Pour finir l'année 2023, j'avais déjà mentionné ce jeu
l'été dernier par l'historien britannique
Mark Galeotti (qui a aussi un blog consacré à
Gran Meccanismo). Il s'agit d'une Italie uchronique en l'an
1510 où
Machiavel (41 ans) a fait construire des armées
steampunk avec
Leonard de Vinci (58 ans).
Comme dans notre monde, les Médicis (le parti des Palleschi ou Bigi, les "Gris") ont été chassés il y a 16 ans mais le Frère dominicain Girolamo Savonarola fut assassiné en même temps et n'est jamais arrivé au pouvoir avec son parti des Piagnoni (les Pleureurs). Il n'y a donc jamais eu de République dévote des Pleureurs mais aussitôt une République hyper-progressiste. Je suppose donc que la République a pu réconcilier autrement le parti des Frateschi (les "Blancs" démocrates et normalement pro-Savonarole) et les Arrabiati (les "Enragés", les aristocrates anti-Savonarole).
La révolution technologique de la Scienzia Nuova a été énorme en quelques années et on a même commencé à conquérir le ciel avec des planeurs : Florence a fait bâtir un "aliantodrome". Cela dépasse infiniment même les projets les plus utopiques de Leonardo vers un niveau quasiment cyberpunk avec la naissance de l'hydronétique (des calculateurs hydrauliques) et du "Meccanismo" (l'Informatique). On peut même y imaginer des cyborgs. Je ne sais pas si on exagère parfois la modernité de Machiavel mais le Machiavel de ce jeu doit être presque surnaturel dans son génie de visionnaire. L'avancée florentine est censée la mettre au-dessus de ses concurrents et voisins, et même de la puissance de la Papauté.
Le jeu fait 190 pages mais il réussit à donner de nombreux conseils pour créer des aventures d'espionnage avec des pistes de scénarios et des clins d'oeil à divers films. L'Italie de 1510 est parfaitement adaptée à des changements d'alliance et à des intrigues politiques. C'est un rare cas de jeu historique sans "magie" même si la technologie n'est pas censée être très "réaliste".
L'Italie du Mécanisme
La République de Florence (dirigée par le Gonfalonier Piero Soderini, 59 ans) est bien plus puissante que dans la réalité et semble capable d'empêcher le retour au pouvoir des Médicis. Elle a notamment mis (en plus de Pise) sous "protectorat" la République de Lucca et la République de Siena (dans la réalité, Lucca résista en s'alliant à Gênes ou parfois au Duché de Milan et Sienne, aux mains de Pandolfo Petrucci, ne tomba que quelques décennies après, en 1555). Comme dans la réalité, le Roi de France Louis XII règne sur Milan (via le gouverneur Trivulzio) depuis 1499 et a chassé les Sforza. En revanche, la République des consuls de Gênes (et la Corse) n'est pas sous le contrôle du Milanais français. Alfonso d'Este (34 ans), qui contrôle le Duché de Ferrara et de Modena, joue un rôle intermédiaire entre les Français, Venise et le Pape (Cesar Borgia, mort en 1507, a échoué ses tentatives de se créer son Etat mais sa soeur Lucrezia, 30 ans, s'est remariée avec Alfonso). La soeur d'Alfonso, Isabella d'Este, 36 ans, a épousé le Marquis de Mantoue. Le nouveau Pape Julius II (67 ans) est prêt à s'allier aux Français mais aussi à l'Empereur Maximilien contre Florence et la révolution moderniste qu'elle protège (même si dans la réalité, les alliances ne cessèrent de s'inverser entre eux). Le vieux Doge Leonardo Loredan (74 ans) dirige la République Sérénissime de Venise, qui est avec l'Espagne la principale adversaire maritime de Florence. Ferdinand II (58 ans) et Isabelle I (59 ans), les Monarques catholiques d'Espagne contrôlent Naples et la Sicile.
carte par Randy Musseau
Mark Galeotti est spécialiste de la Russie et insère donc plusieurs plaisanteries sur son domaine d'études. Sa Venise est décrite comme une dystopie surveillée par une sorte de KGB. Florence possède un dangereux sous-marin nommé Rosso Ottavio (p. 56, du nom d'Ottaviano de Medicis, 28 ans).
Le Mécanisme de jeu (p. 69-163)
Gran Meccanismo reprend le système TRIPOD (Traits In Pools of Dice) de Graham Spearing. C'est une variation d'un jeu narratif comme Heroquest/Questworld de Robin Laws mais avec des tas de d6 à la place du d20.
