Le naufragé et l'amnésique ne sont pas que des clichés narratifs mais de bons exemples de concepts philosophiques à l'état sauvage dans les récits ou de figures conceptuelles où nos récits animent nos réflexions.
I Le naufragé
Le
conte du naufragé est un texte égyptien (écrit vers 2000-1700 avant JC) sur un homme qui est le seul survivant de son navire et qui tombe dans une île merveilleuse pleine de trésors (et il reviendra riche, bien avant Sinbad). C'est peut-être le plus ancien texte avec ce lieu commun où un individu est arraché à toute sa société, ses vêtements, ses richesses pour se trouver dépouillé de tout sur un rivage inconnu.
On a du mal à concevoir à quel point la Mer pouvait être un abysse effrayant, un tourbillon d'anéantissement qui remettait en cause toute stabilité (cf. la maxime du sage scythe Anacharsis : naviguer est l'acte le plus insensé, c'être entre la vie et la mort). Le voyage maritime n'y est plus seulement l'aventure dangereuse ou la métaphore des difficultés de la vie ordinaire mais ce qui détruit tout le passé de la terre ferme. Le philosophe Hans Blumenberg (qui analyse les métaphores récurrentes dans la pensée) a consacré en 1979 un livre à ce
Schiffbruch mit Zuschauer mais il insiste sur le contentement que doit en tirer celui qui a refusé de s'embarquer dans cette navigation hasardeuse.
Le naufrage apparaît comme le comble de l'ascèse initiatique, une seconde naissance où l'individu est réduit à sa plus simple expression, il ne reste plus de lui que son identité psychique et un corps nu : Ulysse nu devant Nausicaa dans l'Odyssée, Sinbad dans de nombreux voyages et tant d'innombrables romans médiévaux et modernes où des personnages sont isolés les uns des autres par un naufrage (et où parfois il faudra une scène de "reconnaissance" (anagnorisis) pour qu'ils puissent se retrouver, le naufrage servant à retarder la bonne résolution).
Diogène Laërce dit que Zénon de Citium aurait fondé la Philosophie stoïcienne après avoir ainsi tout perdu dans un naufrage, ce qui peut donner le critère réel entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas (on ne perd que ce qu'on n'a pas vraiment et on ne perd pas ce qu'on a). Et il y a d'autres expériences extrêmes qui pourraient jouer le même rôle que le naufrage, comme la chute de sa civilisation (Boèce), la capture, la prison (la caverne de Platon) et la réduction en esclavage qui serait un autre moyen de perdre toute son identité passée (Joseph et ses frères).
Nietzsche dit (
Gai Savoir 46) que les Anciens croyaient tant à la stabilité éternelle qu'ils devaient ressentir un certain frisson à rêver de cette "errance", de se perdre, alors que pour nous modernes, inquiets face à l'instabilité, nous ne rêvons que de la fin de l'expérience, la joie du retour à la terre ferme sous ses pieds quand le naufragé sort de l'eau (mais Socrate dit bien qu'il se défie de ceux qui dissimulent qu'ils sont en fait
dans l'errance). Notre infini est la perte du sol (§124). Ou comme le dira la philosophie anti-fondationaliste de Neurath, notre "sol" n'est plus qu'un réseau, un certain état de radeaux à reformer périodiquement.
C'est pourquoi Blaise Pascal prendra cette image célèbre au début du Premier Discours sur la condition des Grands (vers 1660) quand il fait la leçon aux princes qu'ils doivent feindre de faire comme s'ils méritaient leur position tout en sachant au fond d'eux qu'il n'en est rien :
Pour entrer dans la véritable connoissance de votre condition, considérez-la dans cette image :
Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitans étoient en peine de trouver leur roi, qui s’étoit perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savoit quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.
Mais comme il ne pouvoit oublier sa condition naturelle, il songeoit, en même temps qu’il recevoit ces respects, qu’il n’étoit pas ce roi que ce peuple cherchoit, et que ce royaume ne lui appartenoit pas. Ainsi il avoit une double pensée : l’une par laquelle il agissoit en roi, l’autre par laquelle il reconnoissoit son état véritable, et que ce n’étoit que le hasard qui l’avoit mis en place où il étoit. Il cachoit cette dernière pensée, et il découvroit l’autre. C’étoit par la première qu’il traitoit avec le peuple, et par la dernière qu’il traitoit avec soi-même.
Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvoit roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non-seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards.
