jeudi 17 avril 2025

Dialectique et Pluralisme

Alexandre Kojève dit dans son commentaire de Hegel qu'il est sceptique sur la possibilité que l'idée de dialectique exprime plus qu'un schème anthropologique ou psychologique de notre esprit et puisse être une sorte de fonctionnement de la réalité objective, voire de la Nature comme l'affirment les Hégéliens. 

Mais on peut être encore plus sceptique en se demandant si la dialectique hégélienne n'est pas un fonctionnement de l'esprit mais plutôt une sorte de biais ou d'illusion rétrospective tenace. L'idée que tout puisse reposer sur des contradictions est si ouverte et vague que n'importe quoi pourrait facilement y entrer rétroactivement. Rien d'étonnant à ce que l'Oiseau de Minerve réussisse après-coup à refaire une simulation vraisemblable des catégories de tout ce qui existe avec des notions contradictoires. Ex absurdo sequitur quodlibet

C'est d'ailleurs le même problème d'amphibologie avec les "négations" chez Lévi-Strauss : il réussit à convaincre que n'importe quel mythe peut produire un autre mythe par divers jeux de "négations", oppositions, renversements, mais cela illustre peut-être plus la souplesse rétroactive de ce schème qu'une capacité générative. Ce ne sont pas les contradictions qui engendrent le réel, ce sont les schèmes contradictoires qui permettent ensuite retrouver tout et son contraire, de réinsérer la facticité dans une impression de genèse rationnelle. Cela lui enlève aussi tout caractère réfutable, prédictif ou explicatif.  (Cf. ce dessin de xkcd sur l'interprétation des données sur la difficulté à reconnaître des interprétations qui émergent vraiment des données, même si dans ce cas il doit y avoir des moyens mathématiques plus précis et des normes pour éviter des lectures arbitraires ou ad hoc).

Il y a cependant un aspect assez plausible dans la dialectique qui pourrait empêcher certains de ses aspects discutables. 

La dialectique telle qu'on la conçoit chez les Hégéliens risque de conclure par une résolution finale et la négation est défendue comme un processus nécessaire vers cette résolution. Mais la dialectique n'est pas que ce "déterminisme" ou cette théorie d'un Progrès ou d'une Fin de l'Histoire. L'idée même d'une nécessité d'un maintien de la contradiction et de la conflictualité pour éviter la mort (mort du concept, dissolution de la vie de l'esprit) pourrait être utilisée non pas comme justification des moyens mais au contraire comme une norme pluraliste

La dialectique serait alors une arme contre les aspects "totalitaires" qui ont conduit à une théorie du monopartisme. C'est une partie du "moment machiavélien" : l'idée que la santé d'un Etat et d'un peuple présuppose que le conflit ne doit pas s'estomper complètement (Machiavel disait dans son commentaire de la Première décade de Tite-Live que la réussite de la République romaine des premiers siècles, au moins avant la crise finale, avait été de faire vivre sa conflictualité sociale entre la plèbe et les patriciens sans s'écrouler dans la guerre civile et le retour de la monarchie). Ce pluralisme comme théorie que la liberté a besoin de maintenir les contradictions est sans doute la partie du libéralisme politique que la dialectique pourrait comme malgré elle réclamer comme sienne.

Mais on arrive alors à nouveau à une contradiction dans ces deux interprétations de la dialectique : (1) l'idée d'une instrumentalisation totalitaire des "négations" en vue d'une fin, comme en une théodicée (la fin de la résolution finale excuse tout) et au contraire (2) l'idée d'une nécessité des négations qui interdirait qu'on puisse conclure définitivement, ce qui ressemble, de manière moins irrationnelle à la "capacité négative" au sens de Keats - mais en ce cas, la dialectique est une norme méta-philosophique qui ne pourra jamais dépasser une idée d'un progrès indéfini sans savoir absolu, et cela sonne comme le contraire de ce que voulait Hegel, pour qui le dépassement doit arriver aussi à un auto-dépassement. 

Il n'est pas surprenant que la dialectique soit elle-même ce qu'elle affirme que tout est, un pharmakon (toxine et antidote), un poison totalitaire comme "synthèse" et un remède pluraliste comme "dialectique négative".

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