mercredi 16 septembre 2009

[JDR] Quels panthéons



  • Lorsqu'on joue à un jeu de rôle fantastique, l'une des différences principales avec la réalité me semble être le rôle de la religion, méta-fiction par excellence. Alors que dans la réalité, la religion n'est qu'un ensemble de croyances qui affecte seulement les croyances, désirs et actes des humains, dans un jeu fantastique, la fiction religieuse devient un récit véridique qui affecte donc la réalité feinte dans laquelle on joue.

    La tradition a été de privilégier le polythéisme, sans doute parce que un Dieu unique paraît trop omnipotent pour qu'on puisse vraiment interagir avec lui dans le récit. Quelle que soit la littérature mystique ou anagogique, le Dieu unique tend à être trop transcendant.

    Une solution intermédiaire avec le monothéisme est pourtant possible avec des Anges et toute une hiérarchie d'Aspects (Personnes, Hypostases), Messagers, Saints, Prophètes, comme dans le Catholicisme mais surtout dans le Gnosticisme qui met sous le Dieu ineffable (le Plérome, Ein Sof) diverses "émanations" divines (les "Æons") comme la Sophia déchue ("Sagesse" inférieure), Abraxas, le Dieu jaloux de l'Ancien Testament, le Démiurge Yahweh /Yaldabaoth/Samael et d'autres Archontes inférieurs (voir aussi le néo-platonisme du pseudo-Denys et le Seigneur de ce monde Melek Taus dans le Yazidisme kurde). Mais je crains que ces hiérarchies demeurent trop intellectuelles pour jouer avec. L'avantage des panthéons polythéistes est justement leur anthropomorphisme accru.

  • Cependant, on est face à un problème.

    Si on invente son Panthéon imaginaire, on contraint les joueurs à apprendre de l'information encyclopédique supplémentaire qu'ils jugent inutile. Cela explique que les mondes complexes comme Glorantha soient si difficiles à utiliser.

    Si à l'inverse, vous les faites trop ressembler à des Dieux de panthéons de nos religions, alors à quoi bon changer leur nom ? Si vous dites que l'Empire de Trucmuche adore le Dieu Machin, roi barbu, qui domine la foudre et dont le symbole est l'Aigle, autant l'appeler Zeus tout de suite. Cf. ce que je disais hier sur le Tarot dans les mondes imaginaires.

    Mais les Panthéons réels sont alors aussi un problème. Si l'Empire de Trucmuche adore Zeus et Poséidon, cet élément de réalité finit par décrédibiliser les autres noms propres, comme "Trucmuche". Il y a alors une pente glissante vers le fait de jouer plutôt dans un passé pseudo-historique : si je mets Zeus, autant jouer directement dans une Grèce alternative.

  • Une solution partielle serait alors de prendre une religion réelle mais peu connue. D&D, qui pillait surtout le Panthéon égyptien ou scandinave dans ses univers, a su un peu utiliser le Panthéon des Anciens finlandais, qui demeure exotique à la plupart qui n'ont pas encore lu le Kalevala. C'est ainsi que Loviatar est devenue une déesse maléfique des Royaumes Oubliés.

  • Un des panthéons que je trouve pour l'instant encore sous-utilisé est la Mythologie de William Blake, un des premiers exemples "mythopoétiques" où un auteur a tenté de remplacer seul dans les années 1790 toute une tradition mythologique (un siècle avant que Dunsany puis Lovecraft ne l'imitent).

    A ma connaissance, à part un roman de Philip José Farmer, Red Orc's Rage, 1991 (qui la réduit à une sorte de psychanalyse jungienne), la Mythologie blakienne n'a pas encore été reprise par la littérature spéculative.

    Cependant, là aussi, il y a plusieurs difficultés.

    Premièrement, ce n'est pas une mythologie complètement autonome. C'est une forme singulière de Gnosticisme chrétien, très hétérodoxe, mais qui fait référence aux textes bibliques, notamment à l'Apocalypse. La transformer simplement en polythéisme dans un jeu est une mutilation simplificatrice.

    Deuxièmement, il faut trier dans le corpus de la mythologie blakienne ce qui pourrait être un texte "prophétique" exportable vers un monde fantastique et des textes qui font allusion à l'Angleterre réelle des années 1790. Un jeu bien adapté à la mythologie blakienne serait peut-être du "Aufklärerpunk" comme le récent jeu français sur la Terreur, Khaos 1795.

    Troisièmement, la mythologie blakienne est pleine de contradictions et les informations sont finalement assez peu nombreuses, en évolution et floues dans les divers livres du corpus de Blake. L'identité des entités est parfois un peu fluctuante et il faudrait nécessairement créer toute une interprétation des différents aspects de la théologie.

  • Petite synthèse simplificatrice de Mythologie Blakienne

    Blake a commencé comme Chrétien protestant mystique mais il fait une lecture "romantique", très allégorique et gnostique où l'identité de Satan est très variable. Depuis le début de son oeuvre, il critique à la fois le rationalisme moderne, le poids de l'Etat et de la religion organisée, et la répression ascétique des désirs sexuels, tout en attaquant aussi le Péché. Blake peut à la fois dire que le Dieu biblique est en fait le Diable par sa malveillance jalouse ou bien au contraire que Satan est une figure prométhéenne et christique de rédemption par libération.