Dans ce texte, nous ne sommes pas seulement tous "
embarqués" (
Pensées Le Guern 397), nous sommes tous
naufragés dans notre "identité" dans laquelle nous sommes
jetés et que nous devons endosser jusqu'au bout. Ce corps n'est qu'une demeure précaire et notre sédentarité n'est qu'un moment de notre nomadisme.
C'est ce qu'on peut appeler (depuis Fichte, je crois) la "facticité", le fait de savoir que nous sommes dans cette situation de fait que nous considérons comme une situation "objective" qui ne dépendrait pas de notre action (notre liberté pour l'idéalisme de Fichte consistant à reprendre conscience de cette contingence de notre existence factice et non pas seulement comme chez les Stoïciens à s'y adapter).
Le roman du XIXe s'est amusé ensuite à transformer ce drame existentiel de Pascal en aventure d'ambition politique avec la "
romance ruritanienne" (qu'on retrouve déjà dans les contes sur le Prince et le Pauvre, par exemple chez John Locke). Le personnage (roturier) découvre qu'il est le sosie d'un roi et prend sa place (au moins temporairement), comme le Peuple-Souverain a repris l'ancien Corps sacré et est le nouvel esprit moderne qui remplace le spectre ancien.
Alors que Pascal disait : "Imagine que ce que tu crois être ton identité n'est qu'un accident extérieur et tu dois jouer ce rôle en le sachant", ce qui est censé humilier notre égocentrisme (tout en acceptant le statu quo), le roman ruritanien fait l'usage inverse. Il flatte plus notre volonté de puissance "si tout ton destin pouvait dépendre d'un accident extérieur comme la simple similitude extérieure avec quelqu'un, tu pourrais alors rêver de soudain devenir roi". Pascal appelle à se souvenir qu'il n'y a pas de sens à se demander s'il est juste de mériter un statut social alors que le roman démocratique moderne se plait à séduire l'imagination que la "justice" est en fait dans cet arbitraire que n'importe qui pourrait accéder (pour un temps) à n'importe quelle position, comme dans la Loterie de Babel.
Le Robinson et l'Enfant trouvé
La
Robinsonnade est un naufrage particulier car l'individu est retiré de sa société sur l'île déserte pour mieux reconstituer par lui-même ce qui lui semble compter dans cette société. Au lieu de représenter son abandon, son isolement montre sa maîtrise souveraine puisqu'il peut s'auto-constituer (ainsi depuis la création du genre quand le Robinson est naufragé encore enfant, comme dans le récit médiéval de
l'Autodidacte). Le naufragé est une seconde naissance et le Robinson cherche à montrer ce qui serait le plus essentiel dans cette seconde naissance - il est étonnant que les Stoïciens n'aient pas songé à en écrire déjà.
Dans la science fiction, le naufragé est rarement aussi isolé qu'un Robinson et il doit souvent recréer une nouvelle civilisation à partir des épaves et de quelques restes de son ancienne civilisation. Le naufrage sert surtout à empêcher qu'il puisse simplement repartir ou rester en contact avec les autres planètes pour expliquer une bifurcation où la nouvelle planète créera une civilisation divergente.
L'Enfant trouvé était dans les mythes une preuve d'ascendance divine où le héros n'avait pas d'éducation humaine standard mais où c'était la nature elle-même qui le sauvait. Il était d'autant moins homme qu'il n'avait même pas eu besoin des hommes pour le nourrir.
Le récit de l'Autodidacte, au contraire, avait une fonction théologique pour que l'humain découvre la divinité. Son abandon sur une île illustrait la différence entre théologie naturelle et théologie révélée : l'Autodidacte avait accès à la théologie naturelle par l'expérience et par son entendement, il était déjà déiste aristotélicien, mais il n'avait accès à la "religion positive" et à ses dogmes contingents que par l'expérience historique de la Révélation qu'il ne pouvait pas connaître par lui-même. La philosophie utilisera alors ce thème pour réfléchir à une éventuelle différence entre le dieu de la Raison et celui de la Foi, l'Idée du Bien ou l'Un absolu pour le Sage (avec une éthique universalisable) et une figure plus anthopomorphique pour le peuple (avec des commandements qu'on doit apprendre de fait).
Dans la culture populaire plus récente sur l'Enfant trouvé, le mythe raciste et classiste dans Tarzan n'est pas que naufragé l'enfant régresserait vers l'atavisme, vers la vie bestiale d'ancêtres singes mais au contraire que son ascendance noble de Lord anglais maintient sa supériorité même si on soustrait tout l'appareil idéologique de la grandeur d'établissement. Chez un Américain raciste comme Burroughs, la question de la différence prétendument naturelle entre les humains et les bêtes mais aussi entre les humains était plus importante que la réflexion théologique (même
s'il y a des passages où Tarzan retrouve aussi par un raisonnement un Créateur unique, exactement comme dans l'Autodidacte).
