwen les rassure ("He's not with them! Look -- He's leaving!") : non, bien sûr, Peter n'a rien à voir avec des étudiants protestataires et engagés.
On remarque en passant à quel point le Peter Parker de Ditko est une projection colérique des préoccupations du dessinateur. On peut comparer cela avec la sympathie que John Romita semble plus témoigner trois ans après pour les étudiants manifestants dans Amazing Spider-Man n°68 (janvier 1969 - même si Peter continue à avoir des doutes sur certains leaders du mouvement). Mais Stan Lee avait peut-être évolué ou plutôt, ce sont les médias qui avaient évolué et Lee voulait paraître plus cool auprès des étudiants.
C'est à ce moment après avoir fini ce n°38 que Steve Ditko va claquer la porte de cette série à succès sur laquelle il est depuis trois ans.
On connaît l'histoire ou le prétexte. Lee voulait qu'on révèle que le Green Goblin (apparu dès le n°14) était en réalité Norman Osborn, le père de Harry Osborn (introduit seulement récemment dans The Amazing Spider-Man n°37) et Ditko trouvait que c'était trop mélodramatique et qu'il valait mieux pour le réalisme de l'histoire qu'il soit un inconnu.
Je dois pour une fois reconnaître que je suis sur ce point d'accord avec Lee contre Ditko : certes, c'est une coïncidence irréaliste ou un peu "téléphonée" et Lee n'avait eu que deux numéros pour préparer la révélation mais d'un autre côté, Steve Ditko venait de faire un même gag deux fois : dans Amazing Spider-Man n°27, les policiers retirent le masque du Crime-Master et Peter s'étonne que ce soit quelqu'un qu'il ne connaissait pas et dans The Amazing Spider-man n°36 à nouveau, Peter retire le masque de Meteor-Man se dit que c'est un inconnu et qu'il n'y avait pas de raison qu'il le connaisse même s'il était masqué.
Vue l'importance majeure que va prendre le Green Goblin et le fait que Spider-Man et lui vont connaître mutuellement leur identité, cela a fait de meilleures histoires même si la narration va donc associer pour toujours le destin du Goblin et celui de Gwen Stacy.
Ditko part et le nouveau dessinateur John Romita (Sr) va arriver pour plus de 60 numéros (n°39-95 puis 106-115). Romita a dit qu'au début, il n'osait pas encore dessiner dans son style personnel et qu'il fit pendant longtemps une imitation du style de Ditko de crainte de trop dérouter les lecteurs - il dira même que ce n'est qu'à la toute fin au n°106 que son style s'affranchit complètement de l'influence de Ditko.
Pourtant, la narration change assez vite (ce qui peut suggérer que Ditko influençait aussi en partie les dialogues).
Dès ce numéro 39, Harry Osborn va changer complètement et devenir le meilleur ami de Peter alors qu'il était auparavant le fils à papa pénible qui le harcèle. Peter aussi va devenir plus communicatif, moins agressif dans ses rages (même s'il reste souvent assez déprimé).
Romita avait dessiné des romance comics au début des années 1960 chez DC et ses femmes ont des traits plus "doux" ou moins tranchés que chez Ditko. Le style de Ditko est un film noir expressionniste alors que Romita s'inspirait d'un glamor plus hollywoodien. Je crois que c'est la première fois que Gwen est dessinée avec un sourire aimable.
On a donc un virage complet : Gwen se dit que Peter va devenir leur ami et c'est effectivement ce qui va se produire. Les disputes avec Flash vont continuer mais Harry et Gwen défendent désormais Peter.
Dans le n°41, Peter va pour la première fois s'avouer son désir pour Gwen quelques pages après avoir revu Betty Brant et s'être dit qu'il avait fini le travail du deuil et qu'il ne la voyait plus que comme une amie sans regret devant ses fiançailles avec Ned Leeds (qui seront déclarées dans le n°43).
Il veut devenir plus assuré et paraître plus cool, il s'achète une moto, ce qui n'a pas l'air d'impressionner beaucoup Gwen.
"How do you like 'er, Gwen?
- A knockout, Pete!
Juste like you are, Gwendolen! Was I ever so wrapped up in Betty that I couldn't see this living pin-up under my nose! Something tells me my luck is about to change!
Sur cette case de la page 20 du n°41, Peter est très clairement en train de "cristalliser" sur Gwen ("Those eyes! Those lips! She's too much!") et commente que c'est comme s'il la voyait pour la première fois.
Et, mesdames et messieurs, nous passons donc au n°42 (novembre 1966). C'est (roulement de tambours) la première apparition du célèbre serre-tête de Gwen (qui sera parfois un bandana) et Gwen invite Pete à une soirée chez elle. Gwen est passée pour la première fois de personnage presque humoristique pour des quiproquos et disputes à l'objet de ses attentions.
Si vous avez eu la patience de lire jusqu'ici, vous connaissez déjà la dernière case de de ce même n°42, la première apparition de face de Mary-Jane Watson - on l'avait vue plusieurs fois cachée depuis le n°25. Tante May essayait de présenter à Peter la nièce de sa vieille amie Anna Watson depuis le n°15 (août 1964) et le gag récurrent était que Peter redoutait cette rencontre comme une corvée familiale pour faire plaisir à sa Tante (alors que le lecteur savait d'après des commentaires de Flash que cela ne devrait pas être une épreuve si difficile).
