vendredi 11 juillet 2025

De vos tombeaux le tour dévotieux

Egalité

Le cimetière est un lieu moderne, né avec la démocratie. On séparait auparavant des ordres, la fosse commune, les amoncellements de squelettes dans les catacombes et les ossuaires pour la plèbe et la Crypte pour les notables. Le sépulcre n'était pas qu'un monument de la mémoire mais une demeure et le peuple n'avait pas droit à ces maisons dans l'au-delà. La propriété foncière s'accompagnait d'un droit de concession vers l'éternité. Il y avait ségrégation pour l'immortalité. La mort était retombée dans l'anonymat pour la majorité qui n'avait pas droit à la mémoire individuelle ou familiale. La fosse commune égalisait les roturiers mais le cimetière moderne stratifie désormais de manière plus graduée la mort pour tous avec des caveaux plus ou moins luxueux. 

Le sacré de notre devoir généralisé aux morts est donc, comme tant d'institutions, une invention du XIXe siècle avec la statistique et les registres de l'Etat-civil. L'Etat ancien refoulait les morts en les cachant superposés sous son sol, la Cité moderne hygiénique instaurait des devoirs familiaux, des pèlerinages réguliers vers l'inhumation excentrée en banlieue. La sécularisation du cimetière comme institution politique s'accompagnait de cette captation du sacré dans la Cité démocratique. L'ultime lieu de la transcendance était ce lieu de frontière où la politique calcule les taux de renouvellement et évacue les risques d'épidémie. 

C'est ce qu'avait expliqué Auguste Comte avec sa religion de substitution comme religion des morts : la civilisation humaine n'était pas que le culte des grands héros ou des saints mais ce qui transmet une mémoire diffuse de cette continuité avec la totalité des humains. Être humain, ce n'est pas qu'hériter, c'est parler des morts, c'est dresser ces listes interminables de noms. Désormais, il y a des noms mais ils sont si nombreux que ce sont des noms sans renommée. 

Cendre 

Près de la moitié des cérémonies funéraires sont devenues des incinérations en France (44%) à la place des inhumations. Le Feu purificateur et la cendre l'emportent sur la putréfaction au moment même où notre Terre brûle et où les sols perdent les aérations de leurs vers de terre. Nous creusons désormais plus dans les airs et les fumées des crématoires, comme dans le poème de Celan. 

Il y avait peut-être des raisons financières quand la concession de propriété du tombeau devient plus limitée. On évacue, on réduit. Certains préfèrent le Feu définitif parce qu'ils voient plus le cercueil comme une prison où ils redoutent un peu inconsciemment d'être enfermés. La demeure dans la fosse est devenue geôle alors que le Feu est devenu libérateur au lieu d'être infernal. 

Il y a aussi l'idée que ce devoir du sacré du XIXe siècle nous pèse. Il restait des os anonymes des plébéiens et à présent c'est l'inverse il ne reste que des noms avec une cendre d'ADN mélangée avec un cercueil dans une urne.

Rites 

J'assistais à une cérémonie funéraire et le maître de cérémonie laïc des Pompes funèbres affichait un empressement, une fébrilité plus ridicule que "professionnelle". Il ressemblait à un histrion qui serait conscient qu'il devait surjouer une sévérité, un sens du rituel ou de la cérémonie mais il demeurait un Moderne et un Moderne ne peut plus accepter des formalismes institués sans les désamorcer à chaque fois. Il rappelait un rituel avec gravité puis dissipait aussitôt toute gravité à la fin de chaque phrase en insinuant qu'il n'était pas dupe du fait que nous n'étions que trop conscients que ce n'étaient que des rituels contingents. Cette gravité s'excusant ou s'annulant produisait un effet pire qu'une simple insensibilité. C'était une indifférence consciente avec une certaine mauvaise foi qu'elle n'avait pas à faire l'effort d'éviter d'afficher cette indifférence et son faux pas social. 

Les endeuillés n'étaient pas des personnes dont on déplorait l'affliction, c'étaient des clients "stressés" qui risquaient d'être difficiles et qu'il fallait "gérer" comme on gère un licenciement ou comme on gère un flux de doléances. 

Bien sûr, cette déformation professionnelle a des conséquences moins graves que celle qui doit nécessairement toucher certaines professions du "soin". Le médecin devient blasé et froid sous peine de trop brûler lui aussi s'il se laissait dévorer par des excès d'empathie et d'aliénation. 

Le risque est moindre quand le commerçant de rituels liminaires ne peut tout au plus qu'indisposer les personnes survivantes par son manque de tact ou son manque d'égards. 

Le croque-mort apprend une comédie car il n'a pas l'excuse d'un savoir salvateur comme le soignant et n'a pas de prétention sacerdotale, il sait qu'il n'en est que l'ersatz. Le maintien des apparences de la cérémonie est tout ce qui lui reste, alors qu'il n'y croit plus. Mais même lui peut donc blesser les personnes endeuillées en leur rappelant que ce n'est plus pour lui qu'une fonction transitoire et une forme vide. 

Aucun commentaire: