J'ai souvent eu envie de lire les mythes grecs non pas selon une pseudo-chronologie ou selon les seuls arbres généalogiques mais plus spatialement par zone géographique. Le mythe devait avoir une émergence "locale" qui renvoyait à des cultes et des rites tribaux, avant que les Mythographes ne synthétisent des légendes contradictoires des différents lieux pour forger une "mythologie" de plusieurs tribus. Et de nombreux mythes renvoient à des toponymes qui prennent plus de sens quand on les relie, comme dans le livre de Pausanias, La description de la Grèce. Certes, ce n'est pas toujours pertinent car il y a aussi des mises en correspondances de zones très différentes, ne serait-ce que parce que les Grecs sont des navigateurs et des colonisateurs.
Je commence par le Péloponnèse parce que l'Attique et la Béotie sont globalement assez "bien connus", et plus particulièrement par l'est, par Argos - parce que le héros argien Amphiaraos est un de mes mythes favoris. Cela dit, le mythe de Pelops, qui donne son nom à la région, se centre plutôt sur l'ouest avec l'Elide.
Le décalage historique est que les épopées homériques (peut-être dès le IXe siècle) sont censés décrire des événements fabuleux datant d'environ quatre siècles avant. Mycènes et Tirynthe y sont des cités importantes alors qu'elles ont déjà décliné quand les récits sont chantés. Argos était encore vivace à l'époque des aèdes et a une importance mythologique sans commune mesure avec son rôle de second plan par rapport à Sparte à partir de l'époque classique. Chez Homère, Diomède est roi d'Argos mais vassal d'Agamemnon qui est roi de Mycènes. Comme le dit Thucydide au début de son Histoire de la (Seconde) Guerre du Péloponnèse, Homère ne dit pas souvent "Hellènes" (sauf pour parler de certaines tribus comme les Myrmidons d'Achaïe Phtiotide en Théssalie), il dit d'habitude "Argiens" ou "Danéens", ce qui renvoie bien à une colonisation supposée d'Argos par la nombreuse descendance de Danaos.
Le cadre géographique d'Argos
La péninsule du Péloponnèse fait à peu près 20 000 km2 (plus petite que la Bretagne, la Normandie, la Sicile ou la Sardaigne). On divisait traditionnellement le Péloponnèse en (au moins) sept parties principales :
(1) l'Achaïe (au Nord, appelée "Aegialos" dans les textes homériques, car "Achéen" était beaucoup plus général), (2) l'Isthme de Corinthe (le Nord-Est), (3) les plaines de l'Argolide (l'Est), (4) la Laconie (le Sud-Est), (5) la Messénie (le Sud-Ouest), (6) l'Elide (l'Ouest) et enfin (7) l'Arcadie (le Centre, montagneux et sauvage).
[En réalité, on devrait ajouter une huitième petite région historique, la "Cynurie", sur la côte est entre l'Argolide et la Laconie, mais cette mince ceinture qui était disputée entre Argiens et Lacédémoniens à l'époque historique ne me semble pas jouer un rôle mythique très important - de nos jours elle a été attribuée au nome d'Arcadie pour lui donner un accès à la mer]
L'Argolide (Ἀργολίς) couvre environ 2000 km2 sur l'est de "l'Île de Pélops". Il n'y avait que 11 km entre Mycènes et Argos et 8 km entre Argos et Tirynthe. L'Argolide est bordée par deux Golfes, le Golfe saronique à l'est (qui la sépare de l'île d'Egine, de l'Isthme de Corinthe et Mégare) et le Golfe argolique au sud.
Au nord s'étendent les Mont Apesas (ou Aphesas, 870 m) et Tretos (autour de Némée, célèbre pour le Lion de Némée et les Jeux néméens) qui limite les terres de Corinthe. De ces monts coule vers le sud le fleuve Asterion qui arrosait la cité de Mycènes et disparaissait pour alimenter le fleuve Inachos. Les mythes parlaient d'une rivière disparue à Argos, le Képhisos (qu'il ne faut pas confondre avec d'autres rivières du même nom en Béotie et en Attique).
