mardi 12 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques VII : Le Cerveau dans la Cuve

 Le 10 Bichat de l'An 235, jour de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759). On remarque en passant que ce calendrier positiviste (pour se limiter aux Grands Savants qui étaient déjà morts quand Auguste Comte dresse sa liste) n'a pas Thomas Bayes, Carl Gauss ou Edward Jenner mais qu'elle a des noms qui sont pour nous aujourd'hui bien plus obscurs (comme l'erreur de Comte en faveur de Gall). On voit la limite d'une liste décidée dans les années 1840 et qui reste très franco-centrique. Je me demande si les Positivistes brésiliens l'ont adapté ou modifié depuis. 

***

La philosophie a du mal à accepter le scandale de ne pas pouvoir démontrer quelque chose d'aussi simple que l'existence du monde ou de la réalité extérieure. Les arguments qui ont été tentés pour le faire sont donc souvent assez désespérés et de mauvaise foi (comme la tentative de prouver la Véracité divine chez Descartes, la réfutation de l'idéalisme "matériel" par Kant dans la Critique de la raison pure B 274-279 ou, last and least, la prétendue "preuve du monde extérieur" par GE Moore). Une des rares leçons qu'on puisse tirer de l'histoire de la philosophie est que ce n'est peut-être plus la peine de chercher un tel argument. 

Le grand philosophe Hilary Putnam (1926-2016) en a pourtant fourni à nouveau un, l'argument sémantique transcendantal pour la réalité de monde extérieur. 

Mais il est plus connu comme Le Cerveau dans la Cuve

Ce n'est pas qu'une extension d'arguments sceptiques dans un langage "matérialiste" de science-fiction. C'est plutôt un retournement d'arguments classiques cartésiens en se servant de la philosophie du langage. Le but est la même conclusion "réaliste" que Descartes mais sans passer par un postulat de "Véracité divine". La pensée moderne est une monadologie sans téléologie pré-établie (comme chez Russell). 

Comme le Prof. Simon Wright dans Captain Future


Je l'ai déjà expliqué une fois sur ce Blog il y a 12 ans. Cela ne nous rajeunit pas.  


zut, le retour des images de Plagiaires Automatiques
qui sont en plus gourmands en eau pour refroidir l'ordi

Je vous redonne le squelette de l'argument sémantique en six petites étapes

1 Supposons que vous soyez en fait non pas l'humain que vous êtes réellement (je ne vais pas vous demander un Captcha) mais seulement un Cerveau désincarné qui reçoit des informations illusoires par des câbles et des logiciels sur un monde virtuel simulé comme dans La Matrice. On appelle ce scénario possible un Cerveau dans une Cuve, Brain in a Vat

2 Ce Cerveau voit et pense à un contenu intentionnel, par exemple à ce hêtre (fagus sylvatica). Je crois que Putnam l'écrit "HÊTRE" mais je vais l'écrire en gras et pas en MAJUSCULES. 

3 Mais par supposition, ce Cerveau n'a jamais été en contact causal réel avec le moindre hêtre, il n'a eu accès qu'à des simulations virtuelles de ce qui joue dans son monde hallucinatoire le rôle des hêtres

4 Donc quand il pense ou parle des "hêtres", il ne peut en fait à son insu jamais parler vraiment des hêtres puisque aucun de ses termes ne peut faire référence à un vrai fagus sylvatica mais seulement à des "pixels", des formules abstraites ou à des équations qui sont des simulacres numériques de trucs baptisés de la concaténation "h^ê^t^r^e^s" (beech). Son hêtre ne serait pas un genre de hêtre. Ce ne serait que des signes vides de tout référent. Ce symbole aurait la même fonction qu'il y ait dans une "réalité extérieure" hêtre ou pas hêtre



5 Donc à chaque fois que je dis que je pense réellement aux hêtres, je présuppose non pas seulement que je pense aux hêtres comme contenu mental interne mais que ma pensée devrait de droit vraiment me relier causalement à de vrais hêtres et donc que je ne devrais pas être dans un scénario comme un "Cerveau dans une Cuve". 

6 Le Cerveau dans une Cuve ne pourrait même pas avoir de termes faisant vraiment référence à de vrais "cerveaux" et à de vraies "cuves" et dès qu'il se demanderait s'il peut être un Cerveau dans une Cuve, il serait dans une sorte de contradiction performative. Tous ses termes devraient présupposer qu'il n'en est pas un, ou bien ses termes même ne feraient pas référence à ce qu'il croit désigner. 

Pourquoi est-ce un argument "transcendantal" et "sémantique" ? 

Un "argument transcendantal" est un argument qui cherche à prouver une condition qui est nécessairement présupposée par une connaissance ou une pratique (et non pas seulement une inférence vers une hypothèse explicative). (Voir l'historique du terme de "transcendantal" dans l'argument d'Aristote contre l'idée que l'être puisse être un genre).  

Le sémantique est la branche de la logique qui étudie comment un modèle satisfait un énoncé. 

Pour Putnam, pour que nos termes aient leur référence intentionnelle, il faut que nous présupposions que nous ne sommes pas des Brains in a Vat. Son argument passe donc par la sémantique (la référence des termes) pour en tirer un argument transcendantal contre un scénario du type Malin Génie

Je dois reconnaître que je ne comprends pas bien la force de cet argument sémantico-transcendantal. 

