Je vais essayer de suivre l'histoire des jeux de rôle de superhéros de manière chronologique, et donc avec le tout premier JDRSH, Superhero 44 (qui fut rebaptisé ensuite de manière moins confuse Superhero 2044 pour qu'on ne croie pas que cela se passe pendant la Seconde Guerre mondiale).
Le jeu fut développé dès 1976 au club de science-fiction de l'Université de Bloomington, Indiana, deux avant la publication de Villains & Vigilantes et bien avant le jeu le plus important, Champions (qui doit descendre en partie de Superhero 2044 mais avec des règles bien plus riches et systématiques).
Le jeu est écrit par Donald Saxman (voir cette interview de septembre 1999 - loué soit le Web-Archive). Saxman était un jeune chimiste de 22 ans, encore à l'Université. La première édition fut auto-éditée à 200 exemplaires en 1977 avant d'être reprise quasiment sans modification sauf le titre et une couverture couleurs par la compagnie Gamescience de Lou Zocchi en 1978. Gamescience est restée célèbre parce qu'elle fabrique les dés polyhédriques qu'utilisent presque tous les jeux de rôle, mais elle publia peu de jeux, en dehors de la seconde version d'Empire of Petal Throne, Sword & Glory.
Saxman explique dans le préambule que tout avait commencé par une campagne d'un de ses amis, Mike Ford, à D&D à travers les dimensions où le groupe de magiciens et de guerriers affronta "Doctor Doom et Darkseid avec l'aide de Luke Cage et du Phantom Stranger", et conduisit à une bataille en culminant du cross-over avec des armées de "magiciens, de Starship Troopers, de Nazis, de Klingons, de Martiens (des romans de Burroughs) et de membres de la Légion des super-héros". C'était la période héroïque du grand N'Importe Quoi (comme dans Blackmoor avec ses allusions à Star Trek ou Arduin qui mélange à peu près tout dans cet esprit).
Ce qui frappe tout de suite est la brièveté de Superhero 2044: The campaign of super-powered crimefighters in the year 2044 avec seulement 44 pages en comptant les couvertures (c'est peut-être la vraie cause du titre !). C'est tapé à la machine et encore un peu grossier, même si les illustrations amateur de Mike Cagle sont convenables pour l'époque - il n'est pas toujours évident d'imiter le style des comic books sans être trop directement un plagiaire.
Le second étonnement est que Superhero 2044 a, comme l'indique le titre, un univers associé qui n'est pas standard (ce qui ne fut pas le cas des autres premiers JDRSH qui se voulaient complètement neutres et "génériques").
L'auteur explique qu'il a cherché un univers qui puisse "rationaliser toutes les conventions des comics". Ce ne pouvait donc pas être l'Amérique contemporaine où la question des effets globaux de la technologie superhéroïque aurait brisé la suspension of disbelief. Le but était un régime politique qui puisse accepter des vigilantes indépendants dans son système juridique et une quantité de mutants qui s'écarte donc de notre Terre.
Le choix est un univers de Science-Fiction post-apocalyptique dans un futur proche, avec un cadre limité, la nation d'Inguria sur l'île volcanique Shanter dans le Pacifique. Le jeu détaille la carte de l'île et même la carte de la capitale, Bloomberg. Inguria, ancienne colonie américaine indépendante, a l'air de ressembler à peu près dans la taille et la position à l'île de Guam, mais avec certains côtés qui feraient penser à notre Kourou en Guyane puisque l'île était le siège du programme de la Navette Spatiale (le jeu fut créé alors que ce n'était encore qu'un projet).
Ce monde peut en partie faire penser au futur de la Légion des Super-héros (la Police s'appelle d'ailleurs "Science Police") mais en moins optimiste, peut-être plus proche de Judge Dredd (la Science Police est conditionnée pour être incorruptible). Il y a une hésitation entre une utopie technologique et un cadre urbain sombre avec explosion du crime. Mais globalement, à part une technologie supérieure, cela peut aussi ressembler aux USA de 1977, malgré le saut de 67 ans dans l'avenir.
En 2003 eut lieu la Troisième guerre mondiale, la Guerre des Six Secondes, qui dévasta une partie des grandes nations industrialisées et laissa l'Astroport d'Inguria comme un des centres technologiques du nouveau monde d'après l'apocalypse. Les radiations de la guerre et la technologie génétique firent apparaître de nouveaux mutants, qu'on appelle les "Uniques".