La rivière la plus importante est l'Inachos qui coule depuis l'ouest de l'Argolide (Monts Lyrkeion) et vient se jeter dans le Golfe argolique au sud entre Argos et Tirynthe, pas très loin du lac de Lerne. Le cours actuel (appelé Panitsa) fait 42 km. Une autre rivière, l'Erasinos coule vers l'est jusqu'à Lerne les Monts Artemision (1800m) entre l'Arcadie et l'Argolide (certaines sources disent que l'Erasinos aurait sa source "depuis le Lac Stymphale" mais celui-ci est beaucoup plus au nord en Arcadie - ce qui n'arrêterait certes pas les mythes des rivières grecques qui aiment souvent inventer des cours qui passent sous la terre et peuvent même traverser la mer, comme l'Alphée ou l'Asopos). Le principal port de ce Golfe argolique est Nauplie (c'est de nos jours la principale métropole de toute la région).
A côté de Mycènes se trouve le Mont Euboia (qui est identifié avec une colline Evvia, 500 m et considéré comme une fille du dieu-fleuve Asterion, avec sa soeur Akraia) et c'est là qu'était le célèbre Heraion, le grand Temple d'Héra à Prosymna.
Plus à l'est de cette péninsule d'Argolide, après les Monts Arachnéens (Arakhnaio) on trouve Epidaure (le grand sanctuaire d'Asclépios) et Trézène (Τροιζήν, ville d'Aethra et donc ville naissance de Thésée).
Plan : les trois périodes des Rois d'Argos
On va voir une superposition de différents noms : Aegialée, Apia et ensuite Péloponnèse. On peut en gros diviser trois grandes périodes mythiques dans les récits d'Argos
- les Inachides et les premiers Pélasgiens
- l'invasion de Danaos et les Abantides comme Persée
- la Triple Monarchie d'Argos jusqu'à la fin des temps mythiques
Autochtonie et origine orientale
Les Grecs sont souvent à nos yeux des ethnocentristes qui refoulent beaucoup d'influences orientales. Mais les mythes du Péloponnèse ont une manière originale de le faire en disant à la fois que les premiers fondateurs furent autochtones ("des Pélasges", le peuple pré-hellénique) et qu'ils furent en même temps les ancêtres de héros orientaux ou héllènes qui revinrent reconquérir le territoire (Pelops est un Lydien ou Phrygien, donc d'Asie Mineure mais Danaos l'Egyptien descend via Io d'Inachos). Ainsi, ils arrivent à admettre à la fois une succession d'invasions et le fait que tout invasion n'est qu'un retour aux sources (ce qui est peut-être une tendance très générale des mythes, de légitimer un état de fait par une origine oubliée puisque tout rite est une répétition et un retour). Sur ce point, c'est assez différent d'Athènes, qui admet moins d'influences étrangères avec ses fondateurs comme Cecrops et Erechtée. Mais à l'opposé les mythes thébains partent d'un fondateur phénicien et du mythe d'Europe (même si on verra que les origines exotiques, égyptienne ou phénicienne, se rattachent toutes à la même "source" dans la version argienne qui est le dieu-rivière Inachos).
L'autochtonie est ici représentée par les cours d'eau de la plaine argienne. Le premier fondateur est Inachos (Ἴναχος). Robert Graves prétend que son nom signifie "qui rend fort" et j'ignore si c'est fiable. C'est le Dieu du Fleuve d'Argolide et il est un fils d'Okeanos et Tethys. Le Romain (Ps.)Hyginus énumère 17 Dieux Fleuves enfants d'Océan, dont 6 seulement sont grecs : "Achelous, Aegyptus (le Nil), Alphée, Axenus (Axios), Céphise, Inachus, Indus, Ismènus, Méandre, Oronte, Scamandre, Simoeis, Strymon, Tanais, Thermodon, Tigris & Euphrates".
Stace mentionne une statue d'Inachus "aux doubles cornes" (bicornis, Thébaïde, II, 217) car les dieux des rivières étaient souvent représentés avec des cornes de taureau (cf Aélien, Hist. 2, 33 "Les dieux des fleuves ont souvent une forme bovine et selon les Argiens Céphise a particulièrement du goût pour le bétail").
Une expression poétique pour parler des Argiens sera souvent les "Inachiens". Sur la côte nord-ouest de la Grèce, en Acarnanie se trouve un autre fleuve nommé également Inakhos (cf. Strabon 326-327) et la mythologie faisait de cette Acarnanie une ancienne colonie argienne (fondée par Alcméon fils d'Amphiaraos).