Oui, si je suis vraiment un Brain in a Vat, je n'ai jamais vu de hêtres (HÊTRES) et mes mots "hêtre" ont en fait un sens différent de ce que je crois être leur référence. Mon concept d'hêtre est certes relié indirectement par la simulation à un autre modèle externe qui est un hêtre mais ce ne serait pas par la voie causale standard. Mes concepts ne seraient que des symboles indirects et non des représentations directes. 

Et bien soit. Si je suis un Cerveau dans une Cuve, je me trompe en fait sur la référence réelle de tous mes termes. Mais je ne vois pas en quoi cela réfute la concevabilité de ce genre de scénario sceptique. Si tous mes concepts sont des symboles, je peux me demander de manière sensée si c'est ou non le cas. 

Il doit y avoir quelque chose de plus pour passer de l'étape 4 (qui paraît très plausible) aux étapes 5-6 (plus intéressantes mais discutables). 

Autant Putnam me semble avoir un autre argument logique et épistémologique plus puissant mais plus complexe par son utilisation du Théorème de Löwenheim-Skolem contre la Ramseyification des théories (l'Argument de théorie des modèles contre le réalisme scientifique classique), autant là, je ne peux m'empêcher de croire que Putnam est un peu influencé par son espoir envers la conclusion désirée. 

Le Cerveau, l'Homme des Marais & le Zombie

Si on compare avec l'argument de l'Homme des Marais (Swampman) de Donald Davidson (dont j'ai déjà parlé sur la Statue de Condillac), ce dernier me paraît à première vue plus convaincant. 

On distingue en philosophie analytique le contenu intentionnel et le contenu phénoménal (même si certains philosophes, comme John Searle, refusent de les séparer complètement). Le contenu phénoménal est ce qui est éprouvé par une conscience, ce que cela lui fait (conscience phénoménale). Le contenu intentionnel est le fait de pouvoir faire référence à une réalité, de viser quelque chose et de pouvoir le distinguer d'autres choses (conscience au sens de traitement ou d'accès à une information). 

Je peux admettre (en tout cas naïvement) que mon double physiquement indiscernable à l'instant t mais sans aucun "passé", sans aucune intentionnalité reliée causalement au monde (The Swampman) n'aurait pas de contenu intentionnel du tout (du moins au début) parce que son système physique de neurones n'aurait aucune "histoire" ancrant les connexions physiques à une référence. La similitude de connexions des neurones ne serait pas suffisante pour qu'il y ait identité du contenu de représentation. 

Rien connaître en arbres. Ca être hêtres ?


En revanche, j'ai plus de mal à comprendre pourquoi mon double au contenu phénoménologiquement indiscernable (le Cerveau dans une Cuve) mais sans cette relation causale standard ne pourrait pas être dit comme ayant réellement un contenu intentionnel analogue au mien mais dans un contexte complètement différent. Ou pour le dire autrement, n'aurait-il pas le même contenu "étroit" de ses concepts que moi même s'il n'avait pas le même contenu "large" ? 

Et de même, je pense qu'on a surévalué l'importance de la concevabilité d'un "Zombie" (c'est-à-dire un double physiquement et intentionnellement indiscernable de moi mais sans aucun contenu phénoménal). 

Le Zombie est une sorte de "Cerveau dans la Cuve" Inversé. L'impossibilité (supposée) du Cerveau dans la Cuve est censée prouver que mon intentionnalité présuppose déjà que je ne suis pas vraiment un Cerveau dans une Cuve alors que la possibilité du Zombie (ou tout aussi bien la possibilité du Spectre Inversé) est censée prouver que ma conscience phénoménale ne peut pas se réduire à une relation fonctionnelle à partir du contenu intentionnel

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci.

Mais dans votre version de 2011, vous étiez passé par l'explication de ce qu'est l'Externalisme et cela rendait l'argument de Putnam bien plus fort.

Phersv a dit…

Peut-être, en effet, je ne suis pas certain que cela suffise à prouver son argument.

Voici le texte de 2011 :

Hilary Putnam introduisit l'Externalisme sur la signification, la théorie selon laquelle on ne peut pas individuer les états mentaux seulement par des critères internes au sujet et qu'ils dépendent de faits et propriétés réelles même si l'individu ne les connaît pas ("Meaning of 'Meaning'", 1975).

Ce fut la célèbre expérience de pensée dite de "Terre-Jumelle" : si un individu a la croyance "C'est du jade" et qu'il croit que "JADE" veut seulement dire "minerai verdâtre" et qu'on lui présente sur Terre-Jumelle un minerai verdâtre qui ressemble aux propriétés manifestes du Jade sans avoir la même composition chimique que le Jade, alors sa croyance est quand même fausse. Le "contenu" n'est pas "dans la tête", mais il est "là-bas, dans le monde".

(...)

Je ne parlerai pas de l'argument externaliste du Cerveau dans la Cuve car il me convainc assez peu. Il s'appuie sur sa théorie sémantique externaliste pour dire que le Scepticisme radical serait en fait impensable. En gros, je pourrais prétendre que je peux croire que le monde n'est qu'une hallucination et que je suis en réalité un "Cerveau dans une Cuve". Mais si je disais cela, cela signifierait que je n'ai jamais eu de relation causale avec le monde dont je crois parler et que mes termes ne renverraient à rien, ce qui signifie que mes énoncés seraient donc dénués de toute condition de vérité. Donc c'est un présupposé "transcendantal" de mon langage qu'il fasse référence à la Réalité et pas à une hallucination collective et je ne peux donc pas vraiment dire ou penser que "je peux être un Cerveau dans une Cuve", contrairement à mon intuition vague.