Trente ans plus tard, après la Reconstruction, Inguria fut la première nation à établir des contacts avec une race extra-terrestre, les Formiens (de Fomalhaut à 25 années-lumière). Ce sont des humanoïdes recouverts d'un duvet gris mais sans pouvoir particuliers en dehors de leur intelligence et leur endurance. Leur planète traversait une catastrophe climatique et Inguria lança un programme (avec des Uniques Téléporteurs car il n'y a pas encore de technologie pour aller plus vite que la vitesse de la lumière) pour accueillir des réfugiés qui vinrent immigrer sur l'île (ils vivent maintenant dans un quartier, l'Enclave Formienne, dans la banlieue de Bloomberg).
Un des aspects fascinants est la politique. La nation a plusieurs partis, dont les principaux sont les Nouveaux Républicains et le Parti des Droits Civiques (CRP). Les Nouveaux Républicains au pouvoir mènent une politique favorisant les manipulations génétiques et le vigilantisme (l'auto-défense - certains passages semblent faire penser que l'Auteur en est un partisan peu critique) pour lutter contre le crime, ils sont donc les "alliés" des superhéros. Le CRP est hostile aux vigilantisme privé (ce qui pourrait les rendre plus "à gauche") mais aussi hostiles aux Uniques en général (préconisant même une sélection pré-natale) et liés à des lobbies de l'industrie de la robotique (alors que les Nouveaux Républicains sont hostiles à l'idée d'une automatisation qui déresponsabiliserait les travailleurs). Le Parti Populaire Progressiste, soutenu par l'Eglise catholique, est très minoritaire et encore plus opposés aux Uniques et aux programmes d'eugénisme.
Une des lois amusantes est que les superhéros qui prennent possession d'une caverne dans l'Outback de l'île gagnent un titre de propriété pour leur QG (ce qui doit simuler les équipes comme la première version de la JLA ou des Teen Titans). Cela n'aurait-il pas des conséquences foncières curieuses avec des organisations immobilières créant des équipes uniquement pour profiter de ce système curieux ?
La presse est décrite selon ces partis (comme venant dans les "ordinateurs domestiques", ce qui n'est pas mal vu). Il y a même un forum pour les supervillains, Grapevine. La monnaie (le Pseudodollar) est aussi complètement virtuelle et électronique, avec un "médaillon" autour du cou qui sert de carte de paiement. Il y a en revanche des aspects qui font très SF des années 70 comme des monorails et des rampes accélérées pour piétons. L'île a même un parc d'attraction avec robots qui évoque Westworld.
La ville de Blommberg a un centre de l'Institut Köln, qui entraîne des humains pour en faire des héros dignes de Batman (mais tout en respectant les lois), et Uniquex, le centre de protection des Uniques (l'équivalent de l'Ecole Xavier dans l'univers Marvel, mais déjà public).
Dans les événements récents, le groupe de superhéros la Freedom League vient d'être détruite en 2042 dans un combat final dans le Volcan d'Inguria contre le Docteur Rubis (qui semble avoir péri avec eux). Le gouvernement cherche depuis des superhéros pour remplacer la Freedom League. Le seul survivant, le Shifter (un polymorphe) n'est plus qu'un cerveau dans un corps cyborg et il dirige la Boutique des Superhéros, un magasin qui vend des articles de l'ancienne Ligue de la Liberté, des armes de leurs anciens ennemis ou des héros défunts (une très chouette idée pour l'origine de l'équipement). Un des repeat gags du livre est composé de petites illustrations avec les manières pour le Docteur Rubis pour avoir survécu dans le Volcan (scaphandre anti-lave ?).
Cette destruction récente de l'équipe nationale est une très bonne idée pour donner la place centrale aux héros des joueurs. D'ailleurs la même solution fut reprise aussi dans Champions New Millenium où les héros principaux viennent de se faire tuer au début de la campagne.
Un des modèles de Superhero 2044 fut en fait En Garde!, le jeu tactique abstrait de 1975 pour simuler les Trois Mousquetaires. Le "rôle" des joueurs se limitait à En Garde! à décider combien de temps les personnages consacrait aux duels ou à la séduction des dames. En un sens, Superhero 2044 est donc encore à mi-chemin avant d'être un "vrai" jeu de rôle.
Et les règles paraissent curieuses. Très développées sur certains aspects comme les longues et arides tables de rencontres et absolument pas sur d'autres points qui paraîtraient plus essentiels (comme les Superpouvoirs).
