Les mystères de Lemnos
Lemnos est une île d'environ 500 km2, c'est-à-dire à peu près, pour visualiser, entre la taille de l'île principale de la Guadeloupe (600) ou de Mayotte (400) - ou la même taille que Samos, Naxos ou Corfou, bien plus grande que Malte (300). De nos jours, elle a moins de 20 000 habitants permanents mais dès les poèmes de Homère, on mentionne au moins une ville. La côte orientale n'est qu'à moins de 100 km de l'Asie Mineure, et c'est donc une étape presque inévitable (avant l'île d'
Imbros / Gökçeada) vers
Troie ou le Bosphore.
C'est là le premier mystère de la tragédie de
Sophocle,
Philoctète (jouée vers 409-408 avant notre ère), où le personnage a été abandonné sur Lemnos pendant l'expédition vers Troie. Lemnos y est décrite comme si elle était une île sauvage et désolée où Philoctète serait un des premiers Robinson Crusoë de notre littérature, voire le premier (Ariane est certes abandonnée à Naxos mais elle n'a pas le temps de revenir à l'état sauvage).
Dès le 2e vers de la pièce, Ulysse dit que c'est le rivage perdu :
Λήμνου, βροτοῖς ἄστιπτος οὐδ᾽ οἰκουμένη,
De Lemnos, vierge de tout pas des mortels et sans habitation.
Et Philoctète, qui a quand même eu 9 ans pour la visiter selon Sophocle, vit dans une grotte et dit de même (v. 221) :
κατέσχετ᾽ οὔτ᾽ εὔορμον οὔτ᾽ οἰκουμένην;
[Pourquoi] débarquez-vous sur cette terre sans bon port et sans habitants ?
Pourquoi Sophocle a-t-il fait ce choix de réduire Lemnos à une
île déserte ? Seulement pour le
pathos de l'esseulement pour insister sur son désespoir ?
Dans une autre version (de la
Petite Iliade), Philoctète n'était resté là qu'un an. Avant Sophocle, Eschyle et Euripide avaient, dans leur version (perdue) de la même pièce utilisé un choeur avec des Hommes de Lemnos (et Philoctète s'y serait même fait des amis).
Car il y a un autre mystère. Sophocle et ses contemporains spectateurs savent bien qu'il y a d'autres mythes sur les habitants de Lemnos. Lemnos n'a rien de vide ou isolée dans les cycles épiques.
Philoctète a été abandonné par Ulysse et les autres parce qu'il avait été piqué au pied par un serpent (une
hydre, dit Homère) ou bien par une de ses flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne). Sa blessure dégage une
puanteur et elle est incurable (sans doute à cause d'une malédiction de
Héra, l'ennemie de
Héraclès, qui poursuit toujours son ami Philoctète). Il est donc une victime d'une vengeance de la Déesse.
Or le mythe le plus connu sur Lemnos est le
Crime des Lemniennes, devenu si proverbial qu'on parlait en grec du "
Mal Lemnien" pour tout crime abominable, en l'occurrence ici l'extermination de tous les mâles (ce qui fut analysé par
un des premiers travaux universitaires de
Georges Dumézil en 1924). Les Lemniennes, elles aussi, sont en partie des victimes d'une Déesse. Elles n'auraient pas assez adoré la Déesse
Aphrodite ou même oublié de lui offrir un sanctuaire. En passant, l'île est une île de feu et d'eau, île vouée à
Hephaïstos, le mari d'Aphrodite qu'elle déteste tant et c'est peut-être un facteur de plus dans cette relation - quand Héra jeta son fils Héphaïstos en le tenant par le pied, elle le précipita vers les forges de Lemnos où il fut pris par les dieux locaux, les
Kabiroï. Héphaïstos fut initié aux secrets magiques de la forge lemnienne mais il resta désormais le dieu boiteux comme Philoctète boite de la blessure de l'hydre.
