Le monde de la Forge pourrait être critiqué comme un milieu adapté pour munchkins (ou comme on dit en français "Grosbills") amateurs de pouvoirs et de combat. En effet, l'idée de départ est que la Forge ressemble à l'Enfer, ou du moins une planète indiscernable d'un Purgatoire où les individus semblent soumis à une expérience cruelle de sélection darwinienne accélérée pour affronter des êtres divins. Les personnages-joueurs peuvent venir de n'importe quel univers, la Forge a été colonisée depuis des milliers d'années par des captifs de tout le Multivers et est dirigée par Sept Princes et Princesses, qui semblent être des Seigneurs démoniaques incompréhensibles et les seules vraies divinités admises sur la Forge.
L'idée de ce monde prison peut donc déjà un peu repousser. De plus, les personnages qui vivent sur la Forge gagnent des "Dons", des pouvoirs et mutations particulières qu'ils perdent s'ils repartent (sans doute pour les pousser à ne pas trop chercher le chemin du retour). Ajoutons que les dessins, très colorés dans l'ocre ou le fauve, ont une esthétique cauchemardesque qu'on peut ne pas apprécier, dans une certaine cruauté organique à la Francis Bacon ou à la David Cronenberg, et qui n'évoque pas franchement la subtilité.
Et pourtant, j'aime beaucoup la Forge (comme je l'avais expliqué là, je reprends en partie ce document) et je suis même soulagé de voir ce retour d'un monde dont on a à peine commencé à percevoir la complexité.
L'idée de départ est sombre et difficile à amender comme elle semble essentielle à l'identité de cet univers, mais le traitement est impressionnant de précisions et d'originalités. On sent que les créateurs comme Greg Dent et Todd Morasch ont un amour pour cet univers, qui ne se limite pas à toutes ces listes de pouvoirs spéciaux. Ils ont même une réflexion poussée sur certains problèmes politiques qui peuvent surprendre par leur maturité dans un livre de jeu de rôle. La Cité de Pénitence seule, gigantesque métropole presque aussi grande que toute l'Île de France, était mieux décrite que la plupart des cités de fantasy, avec des douzaines de groupes en lutte. La Forge peut faire penser à certaines des meilleures créations du temps de D&D2 comme Planescape, avec son jargon, ses factions philosophiques qui dépassaient l'ancien cadre des alignements et ses intrigues urbaines et multi-dimensionnelles (si ce n'est que la cité de Pénitence est plus fermée que Sigil, la cité des Portes).
La Forge est une planète particulière par le rythme de ses deux soleils, Crux et Orage, le soleil rouge éclatant. Ce cycle des deux soleils fait qu'en 28 jours, on a des durées de jour et de nuit complètement différentes, avec parfois des journées complètement illuminées par les deux soleils (sauf sur Eclipse au Pôle nord, qui est toujours recouvert par l'ombre d'une des deux lunes). Les Nuits Blanches se répètent tous les mois. La planète a aussi un changement de saison extrêmement rapide puisque une "saison" dure 7 jours, avec un cycle complet d'environ 28 jours. La nuit est donc relativement rare et les contrastes des sensations intenses puisque les extrêmes de l'été et de l'hiver peuvent être rapprochés de quelques jours. La végétation et la faune semblent s'y être adaptées.
SPOILER Le grand secret de la Forge est gnostique. Ce monde matériel est bien une Prison, mais une Prison dont les geôliers cherchent en fait à s'évader en se servant des autres détenus. Les Princes ne sont ni Anges ni Démons, mais des Gardiens malgré eux. Un terible Dieu sans nom qu'ils servaient et dont on dit qu'il aurait été en fait le Créateur de tout le multivers, fut fait prisonnier et enfermé à l'intérieur de cet univers. Sept de ses lieutenants furent attachés à le surveiller avec le serment de ne pas chercher à le laisser sortir et de ne pas abandonner volontairement leur position. Mais ce serment inflexible avait quand même une lacune : si jamais l'un des Sept Princes est vaincu et terrassé en combat loyal (sans se suicider et sans se laisser battre), il serait alors délivré de son serment. La plupart des Princes (sauf l'un des plus contemplatifs, qui préfère méditer) ont donc mené un plan long pour faire venir des héros de tout le Multivers et les motiver à les vaincre. La Forge doit forger les armes vivantes qui ouvriront ses propres serrures. On dit que certains des Princes auraient déjà été vaincus et qu'à chaque "mort" d'un des Sept Princes, les Sept Sceaux qui gardent le Dieu enfermé s'affaiblissent, des avatars de ce Démiurge Anonyme commencent à apparaître et certains des ex-Princes déchus et affranchis de leur Serment peuvent ensuite contribuer à accélérer les choses (même si d'autres Princes veulent être soulagés de leur lien sans vouloir vraiment libérer le Créateur).