    Sans trop distinguer les périodes, Blake a adapté le mythe de la Chute dans une version assez complexe, qui porte aussi sur l'idée de différence sexuelle.

    L'Homme Primordial est divisé en Quatre Êtres Vivants (les 4 Zoas). La Quadripartition est inspirée des Quatre Animaux dans Ezekiel I, 5-12 et Apocalypse 4, 6-7 : l'Homme, le Lion, Le Veau, l'Aigle, qui ont été associés aux Quatre Evangélistes).

    Platon, dans la République, Livre IX, 588b-588d avait distingué trois grandes facultés de l'Âme avec trois créatures : l'Homme (Raison), le Lion (Ardeur) et la Chimère Polycéphale (Désir), et William Blake distingue ainsi quatre facultés :

    • Urizen : La Raison comme entendement borné, mais aussi l'ordre, la répression, l'autorité, la religion organisée.

    • Urthona : l'Imagination, le travail artistique de la matière.

    • Luvah : l'Amour sous diverses formes.

    • Tharmas : les Désirs et instincts, les tripes et le corps.


    Mais ces 4 Eternels vont se compliquer car ils se diffractent et ont plusieurs aspects. Chacun a un forme éternelle et une forme "déchue" dans le monde. Chacun a aussi un aspect qu'on appelle parfois son Spectre ou son Ombre (Blake semble distinguer les deux mais c'est une partie négative et réprimée, peut-être parfois aussi identique à la "Chute"). Le Spectre étant la partie réprimée et intellectualisée, ce serait alors l'aspect "Urizen" dans les autres Zoas, par exemple.

    Chacun des Quatre Zoas éternels est androgyne et mâle par défaut, mais a aussi, dans la Chute, une "Emanation", une version féminine qui se sépare mais qui amoindrit ainsi l'unité originelle et crée donc diverses formes de désirs (mélange de l'émanation gnostique et de la Shakti ou de la Parèdre). L'Emanation est pourtant aussi une condition de réalisation de ces formes éternelles. Blake assigne ainsi au Désir à la fois classiquement une scission, privation (mythe de l'Androgyne), mais aussi une sorte d'énergie créatrice dans la différence sexuelle.

    Urizen se sépare de son Emanation, Ahania (le Contentement de la Sagesse) et il l'exilera car il ne supporte pas le désir. Ainsi l'Entendement restera toujours insatisfait et plein de répression. Il engendre les Quatre éléments du monde matériel, Thiriel (Air), Utha (Eau), Grodna (Terre) et Fuzon (Feu, cf. Urizen, VIII). Son fils enflammé Fuzon se rebellera aussi contre sa domination, il castre Urizen et le sépare ainsi de sa mère Ahania, qui n'est plus que l'Ombre d'Urizen et non plus son Emanation. Urizen crucifie alors Fuzon sur l'Arbre du Mystère, malgré les larmes d'Ahania.

    La forme déchue d'Urthona est le fils de Tharmas, le forgeron, prophète et poète Los, torturé par le Spectre d'Urthona, éperdument et douloureusement amoureux de son Emanation, Enitharmon (les Formes a priori de la sensibilité, l'Espace et le Temps - même si on dit aussi qu'Il est Temps et qu'Elle est Espace). Enitharmon est aussi la fille de Tharmas et de son Emanation, Enion (le Corps). Elle est aussi la Pitié, première émotion qui scinde l'âme humaine et permet l'intersubjectivité, en conflit avec le Désir.

    L'Emanation de Luvah est Vala, la Nature comme Voile phénoménal.

    Le fils de Los et d'Enitharmon est Orc, qui est le Spectre ou la forme déchue de Luvah, l'Amour comme Passion de libération, l'essor de la Révolution (et qui évoque donc l'enflammé Fuzon, le fils d'Urizen, même si Orc semble un peu plus efficace dans sa révolution).

    [En lisant les textes sur Orc, on pourrait presque imaginer que Derrida était en partie sérieux dans Spectre de Marx avec son histoire de spectrographie.]

    Urizen veut créer l'Univers matériel, Ulro, monde sensible déchu, et lui donner des formes géométriques et mécaniques mais c'est le travail de l'imagination de Los qui va vraiment faire vivre ces formes.

    Orc apparaît alors comme la Passion de la liberté, prométhéenne et satanique, contre l'ordre d'Urizen et de son père Los (et par un amour incestueux pour sa mère Enitharmon, cf. Vala V, p. 60). C'est finalement l'artiste-démiurge Los, qui se plie sous Urizen, qui forgera les chaînes d'Orc, son fils rebelle, lié et crucifié, comme Laios fit avec Oedipe et comme Abraham fit avec Isaac.

    En passant, dans le livre Vala, IX, Urizen et son adversaire Orc, l'Ordre et la Révolution, sont tous les deux décrits des Serpents ou Dragons écailleux, à la fois dangereux tentateurs et messagers de la vérité.