Mowgli est un mythe plus ambigu que Tarzan sur la civilisation puisque il y a des leçons distinctes à tirer de la nature, des leçons qui n'ont rien d'humaines mais que Mowgli va devoir ensuite faire son deuil de ces leçons pour rejoindre son espèce malgré tout. Kipling laisse un espace aux bêtes et à l'ordre de l'évolution naturelle distinct de celui de la civilisation prométhéenne. L'anthropocentrisme y est nettement moins intense qu'il ne le sera dans Tarzan.
II L'amnésique
Le cliché de l'amnésique a quelques analogies avec le naufragé : un individu est arraché à sa vie antérieure et a une renaissance. Mais le naufragé maintient une identité réduite à son individualité, il a ses souvenirs. Le naufragé n'a plus que son soi, l'amnésique n'a plus que son corps et ce qu'il est est une quête à résoudre. L'amnésique doit soit simplement se retrouver et redevenir ce qu'il est déjà (comme le naufragé revenant à la terre ferme), soit repartir de zéro à partir d'une page blanche, ce qui est un mythe plus moderne (les amnésiques ne perdent souvent que quelques souvenirs locaux).
On retrouve alors un lien entre le mythe premier, de la Robinsonnade (permettre à l'individu isolé de recréer ce qui dépend d'autrui) et le mythe nouveau de l'Amnésique (permettre à l'individu de s'isoler de son passé pour se recréer lui-même indépendamment des situations ou des choix antérieurs).
Regarding Henry (1991) de Mike Nichols par exemple n'est pas un récit où le héros doit se retrouver mais où il décide de rompre avec la personne qu'il était devenu et qu'il n'aurait jamais remis en cause sans cette seconde naissance. C'est la vraie leçon du "Connais-toi toi-même" chez Socrate : non pas explore ce que tu es (devenu) mais critique ce que tu es, corrige ce que tu étais pour te perfectionner.
L'amnésie apparaît d'abord dans la réflexion sur la mort et la métempsychose. Comme on l'a déjà vu dans ce
post sur la réminiscence et le choix de sa destinée, Platon utilise le mythe grec du Léthé pour pouvoir fonder une libre responsabilité du sujet : malgré la contingence apparente de sa naissance et de son éducation, le sujet est responsable comme si c'était lui qui s'était choisi lui-même et avait choisi son caractère. Mais nous devons nécessairement avoir oublié que c'était un choix (de même que chez Pascal, le naufragé devrait feindre d'oublier qu'il n'a aucun droit à ses avantages).
La pensée indienne, si fondée sur la métempsychose, a bien sûr plus traité ce concept. Dans une telle vision du monde, dès la naissance, nous sommes tous des amnésiques de nos vies antérieures. L'amnésie est donc le fait normal et non le fait merveilleux, mais les Sages et illuminés sont les rares qui échappent à cette "amnésie individuelle universelle", cette Roue de la Transformation. C'est parce qu'ils ont été délivré du sort commun de cette amnésie qu'ils peuvent ainsi mieux voir ce retour de l'âme dans une progression.
D'ailleurs, la mythologie indienne a ce qui doit être un des premiers exemples d'amnésie dans la littérature mais ce n'est qu'une amnésie partielle sur l'amour (un amant qui perd le souvenir de son aimée) et pas une perte d'identité sur soi.
La belle
Śakuntalā était si éprise de son époux le roi
Duṣyanta qu'elle oublia de rendre hommage au sage Durvāsā (un avatar de Śiva) et celui-ci la punit en faisant oublier son existence à son mari Duṣyanta, sauf si ce dernier revoyait un objet qu'il lui avait offert. Mais Śakuntalā perdit dans la rivière la bague de son mari et ne put donc plus être reconnue par le roi. Ce n'est que des années plus tard qu'un pêcheur retrouva l'Anneau dans le ventre d'un poisson (tout comme l'
Anneau de Polycrate) que le Roi retrouva enfin ses souvenirs de son épouse et de son fils Bharata qui va donner son nom à la nation indienne.
