dimanche 1 octobre 2023

Mythes argiens (3) Danaos

Dans l'épisode précédent, Io avait eu Epaphos en Egypte et Epaphos avait eu avec Memphis une fille Libye qui avait eu avec Poseidon deux jumeaux, Belos et Agenor, dont les noms semblent plus phéniciens qu'égyptiens. Et Belos va s'unir avec Anchinoé, une fille du dieu du Nil pour avoir à nouveau deux jumeaux, Danaos et Egyptos. La Gémellité va devenir un thème récurrent de cette dynastie avec Danaos/Egyptos ou Proetos/Acrisios ou Melampous/Bias. 

Les Jumeaux en mythologie peuvent souvent être des figures positives de "médiation" comme les Dioscures Kastor & Polydeuces ou à Thèbes Amphion & Zethos (sans parler des mythologies non-grecques, par exemple en Amérique ou chez les Ashvinau indiens où ce rôle positif semble prédominant). Mais dans la mythologie grecque, les Jumeaux humains sont souvent le contraire de ce dépassement de l'altérité. Ce sont alors des figures de conflits dynastiques. Leur lien est alors vu comme une discorde (un peu comme chez l'ethnie Efik du sud-Nigeria où les Jumeaux étaient vus comme un mauvais présage et même tués à la naissance). Au lieu de représenter la fécondité de la 3e fonction comme dans la théorie comparative de Georges Dumézil (sur les "Jumeaux divins"), les Jumeaux humains représentent alors plutôt un danger pour la 1e fonction royale, la dissension, la guerre civile, un excès d'identité qui devient une opposition. Malgré tout le culte des Dioscures, la Gemellité n'est souvent pas une harmonie sereine, elle est plus souvent vue comme une anomalie ou une monstruosité de la nature. Poseidon (père de Belos et Agenor) est aussi lié aux Jumeaux comme il est un géniteur de Monstres en général. 

Le conflit

Danaos régnait sur la Libye et Egyptos régnait sur l'Arabie mais conquit le Nil et lui donna son nom. Ils se disputèrent alors l'héritage de leur père Belos. Danaos eut de nombreuses épouses dont Europe (peut-être sa cousine, fille d'Agénor, dont on dit qu'il aurait aussi épousé une des filles de Belos. On cite aussi une certaine "Elephantis", dont le nom évoque l'Ivoire, comme mère d'Hypermnestre. De ces diverses mères de statut parfois différent, il eut 50 filles et de même son frère ennemi Egyptos eut 50 garçons (Hécatée dit qu'ils n'étaient que 20 chacun). 

La (re)colonisation d'Argos

Egyptos proposa à Danaos de mettre fin à leur conflit par un mariage entre leurs cent enfants mais un oracle révéla à Danaos que c'était un piège. Sous les conseils d'Athéna, Danaos inventa le premier Navire (peut-être une galère à 50 rames dit Paul Mazon ?) pour s'enfuir avec ses 50 filles et après un détour par Rhodes (où Danaos créa le temple d'Athéna Lindia) ils vont vers Argos. Une légende rhodienne prétend que les trois cités principales de Rhodes furent fondées par trois des Danaïdes (et Graves affirme que ces trois Danaïdes sont en fait les Trois Moires). 

Là, Danaos et les Danaïdes en fuite demandent l'hospitalité du Roi Pelasgos, fils de Palaichton (Terre Ancienne). C'était le sujet de la pièce d'Eschyle, les Suppliantes (vers -460), où les filles se défendent elles-mêmes contre l'Hubris de leurs cousins, sans avoir besoin de leur père face au Roi autochtone. 

