Three Methods of Ethics: A Debate (Oxford, 1997) est un de ces livres que j'aime tant dans la philosophie analytique, un dialogue entre philosophes au lieu d'un simple exposé. Il s'agit d'une suite de trois articles défendant trois théories morales : la théorie dite "déontologique" (on a des devoirs envers soi-même et les autres indépendamment des conséquences de la réalisation de ces devoirs), la théorie dite "téléologique" (l'action obligatoire est celle qui a le plus d'effets positifs, selon la façon de mesurer cela) et la théorie dite "arétaïque" de retour à l'Ethique des Vertus (on doit valoriser des dispositions et un caractère chez l'agent et non pas seulement une mesure ou une norme sur la justesse d'une action). La première est celle de Kant et ses représentants les plus célèbres au XXe siècle me semblent être Christine Kosgaard, et dans une certaine mesure le libertarien Robert Nozick (du moins tel que je le comprends). La seconde est celle issue de l'utilitarisme classique de Bentham et Stuart Mill, mais enrichie et développée avec le conséquentialisme de la Règle (qui semble remonter de manière plus claire à J.O. Urmson dans sa tentative de résoudre le conflit interprétatif sur Stuart Mill entre utilitarisme strict et règle inconditionnelle comme le respect de la liberté d'expression), c'est le courant dominant dans l'éthique anglo-saxonne avec Peter Singer. La troisième est celle du retour à l'Ethique des Vertus d'Aristote et c'est celle qui a été le plus à la mode depuis la seconde moitié du XXe siècle avec Elizabeth Anscombe, Alasdair McIntyre, Philippa Foot et Bernard Williams (qui marie Nietzsche et Aristote dans sa critique du schème moral moderne).
Three Methods of Ethics renvoie explicitement au classique de Henry Sidgwick, The Methods of Ethics (1874-1907), le manuel qui distinguait de manière quasi-aporétique trois théories : l'Egoïsme (on doit suivre son propre intérêt), l'Intuitionnisme (on doit suivre une Valeur absolue dont on aurait une connaissance, comme le Respect de l'Impératif catégorique) et l'Hédonisme Universalisé (l'Utilitarisme). La structure de débat renvoie aussi au livre Utiliarianism: For and Against (1973), où Smart défendait une forme classique d'utilitarisme et où Williams attaquait toutes les doctrines conséquentialistes.
Le livre a d'abord trois chapitres : le premier par Marcia Baron (Indiana) qui défend la théorie de Kant, le second par la star Philip Pettit qui défend sa version du Conséquentialisme, le troisième par Michael Slote (tiens, lui aussi irlandais expatrié comme Pettit) qui défend l'éthique de la Vertu. Puis les Objections et Réponses commencent.
Je vais donc commencer par le chapitre de Baron, sur l'éthique kantienne.
De manière générale, je trouve que le chapitre souffre d'un manque de radicalité dans sa défense de la position dite "déontologique". Baron hésite parfois entre une sorte d'argument de fidélité à l'auteur et une thèse plus générale qui peut s'éloigner de ce qu'a écrit Kant. Dans le premier cas, elle se sert de textes plus atypiques pour relativiser des défauts, dans le second elle sépare ce qui lui paraît à ses yeux plus essentiel dans une éthique "d'inspiration kantienne", ce qui est donc un peu plus flou ou instable. Il est d'ailleurs significatif que ce soit le seul chapitre à porter un nom de doctrine par référence à un nom propre (même si l'Ethique des Vertus est avant tout celle d'Aristote). Le Kantisme allie plusieurs caractères dans sa Moralité du Sujet : déontologie anti-conséquentialiste, intuitionnisme moral (et rationalisme moral), théorie de l'intention, métaphysique de la Liberté, etc.
L'argumentation de Marcia Baron consiste à dire que l'éthique kantienne a une supériorité réelle sur son rival Conséquentialiste mais qu'elle ne s'oppose pas si fondamentalement à une éthique de la Vertu. Et encore, même le chapitre sur le Conséquentialisme cherche le plus loin possible dans quelle mesure il pourrait y avoir réconciliation avec une forme de Conséquentialisme de la Règle.
Pour Baron, le vrai centre de l'éthique kantienne n'est pas l'idée d'Impératif Catégorique, ni même celle de Bonne Volonté et elle a tendance a rééquilibrer les passages les plus percutants des Fondements de la métaphysique des moeurs (1785) et la Critique de la Raison pratique (1788) par la Métaphysique des Moeurs (1797), qui admet beaucoup plus de casuistique, d'importance des vertus et des motivations.
L'argument contre le conséquentialisme a une partie traditionnelle intéressante : la force de la notion de Devoir envers autrui est de ne pas se situer sous l'idée d'une quantité d'individus inter-substituables. C'est notamment la Seconde Formulation de la loi morale (ne pas traiter les autres uniquement comme des moyens) et la notion d'égale dignité de tous les êtres humains, ce qu'on pourrait donc appeler l'Humanisme kantien. Cette norme d'Egale dignité et de Non-Instrumentalisation est essentielle pour éviter des problèmes classiques du Conséquentialisme (l'esclavage ou le sacrifice d'un petit groupe peut-il se justifier s'il augmente le bonheur du plus grand nombre).
Mais le Conséquentialisme peut éviter ces problèmes en introduisant ce qu'on appelle des Contraintes Latérales (Side Constraints, discutées en théorie de la décision par Nozick et Amartya Sen) qui norme le calcul des Conséquences. Une règle qui a globalement plus d'effets positifs peut dans certains cas rendre obligatoire une action qui n'optimise pas les effets positifs. La préservation en général de la liberté est une norme suffisamment centrale pour éviter l'objection de l'esclavage juste.
Je suis un peu moins convaincu par un argument de détail contre le Conséquentialisme de la Règle de Pettit. Pettit dit qu'on doit agir selon des règles qui "promeuvent" des fins désirables. L'objection principale de Baron, reprise de Christine Swanton, consiste à dire que selon les vertus, on ne se contente pas de "promouvoir une valeur" mais on doit selon les cas soit l'honorer, soit l'apprécier, soit l'exprimer (l'action amicale ne consiste pas seulement à promouvoir la vertu d'amitié mais à devoir exprimer pratiquement sa vertu). Cela me paraît plus un amendement qu'une vraie objection ou bien je n'en vois pas la force.
Dans le dialogue avec la théorie de la Vertu, Baron choisit plutôt la compatibilité, atténuant les exigences de la Bonne Volonté et toute la théorie kantienne selon laquelle le Sujet moral qui surmonte ses penchants est supérieur moralement au Vertueux dont le caractère empirique lui permet de ne plus même sentir ces conflits. Elle remplace souvent la valeur de l'intention dans une valeur de l'agent (dans la valeur des maximes qu'il se donne), ce qui sonne aussitôt plus proche de l'Ethique de l'intégrité de l'agent.
Elle se sert notamment d'un passage peu connu de la fin de la Métaphysique des Moeurs qui semble aller contre l'Idéal ascétique (et finalement toujours très stoïcien, malgré la critique sur le Souverain Bien) qu'on peut attribuer à Kant dans les écrits critiques. Kant y fait l'éloge des vertus et de la joie contre un respect ascétique. C'est dans la Doctrine de la Vertu, Méthodologie de l'éthique, L'Ascétique Ethique, §53 (Ak. VI, 484-485) :
La suite du texte explique qu'on ne peut se contenter en "diététique" raisonnable de chercher l'absence de douleur mais qu'il y a bien une Joie qui doit guider l'action, et donc que sur ce point Epicure a raison contre l'austérité stoïque (certes, on pourrait trouver des textes de Sénèque plus ambigus dans le De vita beata où il valorise aussi cette Joie).
La suite critique l'Ascétisme monacal ou religieux comme "une mortificaion et une macération de la chair" (Selbstpeinigung und Fleischeskreuzigung, Nietzsche est plus kantien qu'on pourrait le penser !). Il oppose alors cette pénitence comme une tentative de Rachat immortal, plein de ressentiment et de "haine secrète contre la vertu".
La fin oppose la "gymnastique" à cet ascétisme (ce que Nietzsche verrait peut-être comme une "ruse" de l'idéal ascétique, comme illusion de maîtrise à la place de la simple mortification).
Se repentir (ce qui est inévitable au souvenir d'anciennes transgressions dont nous avons même le devir de ne pas laisser disparaître le souvenir), et s'infliger une pénitence (par exemple le jeûne) dans une perspective non pas diététique mais pieuse, sont moralement parlant deux mesures très différentes, dont la dernière qui est sans joie, sombre et morose, rend la vertu elle-même haïssable et chasse ses partisans. Le règlement (discipline) que l'homme exerce sur lui-même ne peut donc devenir mérioire et exemplaire que grâce à l'enjouement qui l'accompagne."
Ainsi, Kant redeviendrait plus proche de Rousseau et de la satisfaction de certains mobiles sensibles de notre caractère empiriques : on n'a pas seulement la Loi morale mais le devoir de trouver une Joie dans l'action morale.