Il y a donc sept domaines et sept Princes qui ont créé ces sept environnements :
Pour l'instant, il y a déjà eu des suppléments sur Pénitence (les meilleurs à mon avis, car Pénitence permet les expériences les plus diverses), sur Arène et sur la Forêt. La nouvelle édition vient d'ajouter un nouveau supplément sur Eclipse, le pôle nord obscur (il a l'air de n'être qu'en papier et pas en PDF) et ils annoncent d'autres extensions régionales.
La nouvelle édition de 2011 a aussi modifié certains des aspects de la version de 2002 (notamment certains autres Princes ont déjà été vaincus ce qui rapproche de la Révélation finale de la délivrance).
Le monde de la Forge a rassemblé des races de tout le multivers et on peut donc a priori y trouver n'importe quoi. Certaines des races courantes ressemblent simplement à des animaux : les Lunaires sont des lycanthropes (qui vivent surtout à Eclipse), les Dovers sont des Canidés (comme les Sibeccai dans Arcana Unearthed), les Freys des Félidés (qui ressemblent plutôt au Chat botté), les Knüks (des félidés à quatre bras) les Ramasseurs sont des lézards, les Valcos des Capridés à tête de chêvre, les Chromitiens de petits dragons humanoïdes. Mais il y en a d'autres plus exotiques comme les Ceptu (race de méduses - au sens aquatique, pas mythologique - télékinésiques un peu comme des Flumphs). D'autres ressemblent plus à divers types de démons (les Fausts et les Nightlings) ou sont franchement bizarres comme les Epines (des hommes-plantes), les Asherake (des sortes de tigres humanoïdes ailés avec des cornes) ou les Brumeux (Haze) qui n'ont pas d'organes sensoriels en dehors de leurs pouvoirs psi. Les races sont très nombreuses et chaque supplément régional en ajoutait quelques-unes (et je viens de voir par exemple la race des Nkoll reptiliens, p. 200 qui ressemblent trop aux Qól dans Tékumel pour ce soit une coïncidence).
Le nouveau supplément est disponible en PDF chez Drivethru. Le livre de 496 pages remet à jour la version de 2002 (352 pages) plus les nombreuses extensions publiées depuis. Le livre est donc assez touffus. Par exemple, les cartes réactualisées de Pénitence ont été mises à la fin du chapitre 5 sur les événements récents, p. 143-144 et pas au chapitre sur Pénitence p. 34-45. Le changement majeur a été la chute de Dame Israfel, vaincue par Belus, qui a perdu la raison en devenant l'un des Sept Princes.
Il y a tellement de factions politiques et de personnages non-joueurs qu'il est souvent difficile de suivre les alliances. Oathbound me paraît être un des livres de background les plus denses que j'ai lus, même plus que l'énorme cité de Ptolus. Il y a un long Glossaire détaillé, qui contient aussi des noms propres, mais pas d'Index.
Contrairement à la version de 2002, il n'y a pas autant de détails sur Pénitence mais beaucoup plus de "crunch" (listes de classes et de compétences, qui tiennent compte aussi du Player's Guide to Oathbound, qui a été distribué gratuitement). Il n'y a pas de scénario alors que la version précédente avait une mini-campagne d'introduction (p. 254-319). Cela dit, je ne crois pas que la lecture du livre de 2002 soit indispensable pour lire celle de 2011.
De tous les mondes sortis de la vague d20 des années 2000, la Forge est sans doute le plus bizarre et original. Contrairement à d'autres, ils n'essayent pas du tout d'être "génériques" et l'atmosphère est très spécifique. L'idée de vivre dans une sorte d'Enfer me gênait (même si tout jeu de rôle joue beaucoup sur la Nekuya de descente dans les bas-fonds de notre inconscient) mais si on joue des indigènes bien adaptés à cet univers et non pas des exilés prisonniers, le monde n'en devient que plus riche.
J'en profite pour remettre ici une critique j'avais faite il y a 6 ans.
La fiction ludique, les romans et nouvelles sur les jeux de rôle ont à juste titre mauvaise réputation. Ils sont un peu aux Geeks ce que les mauvais bouquins de romance (Harlequin "à l'eau de rose") sont à certaines jeunes filles. En fait, à part Jeff Grubb, il est rare que j'apprécie ces textes et il y a des aspects du jeu de rôle comme la succession de combats qui deviennent encore plus ennuyeux dans les romans quand, comme dit l'expression, "on voit les dés rouler" dans le texte (je n'ai par exemple jamais compris le succès des livres de R.A. Salvatore).
J'ai déjà parlé d'une anthologie de nouvelles dans le monde de Serran (Arcana Evolved). Ici, il s'agit d'un roman, écrit par Thomas M. Reid. Le roman a déjà fait l'objet d'une critique sur RPG.net.
