On avait déjà évoqué ici deux petites histoires récurrentes, deux "récits conceptuels" : le Naufragé et l'Amnésique. (et par exemple l'usage qu'en fait Blaise Pascal). Il y a deux petites analogies ou petits mythes dans les livres VI et VII de la République de Platon qui sont un peu moins connues que la Caverne et la Ligne du début du livre VII : (1) le Navire sans pilote et (2) le Fils sans parent.
(Louis Guillermit y insiste dans son joli livre Platon par lui-même)
I Le Jeu de dés, le Cheval-coq et la Nef des fous (République, livre VI, 487b-489c)
Adimante dit à Socrate qu'il a l'impression que le jeune citoyen qui écoute les arguments de la dialectique se trouve entraîné malgré lui peu à peu et ne sait pas s'il s'est laissé manipuler, comme un joueur qui tombe toujours dans les pièges d'un joueur plus doué au jeu de dés, qui connaît les trucs avec les dés pour bloquer son adversaire.
Socrate répond qu'en effet il y a des risques dans la dispute du dialogue. Il utilise alors plusieurs analogies mélangées "comme des boucs-cerfs".
Pourquoi ces chimères ? Euripide accusait Eschyle dans les Grenouilles d'Aristophane d'avoir combiné dans ses pièces d'étranges chevaux-coqs (hippalektryon) et des boucs-cerfs (tragelaphos).
[Eschyle avait écrit dans une tragédie perdue, Les Myrmidons, que pendant la grève d'Achille les Troyens viennent brûler le Navire de Protesilaos de Thessalie (marié avec la cousine de Jason l'Argonaute) et que ce navire avait en figure de proue un "Cheval-Coq" (animal qu'Aristophane trouvait particulièrement ridicule et oriental).
Une autre tradition racontée par le Pseudo-Apollodore dit que ce sont les Troyennes captives qui se révoltèrent et brûlèrent ce navire de Protesilaos au Cheval-Coq quand elles furent emportées par les Grecs. Ce n'est pas exactement un naufrage dans l'eau mais une destruction des navires par le feu qui força alors les rescapés à s'installer en mélangeant maîtres danéens et esclaves troyennes. La catastrophe de la perte de la Nef dissout ici les différences des origines et doit faire oublier une hiérarchie dans la refondation d'une nouvelle cité, retour de la stabilité après les errances nostalgiques du retour à la patrie oubliée.]
La première image de Socrate est celle du Navire privé de son pilote, tel un bateau-ivre.
L'individu futur philosophe est embarqué. Il est comme un passager d'un navire dont le Pilote, compétent mais devenu de plus en plus distrait et sourd, s'est fait manipuler par certains de ses assistants trop ambitieux. Ils lui ont fait boire du vin ou de la mandragore pour prendre sa place [comme le sophiste Ulysse a su faire boire le Cyclope Polyphème ou comme ce sophiste de Lieutenant Alan, dans le Crabe aux Pinces d'Or, a pris la place de cet ivrogne de Capitaine Haddock pour diriger le Karaboudjan].
Ce capitaine n'était en effet pas assez habile pour savoir que l'art de la navigation doit aussi prendre en compte l'évaluation des risques que peuvent représenter les opinions et passions de ses passagers. Il connaissait les éléments mais pas assez les hommes. Ils ont pris la place de ce vieux capitaine dépassé. Ils se battent pour avoir le gouvernail et s'étonnent que le navire erre à présent, alors qu'ils n'ont pas pris la peine d'avoir les compétences requises. Ces imposteurs affirment même qu'il n'y a pas d'art du pilote et que ceux qui prétendent acquérir cet art de la navigation ne bavardent que pour rien dire.
La politique n'est alors plus qu'une compétition de pirates-sophistes et plus une recherche de ce qui est juste. Le philosophe est alors méprisé et rejeté de cette Nef des Fous. Périclès - quelles que soient ses imperfections - a été remplacé par les démagogues et on n'écoutera pas Socrate ou Platon - on jettera peut-être même celui-ci comme galérien comme la légende de Denys de Syracuse.
Le philosophe est donc comme le sage Palamède (cf. République VII, 522d) qui est calomnié par le rusé et trompeur Ulysse et cette cité est un cheval-coq malmené par un équipage d'imposteurs. Ce mythe de Palamède finit par un naufrage pour ceux qui avaient choisi l'injustice, naufrage par l'eau et par le feu comme le père de Palamède se sert de faux phares pour égarer les marins qui reviennent de Troie.