Mais si vous lisez la bande juste avant, le contexte est que Peter vient à peine de se dire à lui-même qu'il est amoureux de Gwen et qu'il n'a aucune envie de rencontrer quelqu'un d'autre. La rousse MJ n'apparaît donc que comme une sorte de rebondissement ironique, d'obstacle ou de faire-valoir pour la blonde Gwen, même si elle est mentionnée depuis bien plus longtemps que Gwen.
Stan Lee a raconté plusieurs fois qu'il avait bien l'intention de faire de Gwen le vrai centre de la vie romantique de Peter et que c'est comme si le personnage de MJ s'était ensuite imposé contre ses plans.
Peter se rassure même en se disant que MJ ne doit pas vivre très loin et qu'il pourra donc vite se débarrasser d'elle.
"Funny how I can't get Gwen out of my mind lately. Something tells me she kinda likes me. I never really did ever get to know her. But once I get this Mary Jane ordeal over with..."
Un des comics US les plus célèbres (depuis décembre 1941) est Archie, une bd humoristique sur un lycéen Archie Andrews qui hésite dans un triangle amoureux entre deux de ses camarades de classe, la blonde Betty Cooper (classe moyenne, simple, peu intéressée par les vêtements mais peu sûre d'elle-même et jalouse) et sa meilleure amie/rivale la brune Veronica Lodge (riche, sophistiquée, snob, superficielle mais plus "sexy"). J'ignore comment le comic book a pu tenir depuis Pearl Harbor (83 ans !) sur ce pseudo-dilemme mais bien qu'Andrew n'arrive pas à faire son choix et ne doit jamais choisir, il est clair à première vue que Betty est la personne fiable qu'on épouse et Veronica celle qu'on désire mais dont on divorcerait vite.
Stan Lee va mettre du temps à distinguer mieux Gwen et MJ. Gwen est plus bourgeoise, plus "fille à papa" que MJ (ce qui ferait de Gwen une Veronica - et n'est-elle pas graphiquement une Veronica Lake alors que MJ est une Anna-Margaret ?).
MJ est une fêtarde extravertie des Swinging Sixties qui veut devenir actrice (elle ne sera que mannequin) et Peter la juge plutôt plus superficielle que sa camarade Gwen comme on va le voir par la suite. De ce point de vue, c'est donc MJ qui serait la Vamp ou la Veronica. Peter trouve MJ plus amusante mais va continuer pendant longtemps à la sous-estimer : c'est une fille plus facile que Gwen mais moins intéressante que Gwen. Gwen serait celle avec qui il pourrait parler de sciences et elle serait donc plus proche intellectuellement de Peter. MJ est plus souriante, toujours partante, elle s'exprime dans un style plus jeune et plus proche de la "Contre-Culture". Elle est plus à la mode dans l'esprit du temps (et Lee veut toujours saisir le Zeitgeist) et surtout MJ n'est jamais culpabilisée ou culpabilisatrice (même si les scénaristes vont la rendre plus complexe en disant que toute son apparence est en partie une compensation ou une façade pour une vie familiale difficile). Gwen pleure souvent à partir de l'année 1968, alors que MJ est celle qui rit.
Ce contraste ne va faire que s'accentuer quand Gwen va être représentée comme une angoissée, voire une névrosée qui déteste ou craint Spider-Man (hostilité qui évoque plus l'ex de Peter, Betty Brant). MJ n'aura jamais au même degré ce conflit classique contre Spider-Man et la première fois qu'elle le voit, elle dit juste "Isn't he the dreamiest!").
Dans les vieilles histoires de DC, Lois Lane aime Superman mais méprise Clark alors que Gwen fera l'inverse et semblera trop proche de l'hostilité d'un JJ Jameson pour de nombreux fans, dans son rejet de l'Araignée (beaucoup plus tard au début des années 1980, les scénaristes déplaceront ce trait avec une éphémère amie de Peter, le personnage si malheureux de Debra Whitman qui sur certains points est une Gwen hyperbolique dans ses hystéries arachnophobes).
Je crains que cette angoisse de Gwen ou cette tranquille superficialité de MJ n'aient été une des raisons pour lesquelles les fans vont préférer de plus en plus MJ, la trouver plus charmante ou plus accessible.
C'est peut-être cela le mobile secret, cette angoisse qui va tuer Gwen sept ans plus tard...
(musique dramatique, à suivre)

















3 commentaires:
Je ne suis pas particulièrement fan de comics mais j’ai une véritable tendresse pour toute cette période de l’Araignée (que j’avais achetée en intégrales Panini).
Oui, moi aussi alors que les histoires très "urbaines" de Spider-Man devraient me laisser un peu indifférent (j'aime plutôt les comics de Space Opera). La traduction Panini sur Spider-Man est hélas désastreuse. La traductrice (paraît-il pas mal sur Thor) a voulu faire du Michel Audiard et elle a inventé un pseudo-argot qui n'a jamais existé et qui rend les réparties de Peter Parker complètement loufoques. C'est un des cas où il faut vraiment lire en VO. Le style de Stan Lee est parfois bizarre aussi (quand MJ parle, il essaye de parodie un style "beatnik") mais compréhensible.
Mon fils a acheté les intégrales en v.o. Faudra que je les lui emprunte.
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