dimanche 13 avril 2025

Juanalberto Maître de l'Univers Volume 6

Bd de Roosevelt, Editions du Canard. Voir vol. 4 (février 2023) ; vol. 5 (février 2024)

On arrive aux pages 301-360 de ce cycle de Roosevelt, les 3/4 sur ce qui devrait en faire 480 pages,

 

Les pages 301-337 sont un exercice de style de bd muette (ou d'images "avec le silence en plus", où les phylactères débordent invisibles hors des cases). Les Anges androgynes sont censés être des messagers immédiats de communication transparente de l'esprit au-delà de tout symbole (Summa Theologica, Ia Quaestio 107) et il faut à nouveau repasser par un rituel avec l'organe désirant Prygnaf pour restaurer la communication. Cette longue pause redonne une vibration nouvelle au récit comme il n'y a plus que des images à interpréter. 

Le volume 5 s'était arrêté dans ce qui semblait être un crépuscule divin, l'effondrement de l'Univers où Vi, l'amante-muse de Juanalberto, semblait détruite par le retour de l'Entropie. 

Ian l'Inhiphot (qui était aussi le chaste Tintin représentant le refoulement ou l'ascétisme dans le graphisme) sauve l'Ange Andrea grâce aux machines de Krapch (poursuivi par sa culpabilité, comme il a tué son amante). Ian s'enfuit en ayant repris le téléporteur. La scène de Révélation devient de plus en plus onirique ou fantasmatique, dans des cieux qui tiennent de Jérôme Bosch ou de Claude Ponti. Ian, complètement rené dans l'expérience par la Machine-Monstre des Inhibiteurs Photoniques (les Lumières devenues Obscurantistes), trouve l'annonce de la mort de Vi dans le corps du Monstre. Limerius sauve Louise Carole (la Nouvelle Alice) en l'extrayant du corps de Ian, et ils s'enfuient ensemble dans un Lit extrait de Little Nemo (Juanalberto ayant déjà emprunté le même univers de Winsor McKay dans sa série Little Juan in Sloganland qui a été reprise dans Halbran). 

Ian revoit alors celle qui apparaît comme la nymphe polymorphe Syprisse (mais qui est ici un avatar de l'Aînée, l'Entropie) et Ian dit être prêt à se sacrifier pour Vi (qui serait probablement aussi un avatar de la Cadette, le pendant créateur de l'Aînée). L'Entropie est aidée par les deux Spectres, Ectoplasme & Poltergeist du volume 3 : ils sont ici entièrement castrateurs, alors qu'ils semblaient bien moins négatifs auparavant.

 


Victoria dit que son identité confuse (Muse de Juanalberto qui ne se souvient de rien sinon d'avoir toujours été avec lui) se confond avec celle d'Ian, en un nouvel hermaphroditisme (après Andréa et Syprisse). Peut-être qu'on peut aussi retrouver une sorte de trinité où Ian est l'Esprit comme Intellect et Vi l'Âme de Juanalberto, ce dernier étant l'élan de créativité qui circule entre les mondes. Plusieurs passages ancrent aussi Vi avec l'autre série phare de Roosevelt, CE).

Juanalberto dit pouvoir enfin revoir son propre Créateur qui aura l'apparence d'une de ses créatures. J'aurais parié que ce serait soit Ian soit Vi mais cela aurait été trop prévisible. Le Gastéropode alchimiste-astronome Loïk Yarbave (Yaldabaoth ?) est un dessinateur dans le volume précédent et cela en fait un bon candidat pour être le Créateur. Ou alors un des Naturels, qui ont l'air d'être les plus apaisés et sereins de toutes les créatures de l'Univers de Juanalberto ? 

Halbran : 

l'art, l'amour et l'amertume

Roosevelt a aussi réédité un recueil de plusieurs séries publiées dans son fanzine, Halbran que j'aime bien comme une sorte d'arrière-monde ou de pré-histoire de Juanalberto. Un halbran (ou albran, hallebrand, alebran) signifie "jeune canard sauvage de l'année". Ce n'est pas toujours le même "Juanalberto" ou les mêmes Ian et Vi qui apparaissent dans ses autres bd mais des variations. 

 

Le défaut est que la mise en abyme de la bd paraît plus amère et ce n'est pas un hasard si Juanalberto tente plusieurs fois de se suicider. Heureusement, dans un moment touchant, le personnage de l'auteur dit aussi qu'il restera un auteur de bd mineur parce qu'il a assez d'amour dans sa vie pour ne pas être consumé que par son amour de la bd. 