C'est aussi ainsi que Baron peut répondre à l'argument anti-puritain du "Saint Moral" de Susan Wolf ("Moral Saints, Journal of Philosophy 79, 1982, p. 419-439). Selon Susan Wolf, un Saint Moral serait rigide, ennuyeux, incommode, intransigeant, inflexible, culpabilisant, austère, fanatique, sans détachement, sans humour, sans culture et donc une théorie qui préfère un Saint Moral à la modération de "l'honnête homme" vertueux ne peut pas être une éthique désirable.
Mais en choisissant ce Kant plus oecuménique, plus "arétaïque" et moins piétiste, Baron joue donc le vieux Kant "modéré" de 1797 contre le Kant radical de 1785 (de même que la Métaphysique des Moeurs admet bien plus de casuistique que les passages stricts des écrits antérieurs).
Elle finit de manière étrange en évacuant non seulement la Bonne Volonté (c'est l'intention qui compte, contrairement à tout ce que dit l'éthique de la vertu et le conséquentialisme) mais même l'Impératif catégorique comme finalement non-essentiel pour une doctrine kantienne dont elle retient surtout une norme inconditionnelle d'égale dignité.
Elle rappelle deux objections élégantes contre les formulations habituelles de l'Impératif catégorique (notamment première et troisième formulations comme légalité).
(1) L'Impératif interdit trop. Il serait immoral dans ce cas de suivre le conseil de Bison futé (si tout le monde choisit une action telle qu'elle n'est optimale que si peu de gens la choisissent alors cela conduit à une contradiction).
(2) L'Impératif n'interdit pas assez. On ne voit pas explicitement la contradiction si on universalisait la maxime que tout le monde a le droit de se faire justice soi-même (objection du vigilantisme) ou d'exécuter tous ceux qui violent la Loi morale (objection de la loi draconienne).
Il est possible d'éviter (2) avec des précisions (on tient compte du respect non seulement envers la Loi morale mais envers une norme "matérielle" de magistrats chargés de neutraliser nos interprétations morales subjectives, et on ne peut justifier l'exécution si on conserve l'idée de Perfectibilité et donc de possibilité du remords et de la réhabilitation).
J'ai une variante de l'objection (1) ci-dessus qui me fascine depuis longtemps sur l'idée de Choix Existentiel de Vie et de Fin Dernière de la Vie humaine. On peut montrer qu'il est immoral d'être philosophe ou de passer son temps à contempler, contre l'idéal de la Vie théorétique. Si tout le monde menait cette vie contemplative, l'humanité ne pourrait survivre, donc c'est immoral. Dans cette interprétation, la vie agricole est la seule moralement permise (on pourrait appeler cet argument agrarien une sorte de Maoïsme transcendantal). C'est évidemment absurde et on doit tenir compte de notre Connaissance Commune que tout le monde n'universalise pas vraiment une conduite et qu'il doit y avoir non seulement division du travail mais une sorte de loi des grands nombres dans une société suffisamment autosuffisante (ce qui est un argument moral a priori contre les sectes isolées).
En revanche, on peut justifier que la Vie contemplative reste une téléologie de l'humanité, même si bien peu d'individus ont assez de loisirs et d'éducation pour y accéder et sans que cela serve de justification à une division du travail figée entre une masse qui doit travailler pour la contemplation d'une "minorité éclairée" (ce qui est l'injustice fondamentale de la justice platonico-aristotélicienne). Le paradoxe de la technique est que la mécanisation "détruit des emplois" et conduit à une vie de paupérisation et de chômage, ou d'aliénation à des industries de relaxation et de divertissement, alors qu'elle devrait conduire à une vie de plus de liberté, d'abondance et de bonheur.
On pourrait presque défendre une théorie juste de "l'esclavage" aristotélicien avec l'invention de la robotique. Le robot est la dissociation de l'intelligence et de la non-instrumentalisation (alors que même un esclavagiste comme Aristote croyait que l'instrumentalisation impliquait la non-intelligence). Le robot est l'instrument pensant qui pourrait nous permettre enfin de penser librement. Le robot non seulement travaillerait pour permettre de dépasser cette valeur moderne du travail, mais permettrait même d'améliorer nos capacités de contemplation si nous pouvons modifier nos propres capacités cognitives sans en rester à un caractère absolu de l'espèce humaine biologique. Je suis toujours fasciné par l'aspect très platonico-aristotélicien des Intelligences artificielles de Greg Egan, qui, n'ayant plus de problèmes biologiques ne passent plus leur temps que dans la Pensée de la Pensée, qu'à découvrir à l'infini de nouveaux théorèmes mathématiques. Egan reste fidèle à une finalité théorétique de l'existence : l'univers est un algorithme évolutionniste qui tend (de manière seulement probable et contingente) à sa propre auto-compréhension et l'évolution (qui se continue dans la technique) permet de démythologiser l'aspect téléologique mystérieux du principe anthropique.
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