J'ai une mémoire trop sélective et confabulatrice, notamment sur les textes. J'étais persuadé que dans le dernier Chant de l'Iliade, le chant XXIV (Omega en Grec), Achille évoluait dans le récit, qu'il ne voulait au début pas céder le corps d'Hector en raison de tout son ressentiment et ensuite était emporté par une compassion plus fondée sur la conscience de sa mortalité prochaine et sur son propre père Pélée.
Pour faire un anachronisme moderne, je voyais toute l'Iliade comme un "arc narratif" où Achille le colérique doit surmonter son ardeur agressive et redevenir enfin humain dans cette scène de supplication en apprenant à ne pas faire de punition collective contre ses ennemis (alors qu'il avait refusé d'écouter son père symbolique Phénix dans les précédentes supplications). Cesser d'humilier le corps d'Hector, c'est lui reconnaître à nouveau un statut sacré de personne et non de chose. C'est l'interprétation de Simone Weil : l'Iliade serait une épopée pacifiste qui veut rappeler que c'est la violence qui nous déshumanise mais qu'on peut se rappeler la différence entre des personnes et des choses. Contrairement à ce que dit Horace (Ars Poetica 120-122), le sens de l'Iliade est que le tueur doit voir à nouveau l'humanité et donc ne pas nécessairement rester figé comme :
impiger, iracundus, inexorabilis, acer.
Mais c'était une reconstruction de la manière dont j'aurais voulu que la célèbre scène se passe.
Le problème, c'est Zeus.
Zeus est venu faire pression (par l'intermédiaire de Thétis) et Achille a déjà promis de rendre le corps avant que Priam n'arrive. Achille n'a pas besoin d'écouter la supplication de Priam, il obéit au Roi des Dieux. Il y a un passage étrange où Achille semble s'emporter devant la rançon qu'offre Priam mais l'accepte ensuite aussitôt. On aurait aimé qu'Achille refuse cette rançon mais il n'y songe pas, ce n'est pas la raison de son accès de colère. La morale grecque sur ce sujet devait voir cela comme normal.
De même, le fait que Zeus ait promis à Priam à l'avance qu'il n'aurait rien à craindre s'il se rendait chez Achille enlève beaucoup du sublime de son courage.
Ces deux interventions de Zeus sur Priam et Achille sont donc plutôt une faiblesse de la conclusion : cela force Achille alors qu'il serait mieux à nos yeux modernes qu'il découvre un peu de moralité et cela retire l'audace de celui qui vient le supplier.
Un autre problème de ma théorie d'une "progression" d'Achille est que toutes les suites d'Homère dans le cycle épique vont au contraire garder fixe le personnage d'Achille dans ses passions colériques (il va tuer Troïlos et dans certaines version veut le violer, ou exiger la mort de Polyxène et ne montre pas de modération particulière). Les suites en feuilleton (comme dans les comic books) finissent par nuire à la progression d'un personnage dans une oeuvre. Mais Homère n'avait probablement pas vraiment cela en tête comme un but.
Un autre élément de la scène est qu'Achille est sans doute un peu satisfait d'offrir cette trêve des funérailles d'Hector pour montrer son autorité contre Agamemnon.
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