L'amertume paraît une émotion triste un peu curieuse dans des comédies, même quand Roosevelt essaye d'alléger la satire par des pastiches de plusieurs auteurs (parodies de Zep, Barks, Trondheim ou de Frank Miller et même création d'un style différent quand il crée une autre personnalité, "Otto" créateur de Canar & Pinpin). Un des personnages d'auteurs dit lui-même qu'il craint de s'être trop laissé prendre à "l'esprit de sérieux". Cela donne parfois un côté un peu "sentencieux" car Roosevelt est un théoricien. 

Roosevelt s'est vu comme exclu depuis sa formation de peintre en surréaliste tardif Dalíesque. Il avait un besoin de penser son isolement dans l'art néo-figuratif mais sa solution, son bricolage philosophique a été un Platonisme d'une ars perennis alors que toute notre esthétique moderne depuis deux cents ans est passée à la valeur centrale de l'historicité. Même quand on partage son ironie contre une partie de l'art-contemporain, on peut trouver cette stratégie de rejet peu productive comme position de repli (un peu comme la croisade contre "l'A.C." de l'ex-gauchiste devenu réactionnaire souverainiste K. Mavrakis, par exemple).

Son sentiment d'exclusion en peinture s'est retrouvé aussi en bd et il semblait penser que c'était par la bd que la beauté plastique pouvait mieux se déplacer que dans l'art contemporain des galeries. Sa référence n'était plus le surréalisme de Dalí mais l'inventivité du début de la bd adulte, les années 1960-1970. Roosevelt est souvent dans une nostalgie qui veut demeurer dans un entre-deux. L'entre-deux est entre une forme lisse ou accessible et un traitement ironique et qui laisse affleurer un cauchemar. Un des éditeurs lui demande pourquoi il ne fait pas plutôt de la bd pour enfants et il l'exclut comme malgré lui. Comme toute une partie de la bd, il ne sera jamais ni pour enfants ni pour la bd adulte reconnue aujourd'hui, trop innocent et trop pervers. Il est entre les références de son enfance, des comics de Carl Barks, Jack Kirby, John Buscema, de fumetti de Pratt ou Sergio Toppi et l'érotisme de Metal Hurlant, entre la récupération d'un style mainstream et le goût avant-gardiste pour les marges. Halbran a une histoire borgésienne où un des auteurs s'approprie directement l'oeuvre de Moebius comme Pierre Ménard avec Cervantès.

 

Halbran ne peut donc pas éviter une impression de règlement de comptes dans le milieu de la bd, notamment dans la série sur le Festival d'Angoulême (Dessinator II, qui est pourtant l'un des plus drôles) avec sa rivalité contre Lewis Trondheim (ici, "Troncdarbre"). Trondheim, symbole d'un énorme succès sorti de la bd indépendante, Grand Prix à Angoulême, avait d'ailleurs accepté de faire une illustration pour Halbran (voir sur la page du fanzine). 

Roosevelt sait qu'il dessine mieux que Trondheim mais cela ne le console pas entièrement et tous les passages contre la recherche de la Gloire paraissent parfois des Raisins Trop Verts. Il reconnaît certes des qualités d'ingéniosité, de rigueur ou d'honnêteté intellectuelle à son rival, tout en affirmant en sous-entendu que c'est lui qui saurait mieux capter l'énergie "barksiste" que tout Lapinot. Malgré tous les éloges récurrents à Carl Barks, Juanalberto me fait plus penser à Howard the Duck de Steve Gerber (qu'on voit d'ailleurs passer à un moment et qui fait un clin d'oeil à Vi), avec la même ironie déçue contre le mainstream que Gerber. 

Roosevelt est un auteur indépendant qui a créé sa propre maison d'édition, les Editions du Canard, et une grande partie de Halbran évoque son ressentiment contre les éditeurs, les auteurs les plus populaires ou le milieu des fans. Les difficultés et l'audace de l'auto-édition peuvent-elles éviter ce risque de l'amertume ?

Politiquement, la bd renvoie souvent dos à dos le totalitarisme communiste et le matérialisme capitaliste comme deux formes d'ascétismes opposés mais malgré quelques plaisanteries contre le mysticisme facile à la Jodorowsky, les éloges romantiques de la valeur subversive de l'art reviennent comme malgré lui vers une nostalgie du sacré, vers le refuge de la catégorie du "Spirituel". Juanalberto Maître de l'Univers me paraît réussir à concilier ce romantisme (l'Artiste comme Dieu) de manière plus drôle, subtile et équilibrée que les premières histoires.

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