dimanche 20 novembre 2011

Apologétiques



  • Le dernier numéro hors-série de Philosophie Magazine est consacré à René Girard. Le numéro est très clair et il a au moins l'avantage d'avoir aussi quelques critiques au milieu des hagiographies et des superlatifs sur Girard (même si ces critiques n'ont pas le temps d'aller assez loin).

    Autant que je comprenne l'argument apologétique de Girard, qui plaît tant à Jean-Pierre Dupuy, on a la structure suivante :
    (1) Désir mimétique : tout individu humain désire non seulement l'objet mais plus profondément imiter ce que désirent d'autres êtres humains et entrer ainsi en compétition avec d'autres humains.
    (2) Bouc-émissaire et sacrifice : toute société est prise dans une surenchère de violence mimétique et y met fin par l'institution de Bouc-émissaire sur lequel se déchaîne la violence pour souder le groupe. C'est donc en quelque sorte l'inverse du désir mimétique : je ne désire plus aimer pour rivaliser avec le désir des autres mais je désire haïr pour m'associer avec la haine des autres. Ensuite, le bouc-émissaire peut être sacralisé, on peut admettre rétroactivement son statut de victime innocente pour mieux l'adorer, mais peu importe ce statut après coup, il reste nécessaire de le tuer.
    (3) Ce mécanisme du bouc-émissaire ne peut plus fonctionner si la société en prenait conscience donc il est dans l'intérêt de la société qu'on n'examine pas les causes réelles du sacrifice, sans quoi on revient vers la violence. Donc une société par elle-même ne peut pas critiquer ce mécanisme fondamental.
    (4) Or le Christianisme (et dans une certaine mesure déjà certains livres juifs comme Job) met fin au mécanisme du Bouc-émissaire en disant que le Dieu absolument bon s'est offert lui-même en sacrifice dans son innocence complète, pour nous racheter non pas seulement de la dette de nos péchés mais de toute la relation de violence sacrificielle du Bouc-émissaire. Le Christ ne serait alors pas un Bouc-émissaire mais l'intervention miraculeuse pour nous libérer de la malédiction des Bouc-émissaires (et j'imagine que c'est même une justification catholique du mystère de l'Eucharistie où l'Hostie doit nous délivrer de l'hostilité envers nos boucs-émissaires).
    (5) ????
    (6) PROFIT!!!

    (5) Donc si les sociétés se déchristianisent, elles seraient condamnées à revenir vers une violence sacrificielle et des boucs-émissaires. Donc le Christianisme bien interprété ne serait pas une Religion parmi d'autres mais la seule foi possible sur laquelle fonder une anthropologie qui ne cherche pas à violenter un bouc-émissaire.

    (1) n'est pas très original (c'est dans Kojève commentant Hegel) mais Girard a eu l'originalité de le généraliser dans la critique littéraire. Je ne sais d'ailleurs pas si (1) est vraiment si utile pour passer à (2).
    (2) vient notamment de James Frazer mais Girard l'a transformé en une sorte d'universel anthropologique quasi-fatal. Cela le conduit à refuser toute la thèse de Mauss où les sociétés instaurent du sacré et du sacrifice pour permettre une relation d'échange générale et non pas seulement pour mettre fin à la violence (on donne aux Dieux pour pousser le groupe à donner, et non pas seulement pour forcer les Dieux à nous rendre service).
    (3) me paraît peu plausible, mais surtout je ne vois pas vraiment comment cela est censé nous conduire à (4) si ce n'est par une sorte de prémisse (3bis) :
    "Il serait impossible à comprendre de manière rationnelle qu'on puisse dépasser ce cycle "Victimisation/Ressentiment/Bouc-émissaire" s'il n'y a pas un miracle".
    Cette affirmation 3bis fait ici tout le travail apologétique de Girard.
    (4) est le "Nietzschéisme Inversé" ou "Nietzschéisme chrétien" de René Girard : les religions sont du ressentiment mais le Christianisme serait justement le dépassement du ressentiment. Il me semble parfois peu convaincant qu'on ne trouve pas directement ce ressentiment dans la théologie de la rédemption (où l'Agneau porte nos péchés et fait que nous sommes désormais endettés d'une manière infinie envers lui). Girard prétend souvent être plus "scientifique" et "réfutable" que Freud mais on voit mal comment vérifier sa thèse. Si on lui donne un exemple de Chrétien défendant une thèse manifestement "sacrificielle" de la Crucifixion ou bien tombant lui-même dans un déchaînement de bouc-émissaire, comme le vieil anti-judaïsme chrétien, il pourra toujours répondre que c'est un mauvais Chrétien qui n'a pas compris le miracle qui devait mettre fin aux sacrifices et boucs-émissaires.