    La fin des livres prophétiques de Blake est ambiguë mais laisse imaginer une possibilité de réconciliation de ces différents aspects scindés. Ce sont les poèmes prophétiques de l'artiste Los - malgré son rôle dans l'enchaînement du Fils Rebelle - qui vont permettre de réveiller l'Homme de son sommeil dans les fers du rationalisme.

    Mais là encore, comme pour le Gnosticisme, je crains encore que la Mythologie personnelle de Blake soit un peu trop abstraite par rapport à tout ce qu'une Mythologie est censée apporter. Sans vouloir réduire les Mythes à de la Magie agraire comme dans l'interprétation de Frazer, c'est un aspect qui apparaît trop peu ici (même si Blake parle dans ses poèmes prophétiques de Personnifications du Soc ou de l'Araire de Charrue et de la Herse comme domestication de la Terre).
  • 4 commentaires:

    MB a dit…

    Le Deities & Demigods d'origine était très éclectique dans ses sources et incluait, par exemple, la mythologie lovecraftienne.

    Là où le choix d'un polythéisme type "auberge espagnole" m'a toujours semblé posé le plus de problèmes, c'est dans les univers inspirés du monde musulman, du genre des Baklunishes ou des émirats d'Ylaruam. .

    Phersv a dit…

    Oui, mais le panthéon Lovecraftien est sans doute trop uniquement chaotique neutre/mauvais (le supplément non-officiel récent Carcosa continue cette tradition lovecraftienne).

    Le Monothéisme est rarement bien traité en jdr, je crois - mais Capharnaüm a une version intéressante du Christianisme.

    Les Baklunis adorent une sorte de Mahomet paladin devenu immortel (Al-Akbar) et Ylaruam de même suit son fondateur, l'Immortel Al-Kalim (mais dans l'univers des Gazeteers, tous les Dieux sont d'anciens mortels).

    Le pire est Zakhara (le monde d'Al-Qadim/Arabian Nights) qui utilise deux Panthéons polythéistes distincts pour représenter la différence entre Sunnites et Chiites, ce qui donne une impression très différente d'une scission interne.

    En revanche, un gag amusant d'Al Qadim est que l'équivalent de Mahomet y est une femme, La Législatrice (Loregiver), ce qui aurait sans doute introduit une dynamique sociale assez différente.

    Dans mon propre Greyhawk non-officiel, les Baklunis sont hénothéïstes et adorent une Déesse unique neutre au-dessus des autres, Istus la Déesse du Destin. Cela permet de garder les clichés sur l'astrologie chaldéenne ou le Fatalisme (fatum mahometanum dont parle Leibniz : Inch'Istus !), tout en introduisant un écart par rapport aux religions patriarcales du Livre.

    Thibault L. a dit…

    Je suis surpris par la vision de Dieu et du Diable dont faisait preuve Blake. J'ai pu voir quelques unes de ses gravures à une exposition, et je pensais surtout à une vision romantique du christianisme, pleine de rage et de passion, mais rien de plus.

    Sinon l'avantage des Dieux dans les jdr est qu'ils permettent à la fois de limiter le joueur dans sa quête tout en évitant de trop le contraindre. Je pense à Vampire la Mascarade où le jeu devint une compétition de GrosBill invincibles jusqu'à ce que la Géhenne survienne et que des Dieux morts vivants -les vampires ancestraux, voire Caïn lui même soyons fou- apportent Terreur et Destruction sur Terre. Ce qui était moyen cool à jouer. Surtout quand on passait d'un extrême à l'autre :p

    Le Dieu de Vampire était la caricature même du Dieu transcendant puisqu'il joue avec les joueurs et décide à la Géhenne de raser le monde, parce que notre planète est corrompue.
    Pour le Monotheisme, c'est possible avec un Dieu discret -genre un petit miracle de temps à autre, des signes subtilement placés- ou avec un Dieu retiré -il créa le monde, plaça ses volontés dans la forme de ce monde puis partit prendre des vacances. Un pote avait modifié Vampire pour aller en ce sens et Dieu après Caïn avait oublié le monde. Du coup, un peu partout des choses révélaient une parcelle de vérité et une des quêtes jouait sur cette présence/absence. Enfin le mieux pourrait être un Dieu créateur impossible à rejoindre ou à contacter mais se manifestant dès lors qu'on reproduisait une capacité de création, le jeu valorisant ainsi la faculté de compréhension puis d'innovation.

    Phersv a dit…

    Dieu me semblait encore assez discret dans Vampire et le (Old) World of Darkness au début (Mage: The Ascension - avant leur mythe atlantéen actuel - avait une cosmologie un peu gnostique qui devait pouvoir être compatible avec à peu près n'importe quoi, dans mon souvenir).

    Mais ensuite Hunter: The Reckoning a introduit de manière trop peu ambiguë des "Messagers" qui devaient être des Anges luttant contre les créatures des Ténèbres.

    J'imagine que le Gnosticisme de Demon: The Fallen (qu'on pouvait certes exclure du reste de l'univers) n'a pas amélioré les choses.