Mais d'autres versions plus évhéméristes disent qu'Inachos était un humain, le premier héros venu s'installer sur ces plaines. Le Fleuve se nommait alors le Carmanor (nom d'un dieu de la fécondité crétois) et ensuite le Haliacmon ("Enclume de sel", qui aujourd'hui est le nom d'un autre fleuve en Macédoine, le plus long de Grèce). L'auteur du De fluviorum et montium nominibus (18.1) dit qu'Haliacmon de Tirynthe s'était jeté dans le Carmanor parce qu'il aurait vu Héra et Zeus coucher ensemble sur le Mont Coggygion (Coucou) où il faisait paître ses bêtes et qu'il aurait ainsi perdu la raison.
Le culte d'Héra
A l'origine du monde, les Dieux se disputaient les différents sites et Poséidon, dieu des mouvements brusques, des vagues, des séismes et des chevaux, avait peu de chance comme divinité poliade. C'est un dieu trop instable pour assurer les fondations et il sert souvent de faire-valoir pour d'autres dieux. Une exception à l'est d'Argos était la cité de Trézène, ville "jumelée" avec Athènes qu'il partageait avec Athéna et qui fut d'abord appelé Poséidonia (Strabon 8, 6, 14) ou le port de Nauplie, fondé bien plus tard par un fils de Poséidon (et un petit-fils de Danaos).
Poséidon avait déjà été battu à Athènes, à Corinthe (où il devra partager l'isthme avec Hélios), à Naxos (où il doit céder à Dionysos) et se présenta à Argos contre sa soeur la Reine Héra. Mais le dieu-fleuve Asterion, près de Mycènes, était depuis longtemps un allié de Héra. Ses trois filles, les Asterionides, Akraia ("des hauteurs"), Euboia ("aux beaux bétails") et Prosymna ("Célébrant les chants") furent les nourrices de la jeune Héra (dans un mythe où elle n'aurait pas été dévorée immédiatement par Kronos ? a-t-elle eu un cycle comme le Zeus crétois ?). Pausanias raconte que ces trois noms correspondent à trois étapes du grand temple d'Héra (à 15 stades, soit 2 km de Mycènes) : les collines d'Akraia, le temple sur les pentes d'Euboia et le territoire de Prosymna qui appartenait à l'Héraion. A Larissa, la forteresse près d'Argos, on adore une Hêra "Akraia", des Hauteurs (où Oreste aurait été purifié de son crime dans une version).
Poséidon dut alors pour savoir qui serait le dieu tutélaire accepter l'arbitrage de trois dieux-fleuves : Inachos, Asterion et Kephisos. Malgré toute leur nature aqueuse d'enfants de l'Océan, ils choisirent la Dame Héra contre l'Ebranleur des Terres. Celui-ci aurait réagi par une inondation (comme à Athènes) ou bien plutôt (car Zeus lui avait interdit cette représailles) en desséchant les trois rivières. Ce mythe expliquait pourquoi ces cours d'eau étaient secs en été (le troisième, le Céphise, avait même disparu sous la terre mais les Argiens disaient encore l'entendre couler sous leur cité).
On verra bien plus tard, après la fin des Inachides comment les envahisseurs danéens plurent assez à Poséidon pour obtenir de lui une source d'eau douce près du Marais de Lerne.
Les Inachides
L'encyclopédie Suidas dit qu'Inachos fonda une cité nommée "Io" et que cela signifiait "Lune" dans la langue ancienne. Robert Graves se sert de cette source byzantine pour justifier sa thèse que la fille d'Inachos Io est bien la "déesse-lune" (puisque Graves veut toujours réduire toute mythologie à une déesse refoulée dans les mythes plus tardifs). Le problème de ces identifications est que Héra en Triple déesse-mère tend alors à devenir identique avec sa rivale Io. C'est possible que Héra = Io et que les Grecs l'aient ensuite oublié mais avouons que ce n'est pas du tout le sens du mythe où Io est poursuivie par la haine et la jalousie de Héra et c'est toujours le problème de ce genre de dialectique où les ennemis sont ensuite identifiés.
Inachos aurait été marié avec sa soeur Mélia ("le Frêne" ? "le Miel" ?), fille d'Okeanos qui est peut-être la même qu'une Océanide nommée Argeia ("la Blanche, la Brillante") qui va peut-être donner son nom au pays argien. Ses enfants comprennent selon les versions Aigialeus, Phoronéus, Mykenè et Io. Apollodore (Epitomé 2.13) dit qu'il aurait aussi pour enfant une nymphe des eaux qu'il appelle seulement l'Argienne ou Naias Argia, la Naïade argienne et qui serait donc différente d'Argeia.