Pour châtier les Femmes de Lemnos, Aphrodite les aurait rendues
atrocement puantes (une autre version dit que c'est la sorcière Médée qui aurait jeté cette malédiction sur elles, par jalousie contre leur princesse
Hypsipyle). Devant cette odeur, les maris des Lemniennes les avaient alors toutes abandonnées pour des concubines étrangères, en enlevant des captives athéniennes ou thraces. Indignées par cet adultère collectif et rendues "hystériques" de frustration et de rancoeur par Aphrodite, les Lemniennes avaient donc décidé d'assassiner tous les hommes de l'île (et aussi toutes leurs concubines, et tous leurs enfants) la même nuit, sauf une seule, la princesse Hypsipyle, qui aurait préservé son père (tout comme les 49 Danaïdes avaient exécuté les 49 maris la même nuit, à l'exception d'une seule fille de Danaos). Les mythes grecs sont assez sexistes pour craindre les femmes mais ils ne méprisent pas le danger terrible que cela pourrait représenter.
Mais l'île de ces terribles Veuves vengeresses, Furies chtoniennes (voir le long récit du massacre que fait Hypsipyle dans la
Thébaïde de Stace au chant V) fut ensuite repeuplée par Jason et tout l'équipage des Argonautes qui furent heureux de tomber sur une île entièrement féminine, fantasme masculin par excellence de la Terre Vierge (même si les Vierges sont ici en fait des Veuves). Or l'Argo, dans certaines versions, comptait justement Philoctète accompagnant Héraclès dans un premier voyage, des années avant la Guerre de Troie et bien avant qu'il ne vienne à nouveau souffrir en hurlant sur ces rivages.
On le voit, il y a un secret,comme dans tout mythe. Il y a un cadavre caché et quelque chose de pourri à Lemnos, quelque chose d'obscur qui ne peut pas être une coïncidence entre la puanteur qui a aliéné les hommes de Lemnos et celle qui a isolé Philoctète contre l'armée grecque venue ramener la plus belle des femmes, enlevée par l'élu d'Aphrodite.
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants
Pour les Grecs, la séduction et l'attraction est souvent olfactive, elle est le parfum. Comme l'a analysé
Marcel Détienne, Adonis est le fils de la Myrrhe et d'un inceste, et on dit que Dionysos s'entoure de panthères qui peuvent attirer leurs proies comme des fleurs par des senteurs capiteuses. L'odeur animale y est ici un élément commun, l'élément brut d'un dégoût incontrôlable sur le fond duquel se déroule le mystère des humeurs, des secrétions, de la sexualité humaine et les ambiguïtés du désir. Sans vouloir trop en rajouter dans l'ethnopsychanalyse à la
Devereux, il est possible que la monstruosité de la gueule de la Gorgone à la chevelure de serpents ait quelque chose à voir avec la Vulve de
Baubo, autre figure du Mystère de Déméter.
C'est la première idée géniale de
Grégoire Carlé (après
la Nuit du Capricorne) dans sa nouvelle bande-dessinée,
Philoctète et les Femmes (L'Association, 161 pages) : Philoctète n'a pas menti en un sens, il y est bien le seul
homme, mais l'île est devenue celle du Mystère féminin, l'île des Femmes.
La Chasse à l'Homme
L'auteur a su saisir cet élément si difficile à reprendre dans un récit moderne, cet effroi saisissant qui serait peut-être une des racines de tout mythe. Le début qui évoquerait un peu
la Planète des Singes peut aussi faire penser à ce que le philosophe
Grégoire Chamayou a appelé "le pouvoir
cynégétique" qui était le propre des Spartiates quand ils jouaient à la Chasse à l'Homme contre leurs esclaves. Les Lemniennes ne veulent pas tuer Philoctète, elles jouent avec leur proie comme un gibier qui leur sert seulement d'instrument commun, d'olisbos vivant.
Philoctète est souvent considéré comme buté dans son orgueil (un peu comme
Ajax) et l'Homme sauvage apparaît dans la bd comme un peu borné ou lourd mais sa brutalité répond non pas seulement à sa bêtise sexiste mais aussi à son sentiment constant de déshumanisation, ce qui le rend de moins en moins sot au fur et à mesure de son éducation lemnienne.
Elles le poursuivent et font de lui le substitut du phallus absent mais certaines des plus jeunes se posent aussi la question de l'inceste face à ce scénario de Ruche inversée avec un seul Père (Philoctète n'est là que depuis 9 ans mais il est dit que son premier passage avec les Argonautes remonte à 19 ans). Ce que
Freud a inventé dans
Totem et Tabou comme "Protomythe" originel de la Horde primitive (et qu'on retrouve dans Game of Thrones avec la ferme de l'autre côté du Mur) est inversé. Au lieu d'un Père qui émascule ou sacrifie tous ses fils pour garder le monopole, ce sont des filles et des mères qui ont asservi le seul Bourdon. Smyrna, la mère d'Adonis, devait tromper et séduire son père alors qu'ici elles n'ont qu'à manipuler collectivement le seul père soustrait à tout l'ordre patriarcal.
(Lécythe, vers -420)
Comédies divines
Grégoire Carlé n'a pas fait que bien lire entre les lignes de Sophocle (ou des
Argonautiques), il joue aussi beaucoup sur les comédies d'
Aristophane et l'ambiance est donc un mélange des genres.
Les Lemniennes reprennent donc ici l'
Assemblée des Femmes (Ἐκκλησιάζουσαι) d'Aristophane et ont la même parodie de l'utopie communiste où les femmes qui étaient considérées comme les plus laides du temps du Regard masculin exigent maintenant un droit de priorité dans la gestion de la rareté des Moyens de Production.
Il y a d'ailleurs tout un réseau aristophanesque enveloppé. En -415, six ans avant la représentation du
Philoctète de Sophocle, le beau traître
Alcibiade est accusé de s'être moqué des Mystères interdits aux initiés dans sa demeure, et d'avoir participé à la castration symbolique des statues phalliques d'Hermès. Une partie de l'opinion athénienne continuait à le lui reprocher - même si Alcibiade venait de remporter quelques victoires maritimes sur le Bosphore, pas très loin de Lemnos - et il fait amende honorable en -408 en se rendant en procession à Eleusis pour les vrais Mystères. Aristophane avait fait peu de temps après, en -411 une autre pièce,
les Thesmophories, où
Euripide est accusé d'espionner les Mystères féminins de
Déméter et
Perséphone déguisé en femme.
On n'a pas droit au même travestissement autant que je me souvienne mais ici Philoctète va aussi entrer dans les Mystères féminins via
Dionysos et son cortège infernal. Une scène semble parodier une autre comédie de la même période, les
Grenouilles, où Dionysos descend dans l'Hadès pour y chercher l'ombre d'Euripide (mais choisit finalement de ramener plutôt
Eschyle).
Coupé la mâle langue et bien fauché l'ivraie
Ici, c'est Dionysos et
Pan qui vont aider le Myste Philoctète dans un Rituel de passage dans la Grande Déesse
Cybèle-
Hécate (les références aux théories sur la fertilité de
Robert Graves ou
Frazer sont d'ailleurs ici assez précises, et Grégoire Carlé insiste notamment sur le rôle du calendrier dans son récit - je n'ai pas compris à quoi renvoyait le cycle de 3228 ans, page 108). Son érudition fait souvent résonner une intertextualité imprévisible (la jolie scène d'Invocation des morts parle de l'ombre du Mont Athos et je trouve la même image dans le massacre lemnien chez Stace).
Carlé a assez confiance dans l'autonomie de son histoire pour prendre des distances quand c'est nécessaires. Ses Amazones Lemniennes ont des noms qui n'ont rien de grec et un des poulpes s'appelle Thierry. La fin bascule même complètement en dehors de ce qui pourrait être prévisible dans la tragédie de Sophocle et réussit à faire dérailler l'utopie d'un Roman d'initiation et la grande théophanie cosmique à la
Hermann Hesse.
Le dessin de Carlé peut varier, de certaines caricatures effrayantes et nerveuses à des formes qui me font penser presque à des esquisses de Jean-Claude
Forest, même si son but n'est sans doute pas de chercher à rendre les Lemniennes directement "
sexy". Cela donne donc une surprise qui sait changer de l'érudition en une ambiance sublime qu'on ne trouve pas d'habitude dans le fantastique.