Les PJ (mais aussi les situations dans le monde) ont des "Traits" qui peuvent être n'importe quelle description et sont des nombres de d6 à lancer. Un résultat au dé de 6 représente deux succès et un résultat 4-5 un seul succès. La difficulté est le nombre de dés en opposition, généralement 6 ou plus et on compare ensuite le nombre de succès.
Ces Traits sont regroupés en 3 caractéristiques : Corps, Esprit, Âme. Les dégâts en cours de jeu (qui sont la différence en nombre de succès) sont des malus qui touchent une des caractéristiques.
Un personnage débutant répartit 9 dés dans les trois caractéristiques (avec un maximum de 5 dans une des trois) et il choisit ensuite 15 Traits plus précis (entre 4d6 et 1d6), qui pourront servir de bonus aux caractéristiques. On n'a pas besoin d'une liste précise des prix en ducats puisque la Fortune est un Trait abstrait. Un des Traits particulier est les Buts qui peut toujours compter comme des bonus supplémentaires si l'action a un rapport avec ce But. Comme dans Heroquest, on peut ajouter à sa liste de départ 9 Traits supplémentaires en improvisant selon les situations en cours de jeu.
Le livre décrit plusieurs Archétypes de PJ, l'Artificier, l'Artisan, l'Artiste, le Banquier, le Bateleur, le Docteur, l'Erudit, l'Espion(ne), le Fermier, l'Homme de Main (Bravo), l'Homme des Bois, le Larron (Ne'er-do-well), le Marchand, le Marin, le ou la Noble, l'Ouvrier, le Prêtre, le Provocateur, le Soldat.
Le livre donne déjà plusieurs PNJ historiques, y compris certains assez peu connus. Le fait qu'on soit dans une uchronie peut donner une grande liberté. Mais on pourrait aussi ajouter d'autres personnages comme :
Amerigo Vespucci, 59 ans, Vasco de Gama, 50 ans (cf. p. 19). Magellan, 30 ans.
Jacopo Salviati, 49 ans, un riche gendre des Medicis mais en même temps proche des courants des
Frateschi, il continue d'exercer des fonctions diplomatiques mais est plutôt un rival de Machiavel et Piero Soderini
Zanobi Acciaioli, 49 ans, frère dominicain, d'une des familles les plus puissantes de Florence, allié aux Médicis. Erudit, il apprend le grec et l'hébreu.
Pietro Pomponazzi, 48 ans, médecin et philosophe à Padoue (puis à Ferrare), un "Averroïste" latin qui se donnait le droit de défendre rationnellement des arguments aristotéliciens non-chrétiens.
Alessandro Achillini, 49 ans, médecin anatomiste et Averroïste de Bologne et son frère le poète Giovanni Filoteo Achillini, 44 ans.
Scipione del Ferro, 45 ans, mathématicien de Bologne
Thomas Cajetan, 41 ans, Supérieur Général des Dominicains et théologien proche de Julius II.
Ludovico Ariosto, 36 ans (protégé par Alfonso d'Este mais aussi par Isabella d'Este, la duchesse de Mantoue, il a monté des comédies mais n'a pas encore fini sa célèbre épopée, il sert d'agent entre Ferrare et Rome)
Celio Calcagnini, 31 ans, chanoine, diplomate, ami de l'Arioste, et professeur à Ferrara, où il a fréquenté Copernic, il écrira quelques années après une ébauche de théorie de la
rotation terrestre (sans passer à l'héliocentrisme) avant que Copernic n'ose publier sa révolution héliocentrique.
Jean de Verrazano, 25 ans, marin florentin installé en France vient d'explorer la côte canadienne. Le cartographe de Naples Visconte Maggiolo tirera des cartes de Verrazano des cartes fausses de l'Amérique.
Heinrich Cornelius Agrippa von Nettersheim (24 ans), ancien mercenaire impérial en Espagne, il est devenu Professeur cabbaliste à Dôle. Il est chassé de l'Université et écrit un livre de magie occulte en 1510. Voir d'autres allemands comme le jeune Paracelse p. 60 ou Dr Johann (ou Georg) Faust d'Heidelberg (censé avoir environ 30-40 ans à cette période)
Marquis Guillaume Paléologue de Montferrat (24 ans)
Francesco Maria della Rovere, 20 ans, condottiere et neveu du Pape Julius II et Duc d'Urbino, époux de la fille du Marquis Francesco II Gonzaga de Mantoue
La période est passionnante, entre un Moyen-Âge déjà mort et une modernité qui arrive bien plus brutalement que dans notre monde. Si on accepte les prémisses de l'uchronie, il faut pouvoir mettre entre parenthèses ses doutes sur une accélération d'environ quatre siècles où le Rinascimento du Cinquecento absorberait déjà les Lumières et la Révolution industrielle.