    Mais mon argument contre (3bis), et donc contre la conclusion (4)-(5), est banal à pleurer.

    Les sociétés ont substitué de plus en plus des animaux puis des oblations à la victime sacrificielle. Loin d'être un "Miracle" mystérieux ou une preuve d'une Révélation, c'est un processus rationnel où la violence archaïque semble bien être de plus en plus remarquée et critiquée. L'archaïsme ne semble pas être une malédiction éternelle ou fatale de la condition humaine, malgré toutes les résurgences qu'on peut signaler ici ou là, ou bien les usages constants des boucs-émissaires chez tous les démagogues. On voit par exemple ce processus de critique dès le mythe grec de Prométhée, où il critique l'institution même du Sacrifice dans la version d'Hésiode dans les Travaux et les Jours et finit en victime innocente (même si certains textes voient en lui un Trickster qui le mérite tout en nous sauvant). Les Tragiques grecs prendront de plus en plus la position de Prométhée.

    Je ne sais si le Christianisme est vraiment l'anti-Bouc-émissaire, mais je doute que ce soit le seul moyen d'empêcher ce mécanisme (ni même un moment transitoire mais absolument nécessaire pour y arriver).

    L'apologétique girardienne ne peut donc convaincre que ceux qui sont déjà persuadés. Le succès américain de Girard va se cristalliser sur ce malentendu religieux.


  • Jon Elster mentionne très souvent un argument de Tocqueville qui est le suivant :
    (1) Sous l'Ancien Régime, les mariages d'amour étaient très instables et finissaient souvent moins bien que les mariages arrangés. On en concluait donc alors que c'était un argument en faveur des mariages arrangés et que la norme dominante était donc correcte.
    (2) Mais dans une société où les mariages arrangés sont majoritaires, les mariages d'amour vont attirer des individus particuliers au caractère assez trempé pour refuser les normes, et qui risquent donc de former des couples particuliers d'individus plus rebelles que la moyenne.
    (3) Donc on a confondu par une mauvaise induction un contexte social contingent et une loi sociale. Les mariages d'amour pourraient être aussi solides que les mariages arrangés maintenant qu'ils sont devenus la norme au XIXe siècle.

    J'ai souvent eu l'impression qu'on faisait la même erreur quand on dit que la diffusion de l'Athéisme moderne va nécessairement et essentiellement avec une "Anomie" destructrice, vers un repli individualiste ou vers le Nihilisme moral.
    On peut à la rigueur admettre que cela a été le cas depuis le déclin des religions organisées, mais ce n'est pas nécessairement un argument contre la sécularisation. Une fois que l'athéisme devient majoritaire, il ne va plus nécessairement fonctionner de la même manière chez les individus. (Cf. aussi cet article sur le fait que l'image des athées dépend de leur quantité) La crainte du nihilisme n'aurait été qu'une phase avant un athéisme "pacifié" où l'individu pourrait retrouver un principe d'organisation morale et sociale plus rationnel, sans avoir besoin de la béquille d'un Juge Omniscient fictif pour que les agents respectent certaines règles.

    Le problème serait si on a l'évolution inverse, si ce n'était pas une phase passagère. On entend de plus en plus des nostalgiques défendre le Mariage arrangé contre le Mariage d'amour qui conduirait à l'instabilité du contrat individuel et à la mort de la famille. On entend aussi les mêmes défendre la Communauté traditionnelle contre l'Individualisme. On entend enfin une sorte d'argument à la Leo Strauss : "bien sûr que Dieu n'existe pas, mais il ne fallait pas le dire, il n'y a qu'une minorité infime qui pourrait vivre moralement sans cette fiction nécessaire."