Il y a trois sortes de superhéros : les Uniques (mutants aux pouvoirs inhérents), les Toolmasters (humains aux gadgets de haute technologie, comme Iron Man) et enfin les Übermensch (humains normaux mais entraînés au sommet des capacités humaines - Batman serait plus un Übermensch qu'un Toolmaster). On remarquera que Superhero 2044 se veut de la SF et exclut donc la Magie (même si cela pourrait être un cas particulier d'Uniques et que la magie est mentionnée p. 15). Les Formiens n'ont aucun pouvoir et sont donc plutôt là comme PNJ mais rien n'interdit d'autres individus extra-terrestres.
Ici apparaît la principale innovation de Superhero 2044 dans l'histoire du jeu de rôle. Ce fut le premier jeu à abandonner la création aléatoire pour prendre un système par répartition de points.
Les joueurs ont 140 points à répartir en sept caractéristiques : Vigor (santé), Stamina (en fait la force physique et la capacité au combat à mains nues), Endurance (ne pas confondre avec Stamina, c'est l'énergie), Dexterité, Mentality (intelligence), Ego (résistance aux attaques mentales), Charisme.
Les Übermensch ont un +20 en Vigueur, Force, Endurance, Dextérité mais -20 en Intelligence. Les Uniques ont +20 en Charisme et les Toolmasters ont +20 en Intelligence mais -10 en Vigueur, Force et Endurance. On voit qu'on a un intérêt clair à jouer un Übermensch et non un Unique si on n'a pas de système clair pour rééquilibrer cela dans les Superpouvoirs.
Mais le jeu s'effondre avec des conseils trop vagues : 50 points supplémentaires sont donnés pour acheter des compétences et des pouvoirs et le jeu précise même déjà que des désavantages pourront être pris pour avoir plus de points. Mais c'est tout : il n'y a aucun détail, aucune liste de pouvoirs ou de handicaps. Cette simple ligne elliptique donnera ensuite tout le système de Champions. Saxman explique avec candeur qu'il ne veut pas donner de liste de pouvoirs pour cause de copyright des comics. Si le jeu avait eu un supplément sur les pouvoirs et l'équipement, il aurait pu devenir jouable.
Il y a quand même quelques exemples de personnages, faute de règles. Mais cela reste un jeu "free-form" où le maître de jeu doit créer ses propres règles, ce qui contredit complètement le côté très minutieux et tactique du reste.
Le jeu est composé par un calendrier. Les joueurs indiquent ce qu'ils font chaque jour de la semaine pendant les heures de jour et de nuit (Patrouille, Entraînement, Recherche, Repos). Il doit dire s'il patrouille dans le centre-ville, dans le quartier gouvernemental, le quartier industriel, la banlieue, les propriétés touristiques ou l'arrière-pays sauvage.
L'arbitre doit tirer les rencontres aléatoires. Il y a un système complexe pour déterminer les chances d'un crime (qui décroît si le superhéros devient célèbre ou arrête beaucoup de crimes dans la même région) et de sa détection. Le système marche de toute évidence mieux (comme l'auteur le dit lui-même) pour un jeu en solitaire - ou bien peut-être pour un jeu par correspondance - que pour un jeu de rôle tel que nous l'entendons aujourd'hui.
Le combat est fait en comparant le score de Force (Stamina) ou d'Ego en cas d'attaque psychique. Il faut dépasser sur 3d6 un score qui est égal à 11 - (différence entre les deux scores divisée par 5), ce qui ressemble un peu au système Champions (où il faut faire moins sur 3d6 que 9 + la différence entre attaque et défense).
Après les combats, on calcule les résultats sur toute la semaine, les procès, les dépenses et salaires si le personnage a pu tenir un emploi.
Il y a peu de jeux de rôle des origines qui ont autant de charme et de possibilités mais il faut reconnaître que Superhero 2044 n'est pas encore jouable tel qu'il est. L'idée d'inclure un univers était brillante, même si l'île d'Inguria peut paraître un peu étriquée au bout d'un moment comparée à Metropolis/Gotham City. Le système est trop incomplet et laisse donc de nombreux points à déterminer arbitrairement.
J'ai déjà fait un premier survol de Superhero 2044 il y a 5 ans, et il y a une longue review par le collectionneur R. Dushay, une autre assez distrayante avec récit de campagne, une review plus concise mais assez négative sur RPG.net et un survol de la couverture (qui a en effet à l'arrière le Docteur Strange lançant un sort sur la Sorcière rouge au moment où elle lance les dés).
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