(1) la Maison d'Aigialeus (Αἰγιαλεὺς, Ægialée) et la variante de Sicyone
(Pseudo.)Apollodore dit que c'est un fils d'Inachos et un frère de Phoronée (Bibliothèque 2.1.1) mais Pausanias relate une version de Sicyone qui dit qu'il était le premier habitant "autochtone" (Périégèse 2, 5, 6) et il s'agit donc de deux personnages assez différents. Ce dernier, l'aborigène, fonda une cité qui portait son nom, Aigialea (détruite à l'époque historique par le diadoque Démétrios en -303) et c'était là le nom de tout le nord (l'Achaïe entre l'Elide et Sicyone, Pausanias 7, 1, 1 mais il se peut que cela vienne simplement du mot pour "Rivage"), voire de tout le Péloponnèse à l'origine.
Selon Apollodore, c'est parce qu'Aigialeus fils d'Inachos mourut sans enfant que son frère Phoronée aurait donné son nom au territoire. Au contraire, selon Pausanias, Aigialeus engendra une dynastie en ayant Europs, qui eut Telchis qui eut Apis qui eut Thelxion. Et la succession d'Aigialea continue ensuite Aegyrus, Thurimachus, Leucippus, Calchinia, Peratus, Plemnaeus, Orthopolis, Chrysorthè, Coronus, Corax et Lamédon, avant un changement de dynastie (Pausanias 2, 5, 5-8).
Apis porte le même nom que le Dieu taureau égyptien (fils de Hathor, héraut de Ptah à Memphis). Il voulut être tyran, il débaptisa alors l'Egialée en "Apia", nom qui fut gardé jusqu'à l'arrivée de Pélops, le héros chéri de Poséidon en Elide.
En fait, l'Europs et l'Apis de Sicyone ont leur doublon dans le sud en Argos. Pausanias dit en effet (2, 34, 4) qu'il y eut un autre Europs, fils (illégitime ?) de Phoronée qui aurait été remplacé par le roi Argos. Cet Europs serait le père d'Hermion, le fondateur de la cité d'Hermione au sud-ouest de l'Argolide.
Mais dans la version d'Apollodore (2.1.1), il y a un autre Apis d'Argos, qui est cette fois fils de Phoronée et de la nymphe Tèlédikè, donc frère d'Europs et Niobé (mère d'Argos). Cet Apis Tyran règne sur Argos avant d'être détrôné et tué par une conspiration de Telchis et Thelxion, roi de Sparte (alors que Telchis et Thelxion étaient respectivement le père et le fils d'Apis dans la version de Sicyone). Il serait devenu le dieu égyptien après sa mort.
(2) Phoronéus (Φορωνεύς Phoronée)
D'après (Pseudo-)Apollodore (2.1.1), Phoronée eut comme fils Apis et comme fille Niobé par la nymphe Teledice (Pausanias appelle cette compagne de Phoronée Cerdo, que Robert Graves interprète comme "renarde" et un aspect de Démeter et elle a bien d'autres noms).
2 commentaires:
Très intéressante lecture. Merci. Un ouvrage qui offre ce type de lecture (mythes + histoire de peuplement/implantation géographique) existe-t-il ?
Pour lier tout cela de manière superficielle au jeu de rôles : on ne peut s’empêcher de faire le parallèle entre cette très petite zone géographique réelle, riche en histoires, et celle, fictive, de la Passe du Dragon de Glorantha.
Merci. Je n'en connais pas, en dehors de Pausanias, qui raconte les mythes et l'histoire exactement comme dans un guide Michelin en décrivant son voyage.
Il y a un joli livre aux Presses Universitaires du Septentrion, Choses vues et entendues par Pausanias : Guide des croyances de la Grèce antique, qui est une sorte d'Index de Pausanias.
Oui, quand on voit des sources sur des petites zones comme cela, on est étonné de voir la quantité de petits mythes locaux, voire la foule de petites divinités contre le Monomythe des Apprentis-Divins. Par exemple, Pausanias raconte (Description de la Grèce, II L'Argolide, 30,03) qu'il y a une déesse majeure, Aphaia ("L'Invisible") qui n'est adorée que sur l'île d'Egine et qui serait un aspect de la Britomartis ou Dictynna des Crétois.
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