    J'aurais plutôt tendance à croire que cette anomie et ce nihilisme moderne pourraient arriver même dans une société religieuse. Les communautés religieuses charitables peuvent limiter les manques de solidarité mais une société pourrait produire à la fois anomie et fanatisme (cf. la "théologie de la prospérité" de certains évangélistes conservateurs).

    Mais même si on pouvait décréter qu'il faut dé-séculariser la société au nom d'une contrainte anthropologique supposée, je ne pense pas que ce serait souhaitable. Comment pourrait-on continuer à dire que les religions sont certes fausses mais qu'elles doivent être maintenues et qu'on doit faire semblant d'y croire en raison de leur utilité sociale. On vivrait alors dans une double conscience ou une hypocrisie qui se détruirait elle-même. Un individu et même une société peuvent certes s'engager pour un temps dans cette voie de l'Illusionnisme (faisons semblant d'y croire de crainte des effets collectifs de la vérité) mais j'ai du mal à imaginer que ce soit possible à long terme.

    Il y a peut-être des mythes qui sont des cercles vertueux. Des croyances deviendraient prophéties auto-réalisatrices. Le fait de croire en la relative non-violence de la majorité de nos semblables, y compris des groupes lointains, a pu progressivement réduire certaines violences entre groupes. Dans certains dilemmes du Prisonnier, le fait de croire par avance avec confiance (mais sans naïveté) qu'une majorité va préférer une stratégie altruiste renforce la probabilité que la stratégie soit efficace (et réciproquement la défiance envers ses semblables s'auto-entretient). Sans ces croyances et conventions, on n'expliquerait pas la rareté de la violence.

    Mais la plupart des religions ne sont pas que des croyances sociales ou "pragmatiques" de ce type (comme "le rituel peut vous pousser à être plus organisés ou plus charitables"), elles ont aussi des croyances théoriques, qui sont manifestement des désirs sans aucun fondement (il y a un être absolument bon et omnipotent qui nous surveille, par exemple). Et dans ce cas, la croyance n'est pas auto-réalisatrice, elle n'est que mystificatrice.
  • 5 commentaires:

    Anonyme a dit…

    A mon sens, le désir mimétique n'est que le résultat d'une lecture tronquée et superficielle du livre II de l'Ethique de Spinoza. comme beaucoup d'apologétiste, Girard impose pour commencer une conception pessimiste des passions, qu'il réduit aux passions tristes, afin de mieux imposer par la suite la nécessité d'un fonctionnement théologique de l'imaginaire. ta critique de son argumentation est d'ailleurs aussi déjà présente chez Spinoza, que bien entendu Girard ne cite jamais et feint d'ignorer. Moralité : il faut se méfier des philosophes juifs athées, ils ont le chic pour ridiculiser les sophistes chrétiens.
    Goodtime.

    P/Z a dit…

    Sur 1 : l'originalité de Girard, me semble-t-il est de présupposer le désir avant l'objet. C'est la rivalité mimétique qui crée l'objet désiré. Ce qui revient à soulever l'objection du commencement de la chaine.
    Quant à la question du mariage d'amour, je ne comprends pas l'objection. Le constat est plus simple :"la durée de vie" de 5 arpents de terre est plus longue que le sentiments amoureux.Que l'on soit plus ou moins rebelle n'y change rien !

    Phersv a dit…

    > Goodtime
    Est-ce que cela va loin dans l'Ethique III-IV ? Je me souviens vaguement du fait que les affects sont toujours des "rapports", et qu'il y a des passages sur la compassion ou sur la jalousie (desiderium), mais pas plus.

    Olivier Pourriol a réussi dans son émission de Canal+ à vendre le bouquin de Pautrat sur la sexualité spinoziste en disant que cela faisait comprendre la pornographie.

    > P/Z
    Avec Girard, on peut aussi voir que même si nous n'étions plus dans la rareté le désir pourrait être aussi violent ou "aliénant".

    Sur Tocqueville, jolie formule que les Cinq arpents ! Je me suis mal exprimé. Le mariage arrangé sera sans doute toujours plus "stable" pour des raisons objectives dans une société traditionnelle.