La conclusion de la malédiction de Śakuntalā avec cette circularité du retour de l'Anneau paraîtrait peu satisfaisante pour notre romantisme : nous voudrions que Duṣyanta retombe amoureux à chaque fois de Śakuntalā comme la première fois sans avoir besoin de repasser par le fétichisme de la fidélité à son moi antérieur (c'est la version que prendra la comédie romantique Eternal Sunshine of the Spotless Mind : les amants choisissent de détruire les souvenirs de la dégradation quotidienne de leur amour mais finissent par mieux retomber amoureux, par mieux se re-choisir en espérant éviter certaines des erreurs des premières fois).
Le thème de l'amnésique devient central chez John Locke (Essai sur l'entendement humain, II, 27, 1689). Le fait qu'un amnésique complet doive commencer une autre vie illustre de manière claire qu'un même individu physique peut successivement être deux personnes. Mais l'originalité de Locke est surtout l'argument inverse d'une dissociation de personnalité où si un individu se ressouvenait de phases séparées, le même individu physique aurait donc plusieurs personnalités par intermittences. C'est la première apparition en spéculation philosophique du concept psychologique d'identité dissociée qui ne trouvera des exemples réels que deux siècles après.
L'amnésie dans la littérature contemporaine
Dans la littérature occidentale, le thème de l'amnésique complet me semble être bien plus récent que le naufragé. Il doit y avoir eu un premier texte qui a créé ce cliché où le personnage demande "Où suis-je ? Qui suis-je ?".
L'écrivain écossais
James Hogg (1770-1835), qui influencera l'obsession de Robert Louis Stevenson sur le dualité intérieure du sujet humain dans ses nouvelles fantastiques, écrit en
1823 The Three Perils of Woman et dans la première histoire la malheureuse Agatha Bell a ce qui pourrait être appelé à la fin du XIXe siècle une
crise d'hystérie après la mort de son amie (qui avait été par ailleurs sa rivale en amour) et traverse d'abord un état de coma catatonique et ensuite une amnésie complète. Elle retrouve ensuite son mari et son enfant (dont elle a accouché pendant sa phase d'amnésie mais dont elle n'a aucun souvenir) et doit réapprendre sa vie avec eux. Je ne connais pas encore d'exemple plus ancien d'une amnésie complète d'un individu vivant sans réincarnation.
Le but des amnésies littéraires est avant tout de permettre des Quiproquos.
Le subterfuge de l'oubli permet de retarder le dénouement en empêchant les personnages d'avoir accès à une information essentielle sur eux-mêmes, tout comme le faisait donc le cliché de la naissance mystérieuse de l'Enfant Trouvé ou enlevé à sa naissance.
L'amnésie partielle et l'hypnotisme seront ensuite assez courants (comme dans The Moonstone (1868) de Wilkie Colllins, où l'amnésie temporaire causée par l'opium permet pour la première fois un mystère policier où l'accusé ne sait pas s'il est vraiment innocent ou s'il est coupable (mais certes, c'était déjà l'ironie tragique d'Oedipe ignorant qui est l'Homme responsable de l'assassinat de son prédécesseur). Par coïncidence, toute cette histoire britannique partie de l'Empire des Indes se fonde comme dans la légende indienne de Śakuntalā sur une Malédiction liée à un objet, ici une gemme liée au Dieu-Lune - le McGuffin a été volée à l'idole du Dieu Chandra et la Malédiction ne prend fin que lorsque les Britanniques restitueront le diamant lunaire à la statue indienne (et Śakuntalā était mariée à un Roi de la dynastie lunaire descendant de Chandra).
Un trait remarquable dans The Bourne Identity (1980) de Robert Ludlum (plagié dans la BD XIII) est que l'amnésique complet ne retrouve pas simplement son moi, il est d'abord induit en erreur sur son identité (parce qu'il en avait en fait plusieurs) quand il tente de la retrouver. Le suspense du roman d'espionnage permet de nouveaux doutes sur le masque du personnage (de même que le héros de Memento ignore qu'il est manipulé par son moi antérieur).
Mais c'était déjà un cliché des quiproquos de fiction populaire bien avant. Dans les
comic books des années 1960, par exemple,
Namor the Submariner, qui fait des crises d'amnésie à répétition, est souvent manipulé ainsi par ceux qui abusent de son ignorance sur son passé et ce n'est qu'un prétexte narratif pour refaire de lui un "
anti-héros" craint et menacé par ceux qu'il est censé protéger. Et dans les feuilletons comme dans les comics, l'amnésie dégénère en simple moyen des scénaristes pour éliminer une histoire quand ils ne trouvent plus de moyens logiques pour expliquer pourquoi cela n'aurait pas de conséquences. L'amnésie devrait être la fin de la continuité mais elle permet surtout ici de refaire plusieurs fois la même chose.