samedi 30 septembre 2023

Le début d'El Criticón

Vers 1650, le père Baltasar Gracián, SJ, fit paraître son roman allégorique El Criticón. qui est un vaste "roman initiatique" suivant deux personnages opposés, l'Homme social déçu de tout et l'Homme de la Nature plein d'étonnement, le sage désabusé et l'élève. En complément de notre métaphorologie du naufragé et de l'enfant-trouvé, le roman commence avec ces deux thèmes à la fois qui correspondent aux deux protagonistes. Le naufragé est l'homme élevé en société mais qui est dépouillé de toute sa société (la robinsonnade est une sorte d'ἐποχή anthropologique) et l'enfant trouvé est la figure symétrique, l'homme de la nature qui doit se plonger dans la société et nous permet de nous défamiliariser de nos habitudes sociales. Toute cette épopée pseudo-picaresque, la "satire ménipée" néo-stoïcienne repose sur ces antithèses de ces deux parties de la conscience entre la résignation de l'entendement et l'espérance de la volonté.  

Le livre est divisé en Quatre saisons : l le printemps de l'enfance, 2 l'été de la jeunesse, 3 l'automne de l'âge viril et 4 l'hiver de la vieillesse. Chaque partie d'El Criticón est divisée en XIII "Crises" à la place de chapitres. Je ne résume ici que les 6 premières "Crises" de la première partie. 

I L'île (Crises 1-3)


Dès le début, le personnage de Critilo ("Celui qui juge"se retrouve naufragé sur l'île de Sainte Hélène dans le sud de l'Océan Atlantique. L'île de 120 km2 (à peu près la même taille que Jersey) est à environ 2000 km de l'Angola (à l'époque de Gracián, elle est déjà perdue pour les Portugais et est convoitée par les Néerlandais et les Britanniques). Critilo rencontre sur l'île un jeune Européen abandonné qui ne sait parler aucune langue humaine et qui pourtant sait déjà bien penser. Il est l'enfant de la nature comme Critilo est le fils de la société. Il le nomme "Andrenio" (l'Homme) et lui apprend le langage qui va achever de faire de lui un être humain. 

Andrenio raconte avoir grandi enfermé dans une montagne de l'île en étant nourri par une bête qu'il avait prise pour sa mère. Mais après qu'un séisme l'eut délivré du ventre de cette grotte, il prit conscience qu'il n'était pas identique à ces animaux et commença à se poser la question de son identité. Il en déduisit qu'il devait y avoir un divin Artificier qui soit créateur aussi distinct de lui qu'il l'était de la bête. 

Critilo admire alors la capacité d'admiration d'Andrenio. Etant comme un Premier Homme, il n'est pas aussi blasé que nous et s'étonne encore de toutes les réalités, redescendant de la contemplation du Soleil à toute la diversité de la nature et aux conflits internes dans nos passions (en l'homme "tout est guerre").

II Embarqués (Crise 4)

Quand les navires apparaissent près de l'île, Critilo est déçu de retrouver la compagnie des humains et il explique toute sa misanthropie à Andrenio. Il raconte en une version nouvelle du Mythe de Prométhée que le divin Artificier a fait l'Homme si dépouillé, avec peu d'armes naturelles en dehors de son ingéniosité et de son Langage parce qu'Il savait que les Hommes sont si méchants qu'ils se seraient détruits s'ils avaient eu les mêmes capacités physiques que les bêtes. Notre vulnérabilité est faite pour nous protéger de nos propres vices.  

Critilo enseigne plusieurs langues et différentes connaissances à Andrenio sur le bateau. 

Il lui raconte alors son histoire avant son naufrage. Il était né dans une famille riche de négociants, sur un navire pendant une tempête alors qu'ils allaient dans les Indes Orientales à Goa (qui appartient au Portugal depuis le début du XVIe siècle, on est sous Philippe II et le Portugal était uni à l'Espagne jusqu'en 1640). Grandissant dans la colonie, Critilo fut (comme Sinbad le Marin ?) un enfant trop gâté, joueur et mal élevé. 

Il tomba amoureux de la belle Felisinda mais les parents de Critilo s'opposaient à cette union. Il dut attendre la mort de ses parents pour pouvoir demander sa main. C'était trop tard car les parents de Felisinda l'avait fiancée à un neveu du Vice-Roi des Indes. Critilo le tua alors en duel. Emprisonné, il perdit toute sa fortune et tous ses amis et était donc déjà dépouillé de tout bien avant le naufrage, par les tempêtes de la vie. Les parents de Felisinda décidèrent de quitter les Indes. Dans sa geôle, Critilo changea complètement de vie et devint un philosophe en étudiant Platon et les Stoïciens. "Con esto pasaba con alivio y aun con gusto aquella sepultura de vivos, laberinto de mi libertad."

Libéré (peut-être grâce à l'intervention lointaine de Felisinda ?), Critilo devait repartir des Indes vers l'Europe et il s'embarqua. Il crut pouvoir lier amitié avec le capitaine du navire mais il ignorait que ce navigateur voulait en réalité servir la vengeance du Vice-Roi. Quand ils furent en pleine mer, le capitaine le jeta à la mer. L'équipage, qui ignorait la trahison, eut le temps de lui jeter une planche de salut et c'est ainsi que Critilo se retrouva sur l'île de Sainte Hélène. 

IV L'arrivée dans le Monde (Crises 5-6)

L'auteur (qui semble bien plus proche du pessimisme de Critilo que de l'innocence d'Andrenio) explique que si nous avions tous assez de savoir avant que de naître, aucun de nous ne l'accepterait jamais (on comprend que cela ait été un des livres favoris de Schopenhauer). Et Andrenio sert donc d'un Adam qui aurait l'intelligence avant l'expérience, de l'esprit avant même que d'avoir vraiment vécu dans le monde. Mais c'est là sa chance aussi d'avoir une raison si peu dépravée par le monde social. L'ironie pessimiste du texte vient de cette naïveté du point de vue d'Andrenio, bien plus approfondie que celle de Candide un siècle plus tard. 

Celui-ci (qui a un fort désir de se trouver une mère, comme Critilo est devenu son père adoptif) admire la gentillesse et la tendresse touchante de "mères" (bergères) envers l'armée de leurs "enfants" avant de découvrir qu'elles les mènent en fait à l'abattoir. La plupart des expériences sont alors de ce type, des illusions et des déceptions dans une ambiance onirique où on ne sait ce qui vient des erreurs d'interprétation d'Andrenio et d'une possibilité de fantastique. Une autre femme, plus belle que la première, vient sauver une partie des agneaux et les emmène hors de leur massacre vers un refuge. Critilo explique que ce n'était là qu'une scène allégorique et que la première bergère séductrice et trompeuse était l'Appétit, la tentation de Nos Penchants Sensibles et que la seconde femme était La Raison, qui n'arrive toujours qu'en second et doit donc lutter d'autant plus contre le commencement trompeur. 

Critilo montre alors le Carrefour de Mercure et reprend le mythe de Prodicos. Il fait l'éloge du Juste Milieu contre les voies des différents vices. Dédale a su éviter à la fois l'excès du Soleil et le défaut de la noyade. 



Ils rencontrent le centaure Chiron qui enseigne une sagesse cynique et dit qu'il n'a jamais rencontré de vrais êtres humains mais que des humains sujets à leurs appétits bestiaux. Il leur explique que ce monde serait parfait mais que les humains l'ont inversé en une "nef des fous" comme celle peinte par Bosch. Les tyrans sont adorés et les sages sont ridiculisés. 

Pues advertid, dijo Quirón, que éste es un error muy común, una desesperación transcendental, necedad de cada día y mucho más de nuestros tiempos.

La suite du "roman" est une quête pour retrouver Felisinda (Le Bonheur), qui serait l'aimée de Critilo mais aussi une mère pour Andrenio et qui se trouverait sur l'Île d'Immortalité

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