Or le contexte historique athénien fait une lecture très différente de la nôtre. La coutume du mariage des "épiclères" était qu'une fille qui serait l'héritière des biens de son père devait épouser son plus proche parent du côté paternel (y compris un oncle) pour que les biens restent dans la famille. Les Danaïdes disent qu'elles refusent de payer pour devenir servantes. Mais c'était là la loi domestique athénienne et le public masculin devait donc s'interroger devant cette révolte des filles. Elles ne citent pas explicitement la question d'un inceste avec cousins parallèles mais Emile Benveniste commente dans son article que la question de l'endogamie ou de l'exogamie devait être un des thèmes sous-jacents inconscients : les Egyptiades considèrent que l'endogamie entre consanguins va de soi et les Danaïdes se révoltent contre cette structure familiale en réclamant une loi d'exogamie et Pelasgos finit par leur donner raison. Le conflit garderait la mémoire d'une lutte sur des systèmes matrimoniaux. 

Un argument de ces réfugiées est alors qu'elles ne font que revenir vers le sol de leur ancêtre Io et qu'elles ont donc un droit du sang à revenir vers ce sol. Dans la version d'Apollodore (II.1.4), c'est le Roi Gelanor ("Rieur") qui les accueillit (Graves commente qu'il dut "rire" des prétentions de Danaos à le remplacer). Les Danaïdes auraient apporté avec elle d'Egypte les Mystères des Thesmophories consacrées à Déméter (où les femmes jeûnaient et jetaient des graines pour assurer la fertilité du sol). 

Gelanor aurait cédé son trône à Danaos à cause d'un présage d'un Loup qui était venu dévorer le troupeau. Danaos consacra cela en fondant un temple pour "Apollon Lycien" (le Loup). Le Loup (comme l'Ours) est plutôt associé à l'Arcadie voisine de l'Argolide qui prétendait maintenir des traditions plus archaïque que l'Argos colonisée par les Doriens (des coutumes comme les Thesmophories). 

Amymoné et Poséidon

Quand elles arrivèrent, Argos était frappé par la sécheresse. Poséidon avait asséché les eaux pour punir la région d'avoir choisi Héra comme déesse tutélaire. Danaos envoya ses 50 filles chercher des sources, et c'est une des raisons pour lesquelles elles sont représentées avec des cruches d'eau et cela va justifier aussi la forme de leur châtiment. Peut-être étaient-elles en fait des nymphes des eaux avant d'être considérées comme des mortelles ? 

L'une d'elle, nommée "Amymoné" ("Innocente"), qui chassait un cerf, fut assaillie par un Satyre et sauvée par Poseidon, qui s'unit à elle (est-elle "innocente" parce qu'elle échappa au viol du Satyre ou bien parce qu'on ne peut lui reprocher son union avec le dieu ?). Poseidon lui donna alors les sources de Lerne, juste à l'ouest d'Argos (là où l'Hydre plus tard installa son repaire - une version dit que l'Hydre avait non pas 7 mais 49 têtes) et un des cours d'eau qui coulaient là s'appelait l'Amymoné. 

Robert Graves analyse l'Hydre comme une allégorie pour les Prêtresses des Eaux. Les Danaïdes et ensuite Héraclès de Tirynthe représenteraient alors des conflits théologico-politiques sur le pouvoir de ces Prêtresses. 

Amymoné, fille de Danaos le Premier Navigateur, donna naissance à un enfant nommé Nauplios ("Le Navigateur"), fondateur du port de Nauplie. Ce Nauplios est un personnage contradictoire dans la mythologie et dans la "chronologie" car il serait donc né aux origines des premières cités grecques et pourtant le même Nauplios serait censé toujours régner à l'époque de la guerre de Troie et être le même que le père de l'habile Palamède. Apollodore dit qu'il mourut ensuite noyé après avoir naufragé tant de navires. 



Certains identifient cette Amymoné la Sans-Faute et Hypermnestre, qui, dans certaines versions, est très attachée à sa virginité, et d'autres disent bien qu'elles étaient deux Danaïdes distinctes. 

Les Noces des Danaïdes

Egyptos donne l'ordre à ses fils les Egyptiades de retrouver leurs cousines pour les tuer. Il accompagne aussi leur expédition, ou alors il les envoie seuls et survivra en revenant en Egypte. 