II La parabole de l'Enfant trouvé (République, Livre VII, 537e-539a)
Sautons ensuite du Livre VI au Livre VII. Après l'Allégorie de la caverne, Socrate reprend à nouveau avec Glaucon la question posée par Adimante : la dialectique des philosophes n'a-t-elle pas des dangers.
Oui, le reconnaît Socrate et il faudra y faire attention dans l'éducation.
Imaginons un jeune homme élevé dans une famille riche qui tente de lui apprendre ce qui est bien. Il sera entouré de flatteurs qui veulent profiter de ses biens. Supposons qu'il apprenne soudain que ses parents l'ont en fait adopté et qu'il a reçu ces biens de l'éducation et ces biens de sa fortune par hasard. Alors, sous l'impulsion des flatteurs (qui ne lui parlent de ses plaisirs que pour lui soutirer ses richesses), il est plus vraisemblable qu'il rejette toute la morale qu'on lui a apprise mais continue à dilapider sa fortune en augmentant ses vices.
De même, celui qui va connaître ces disputes dialectiques se verra souvent réfuté et croira que l'argumentation signifie qu'on peut donc soutenir n'importe quoi. Ses parents étaient les Lois (cf. la prosopopée des Lois dans le Critias) et toutes ne sont pas justes mais il va "jeter le bébé avec l'eau du bain" comme on dit trop souvent. Ou plutôt : jeter la Justice et la Loi-parente toute entière avec le secret de ses origines. Il fera un mauvais usage de la dialectique, deviendra sophiste ou tombera dans la misologie. C'est pourquoi Platon - qui a pourtant connu Socrate jeune - dira que la philosophie ne doit pas être enseignée aux jeunes. Il faut savoir commettre un Parricide mais ne pas le faire trop tôt.
L'accoucheur Socrate se sert donc de cet Orphelin pour concéder l'accusation majeure que feront les sophistes contre lui : oui, la dialectique déviée de son but peut aussi "corrompre la jeunesse" de la Cité tout comme la dangereuse rhétorique des sophistes.
Les sophistes se défendaient en disant que leur technique est "neutre", excellente pour le pouvoir mais aussi létale. Socrate dit qu'elle est si puissante que la sagesse qu'elle vise exige une sagesse dans l'âge pour l'atteindre.
Platon / Pascal
On remarque que l'argument est assez différent du sosie du Prince chez Pascal (déjà vu sur le Naufragé).
Chez Platon, le jeune homme découvre qu'il n'est pas ce qu'il croyait être et ne suit alors que son plaisir en rejetant tout ce qui pouvait être bon dans les moeurs communes. Chez Pascal, l'individu s'attribue un mérite auquel il n'a pas droit mais il doit en tirer une morale en sachant qu'il n'est pas "légitime" dans l'absolu mais qu'il doit accomplir ses devoirs comme s'ils l'était.
Cet Enfant trouvé ne rêve pas d'une ascension par de vrais parents mystérieux comme chez Marthe Robert. Il va au contraire être en rébellion contre ses parents adoptifs (les Lois, l'éducation) alors que ce sont eux qui lui ont donné une telle ascension qu'il va gâcher sans pouvoir trier parmi les opinions et les passions.
Le jeune homme de Platon est corrompu parce qu'il suit l'entourage ignorant de ses flatteurs. L'usurpateur de Pascal, au contraire, a raison de tenir compte de l'opinion fausse des ignorants qui croiront qu'il "mérite" ses honneurs. Ce serait être un demi-habile que de rejeter cette imagination sans en voir aussi les avantages. Il faudra feindre d'oublier ses origines réelles en faisant comme si l'apparence était justifiée.
[En passant, j'avais déjà parlé de l'inversion qui est faite dans le Mythe de l'autochtonie entre Platon et Hobbes. Socrate dit (République, III, 414b) qu'il sera bon de faire croire à tous qu'ils sont sortis de la terre de cette Cité pour éviter de rappeler les différences d'origines et le but est ainsi de limiter la morgue aristocratique des guerriers. Hobbes dit (De Cive, 8, 1) qu'il fait comme si les individus étaient sortis de Terre déjà formés sans aucune famille pour supposer un atomisme d'intérêts individuels à l'état naturel avant toute convention sociale. ]
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