Il risque d'y avoir quelques SPOILER, je décris juste ce qui pourrait intéresser le joueur plus que le lecteur.
Le héros du roman est un guerrier, le Capitaine Lyrien Ves'tiral, qui vit sur un monde qui semble avoir atteint un niveau Renaissance (il y a des armes à feu) et être dénué de magies, de dieux ou de races fantastiques. Lyrien est l'amant et le garde du corps de Dame Iandra, noble en fuite. Au moment où ils vont être capturés, Israfel, la Reine de Pénitence, vient avec ses oiseaux emporter l'humain et l'abandonner dans le "Débris", la grande ruine qui occupe des centaines de kilomètres dans sa cité. Reid décrit bien l'importance des sensations et émotions dans ce nouveau monde. Le monde de la Forge est censé contenir un Dieu et une énergie qui serait perceptible dans l'intensité de tous les sens. Une qualité de Reid est qu'il évite toujours les Info-dumps, de longs passages didactiques sur l'arrière-fond et il espace ainsi les scènes d'exposition. Le défaut est que certaines scènes d'action paraissent sans intérêt quand on ne saisit pas bien les enjeux.
Lyrien arrive nu dans le Débris mais il trouve l'aide d'un homme-chien, un Dover nommé Gade. Leurs rapports sont un peu irréalistes de confiance et on aurait aimé que Lyrien (qui vient d'un monde sans races inhumaines) mette plus longtemps à s'adapter, même si Gade et lui se sont sauvés mutuellement la vie. Je n'ai pas compris non plus pourquoi tout le monde parle la même langue mais j'imagine qu'Israfel enseigne le Commun à tous les nouveaux arrivants.
Lyrien et Gade sont vite capturés par des marchands d'esclaves de Blackwell, un des grands quartiers (Bloodholds, domaines d'un "Seigneur de sang"). Ils deviennent gladiateurs et Gade se fait tuer dans l'arène alors que Lyrien découvre un nouveau pouvoir, celui d'annuler la magie. Je suppose que c'est un Don puissant d'Israfel, même s'il est possible qu'il ait déjà eu cette capacité psionique dans son monde d'origine sans magie et qu'il n'aurait donc pas pu l'exploiter.
Lyrien attire donc l'attention du seigneur Galak Mabon(qui est décrit dans Oathbound pp. 176-180). C'est un Faust, une créature démoniaque reptilienne, et l'habituel despote sadique à la Caligula. La voyante-esclave de Mabon, Jezindi, fait la prophétie que Mabon tombera s'il arrive malheur à Lyrien. Mabon tente de contrôler Lyrien en ressuscitant Gade qui devient son otage et en le faisant séduire par une de ses concubines, la demi-elfe Ezeria.
A ce moment, il y a quelques retournements étranges dans l'histoire. SPOILER.
1 Mabon veut se servir des pouvoirs anti-magie de Lyrien contre son ennemi Flollo d'Oasis et son armure-golem (Oathbound, p. 226). Là, je ne comprends pas pourquoi Mabon peut croire la prédiction de Jezindi et mettre quand même la vie de Lyrien en danger. Bon, il est dingue...
2 Ezeria est en fait une agent infiltrée d'Effron Cadmus(un noble rival de Mabon, Oathbound, p. 180). C'est une coïncidence que je n'ai pas comprise. Comment se fait-il que Mabon ait justement choisi pour séduire Lyrien parmi ses nombreuses esclaves celle qui le trahit ?
3 Cadmus veut faire assassiner Jezindi par Lyrien. C'est logique puisqu'elle est la seule à pouvoir révéler ses complots à Mabon. Mais pourquoi donne-t-il sa vraie identité à Lyrien ? C'est d'une imprudence trop peu crédible.
Je ne raconterai pas la conclusion du roman, qui était censé être le premier volume d'une trilogie, The Queen's Blade. On ne verra sans doute jamais le retour de Lyrien dans son monde d'origine (mais il y a des indices selon lesquels il pourrait en arriver à ne pas vouloir revenir). Lyrien est un peu trop dirigé par les événements et la façon dont il résout finalement ses problèmes paraît parfois un peu trop sortie d'un Deus Ex machina.
Mais le roman décrit bien l'originalité de Pénitence et je suis gré à Reid d'avoir évité un grand Tour de toute la cité en se concentrant sur les particularités d'un seul des domaines. Pénitence est une cité gigantesque et chaque section entre les ruines est une ville différente. Si la trilogie avait continué, je suppose qu'on aurait vu l'Oasis de Flollo, le quartier idyllique, et sans doute aussi la Citadelle d'Israfel qui aurait permis à Lyrien de rentrer chez lui.
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