    Mais je pense qu'il voulait dire que l'Ancien Régime voyait dans l'échec des mariages d'amour une preuve qu'ils ne pouvaient pas tenir même du point de vue des sentiments. On devait entendre que le mariage arrangé créerait des liens plus solides, même du point de vue des sentiments (surtout s'ils n'avaient pas vraiment le choix de la liberté).

    Tocqueville fait remarquer qu'il y a une dépendance à des variables cachés de la société : les mariages d'amour peuvent être plus fragiles dans une société où ils sont encore rares (je me demande si on pourrait aussi imaginer qu'ils deviennent à nouveau plus fragiles s'ils étaient une norme obligatoire).

    Elias a dit…

    "Est-ce que cela va loin dans l'Ethique III-IV ?"

    C'est vrai qu'en lisant le maître ouvrage de Matheron on a l'impression qu'en la matière tout est déjà chez Spinoza, mais d'un autre côté Matheron explique Spinoza en ayant lu Kojève (enfin je suppose).

    Anonyme a dit…

    hmm... ton spinozisme est... rudimentaire... C'est... pas bien.
    Le jeu des passions est évidemment très complexe à partir du moment où l'on fait intervenir les corollaires et qu'on les combine. Exemple.
    X aime un objet qu'il s'imagine bon pour lui (alors qu'il ne l'est peut-être pas)
    Y observant X est incité à convoiter le même objet à proportion de ce qu'il s'imagine être semblable à X (donc ce qui est bon pour l'un devrait l'être pour l'autre)
    Y devrait alors aussi aimer X dans la mesure même où il s'imagine semblable et doté de mêmes affects.
    Mais X et Y sont en fait conduit à se haïr car ils sont en rivalité pour l'obtention de l'objet et que donc chacun imagine l'autre comme étant la cause de la privation de l'objet d'amour ce qui entraîne la haine de cette cause.
    Voilà pour le désir mimétique, c'était pas bien compliqué : deux définitions, un corrolaire, une combinaison (la démonstration est même effectué par Baruch)
    Pour le bouc-émissaire, cela va réclamer un peu plus, notamment un recours à certaines lois énoncées dans le Tractatus politicus. Mais, en gros, on peut le figurer comme une combinaison entre deux séries d'affects :
    Une communauté X constate un crime qui suscite sa réprobation ; cela l'entrâine à la haine de la cause ; mais elle est dans l'incapacité de se faire une idée adéquate de celle-ci ; par conséquent sa haine se portera sur l'objet qui se proposera le plus facilement à l'imagination ; cela implique en particulier que cet objet sera plus acceptable s'il ne ressemblent pas à l'idée (inadéquate) que la communauté se fait d'elle-même, donc de préférence un étranger.
    Deuxième série : on peut construire une catégorie de gens qui seront des boucs-émissaires récurrents , il suffit de leur adjoindre un signe distinctif (la natte des Chinois, l'étoile jaune) pour que le ressentiment ne soit pas entravé par la pitié (affection que l'on ressent quand on observe la souffrance d'un être qu'on imagine semblable à soi).
    Cette mécanique s'enclanche d'elle-même à partir du moment où l'on distingue, selon l'exemple donné par Spinoza dans le Traité, entre les citoyens de souche (les premiers arrivants) et les immigrés. Les immigrés ne réclament d'abord que des droits économiques mais de ce fait ils provoquent la corruption de la fondation démocratique de l'autorité de l'Etat et deviendront la cible de la persécution dès lors qu'une catastrophe mettra la survie de l'Etat en péril. Alors qu'il faudrait alors le renforcer en adoptant de nouveaux citoyens, les mauvais dirigeants qui exploitent les passions tristes utiliseront les immigrés comme des bouc-émissaires pour éviter le questonnement sur les vraies causes.
    Il y a évidemment beaucoup plus à tirer des passions, mais rappelons en outre que la possibilité d'une politique rationnelle et d'une augmentation de la puissance libre.
    Quant à la catharsis, il s'agit d'un phénomène réel mais passager : durant la messe les chrétiens s'imaginent réellement qu'ils ont rompu avec les cycles de la violence ; ils redeviennent "normaux" dès qu'ils sortent de l'église et se remettent à brûler des juifs avec entrain.
    Goodtime.