Ils arrivent en Argos et tentent même d'assiéger la Cité pour qu'on leur livre leurs cousines et fiancées. Le Roi Pelasgos refuse au nom de l'Hospitalité. Ce serait pendant ces combats que meurt le Roi Pelasgos, tué par les Egyptiades. 

Finalement, Danaos feignit d'accepter la réconciliation mais il demanda à ses 50 filles d'assassiner leur mari pendant les noces avec le couteau (ou une longue épingle cachée dans leurs cheveux) qu'il leur donna. 49 acceptèrent (et elles enterrèrent les 49 têtes dans les sources de Lerne) mais une seule, l'aînée, Hypermnestre, refusa de tuer son mari Lyncée. Selon Apollodore, c'était parce que Lyncée seul n'avait pas tenté d'abuser d'elle pendant cette nuit. 

Lyncée alla se cacher et Danaos organisa alors un procès contre sa fille Hypermnestre. Eschyle a écrit une pièce perdue sur ce procès et il semble qu'Aphrodite intervenait alors pour sauver la jeune épouse (qui dédiait ensuite une statue à la Déesse de l'hyménée). 

Le mythe a ici plusieurs contradictions. 

(1) Etait-ce vraiment les Egyptiades qui avaient au début voulu tuer leurs épouses ? Mais en ce cas, pourquoi s'étaient-il laissé faire ensuite pendant la nuit de noces ? Le crime des Danaïdes n'était-il qu'une sorte de légitime défense ? 

(2) Apollodore dit que Zeus demanda à Athéna et Hermès de purifier les 49 Danaïdes (dans les eaux sombres de Lerne) et cela signifiait donc qu'il pardonnait leur crime et qu'elles furent amnistiées. Pourtant toute la tradition suivante dit qu'elles furent condamnées à l'éternité au Tartare pour ce crime contre l'Hospitalité en ayant tué leurs cousins sous leur toit. Le mythe originel défendait-il les Danaïdes avant d'inverser l'interprétation ? 



(Pseudo-)Apollodore dit que Lyncée, qui aimait Hypermnestre, se réconcilia avec Danaos et les Danaïdes. Certains textes indiquent même que les Danaïdes eurent le temps d'avoir des enfants et même de se remarier après avoir organisé des "Jeux Hyménéens d'Argos" pour choisir les prétendants (comme dans l'ancienne coutume indienne du svayaṃvara où les épouses pouvaient choisir elles-mêmes grâce à une compétition).  Cf. Pindare, Pythiques IX, 112 : "Autrefois dans Argos, Danaos fixa promptement l'Hymen de ses 48 filles avant que le Soleil eut achevé la moitié de sa carrière. Il plaça ses filles à l'extrémité de la lice et voulut que parmi tous les prétendants, le vainqueur à la course méritât seul de devenir son gendre." (Pindare dit 48 parce qu'il ne compte ni Hypermnestre ni Amymoné). 

Ce genre de compétition se retrouve aussi dans la Course d'Atalante qui refuse de même le mariage tant qu'on ne la battra pas à la course (et de même Pelops doit participer à une course en char pour avoir la main d'Hippodamie). Les Danaïdes avaient donc pu préserver leur honneur tout en gardant le droit de rester fertiles. 

D'autres versions disent que Lyncée tua les 49 (ou 48 ?) Danaïdes et que c'est ainsi qu'elles partirent expier dans le Tartare en devant remplir une jarre percée. Graves pense que les représentations anciennes des Naïades avec des tamis ne furent plus comprises et que cela donna ensuite le mythe de leur châtiment infini.  

Qu'il y ait eu réconciliation ou pas, Lyncée succéda à son beau-père sur le trône d'Argos et il eut avec Hypermnestre Abas, ce qui commença la dynastie danaïde d'Argos. 

La Danais d'Elis

Dans les mythes de l'ouest du Péloponnèse, du côté de l'Elide et de Pise, on dit que Pelops s'était uni avec une nymphe des eaux nommée Danais et qu'ils eurent un enfant nommé Chrysippos (Cheval d'Or), qui d'après Pseudo-Plutarque (Parallela Minora 33) fut ensuite enlevé par Laïos et tué par Atrée et Thyeste. (Chrysippos de Tyria, époux de Chrysippé, serait aussi le nom d'un des 50 Egyptiades)

Cette Naïade dont le nom même est "La Danaïde" est encore un argument pour dire que les Danaïdes étaient des nymphes des eaux et on voit une constante dans les mythes argiens sur l'importance des sources d'eau (Inachos, Lerne...). Argos était parfois appelé "la Cité bien arrosée" parce que sa plaine était moins sèche que les collines d'autres régions. 

Spéculations

Il ne reste plus grand crédit aujourd'hui pour les théories frazeriennes de Robert Graves où Danaos et Eguptos sont un Roi Sacré régnant 49 mois (ou 50 semaines ?) et lié à une Déesse de la Lune Io/Danaé. 

Danaos est un personnage étrange du mythe grec. La version classique ne le rend pas particulièrement sympathique dans son assassinat de ses gendres (même si on atténue le crime en disant qu'il n'était que préventif et que les Egyptiades avaient la même intention) et en même temps les Hellènes de l'Iliade le considèrent comme leur fondateur en s'appelant les "Danéens" (le terme le plus courant dans le texte est "Achéens"). A l'époque homérique, les auteurs de l'épopée identifient "les Grecs" à ces régions argiennes et ont encore le souvenir des cités déclinées de Mycènes et Tirynthe. 

Il y a plusieurs coïncidence avec le mythe celtique irlandais. Dans le Livre des Conquêtes, les Tuatha dé Danann sont la Tribu de Dana. Ils viennent en Irlande en navire comme les Danaïdes. Ils affrontent leurs ennemis les Foimorés mais tentent de résoudre le conflit par un mariage (entre Elatha des Formoriens et Eri des Tuatha dé Danann et entre Cian fils de Dian Cecht et la Foimoré Ethniu fille du géant Balor). Leur héritier est Lugh, qui est donc cousin des deux branches mais la fusion des deux branches échoue : Bres, le fils du Fomorien Elatha, est un tyran qui avantage le clan de son père mais Lugh prend parti pour la famille de son père contre le clan de sa mère. Ils sont une colonisation archaïque et sont ensuite remplacés par les tribus celtiques humaines avant d'aller vivre dans l'Autre Monde sous la terre. Ce nom de Dana aussi fait une référence matrilinéaire même si Lugh résout la guerre en soutenant sa famille paternelle et en tuant son grand-père maternel. Mais cette Dana semble être une déesse de la Terre, pas un Roi mortel ou une Nymphe de l'eau. Les deux syllabes sont très fragiles pour comparer l'invasion danaïde dans le Péloponnèse et l'invasion de l'Irlande (où il n'y a aucune idée d'un retour aux sources mais bien d'invasion). 

Sans vouloir trop projeter d'anthropologie du XIXe siècle sur un prétendu droit maternel originel (théorie de Bachofen), l'interprétation contemporaine par structure familiale est assez plausible. Les Argiens se disent fils de Danaos et disent ensuite qu'il n'eut que des filles mais que les héritiers mâles descendaient ensuite de cette fille de Danaos (via son cousin parallèle Lyncée). On aurait alors dans le mythe le souvenir d'une fin de structure matrilinéaire pour passer vers la structure patrilinéaire

Il y une analogie claire entre les deux Jumeaux Danaos (père des Danaïdes) /Eguptos et la génération suivante des Jumeaux d'Argos Acrisios (père de Danaé) /Proetos, même si cela ne prouve pas la théorie de Graves que Danaé (qu'il considère comme une Déesse lunaire) est le vrai nom de la déesse qui fut ensuite dissimulée sous le nom du Roi Danaos. 

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