Il y a une appli qui donne la liste des boîtes à livres autour de vous dans la ville mais elle n'indiquait pas celle-ci, qui était dans un lieu saugrenu, une rue peu fréquentée et sans aucun magasin. C'était un endroit contradictoire comme il était si isolé et peu visible. La boîte était en bois et je repensais aux rumeurs que le bois de nos villes commence à être infesté de divers parasites. Elle avait une porte hermétique avec serrure, qui devait servir à protéger les dons. Sur la boîte, une affiche précisait un texte plus draconien que d'habitude, imprimé avec des lettres dans une police assez laide :
"Vous devez faire vivre les livres :
si vous en prenez un,
n'oubliez pas d'en donner un nouveau."
La boîte était, comme souvent, assez décevante, presque vide mais je trouvais un livre qui ne pouvait que m'attirer, avec un titre un peu borgésien, La Bibliothèque sans fin. La couverture était sans illustration, il n'y avait même pas d'ISBN et je ne reconnus pas l'éditeur mais j'avais très envie de le lire. Je n'aime pas toujours l'odeur des livres abandonnés dans la rue mais celui-ci était inoffensif.
Je le rapportai chez moi mais je rationalisai que je reviendrais le rapporter par la suite car mon petit appartement est si saturé que je dois me contenter des liseuses désormais.
Le livre m'intriguait mais le texte s'adressait au lecteur, ce qui est un peu maladroit. Mais il faut reconnaître que par hasard, le portrait du lecteur type était assez similaire à moi. Cela devait être de l'auto-édition, d'où cet éditeur dont je ne trouvais aucune trace sur Internet. L'introduction faisait comme si je devais l'avoir adopté, comme si le livre était un animal domestique. Je trouvais l'idée presque désobligeante et je laissais donc finalement le livre inachevé dans un coin de ma chambre.
Je l'aurais presque oublié mais au bout de quelques jours, je ne retrouvais plus plusieurs livres dont j'avais besoin. Je commençais à me demander si cela ne témoignait pas d'une perte de mémoire ou bien du fait que j'en avais décidément trop.
Je revis la Bibliothèque sans fin tout au-dessus de ma "pile de la honte" de ma procrastination et je repris la lecture. Le chapitre suivant s'adressait toujours à moi et me dit que je n'avais pas rendu un nouveau livre à la boîte, que j'avais oublié la règle de l'échange qui était implicite. Il fallait bien que les livres vivent. La boîte avait donc dû se nourrir.
Je pâlis et j'étais partagé entre la peur et une certaine colère. Je déteste les livres d'horreur. La vie est déjà assez effrayante par elle-même. Je m'attendais à une histoire borgésienne, pas à une nouvelle d'épouvante aussi manipulatrice. Cela me faisait penser à ces horribles lettres en chaîne qu'on reçoit parfois et qui vous menacent de punition si vous ne continuez pas la chaîne.
Je décidais donc d'aller rendre aussitôt ce livre dans sa satanée boîte, bien décidé à ne jamais y revenir.
La boîte était toujours aussi isolée et fermée mais j'y retrouvai tous les mêmes exemplaires des livres qui avaient disparu de mon appartement. Il y en avait même d'autres qui ressemblaient à certains de mes bouquins mais dont je n'avais pas remarqué la disparition. J'en comptais au moins dix, un par jour où je n'avais rien remis dans la boîte à livres.
J'étais paralysé. Je cherchais une explication. Cela pouvait être une coïncidence. Peut-être même que j'avais une sorte de psychose comme une sorte de paramnésie où je croyais rétroactivement avoir perdu les livres que je trouvais en fait dans la boîte à livres pour la première fois. Oui, c'était l'explication la plus plausible : j'avais rétroactivement imaginé la liste des ouvrages manquants chez moi.
Non, c'était absurde, ce livre était exactement dans la même édition avec les mêmes pages pliées. La folie est une expérience horrible quand notre propre pensée n'arrive plus à se fier à elle-même.
Je laissais La Bibliothèque sans fin dans la boîte et repartis chez moi. Je vérifiais quand même dans ma bibliothèque si les livres supplémentaires étaient à leur emplacement. Non, ils manquaient effectivement. Certains auraient dû être bien rangés comme je suis le plus souvent un ordre strictement alphabétique. Je n'avais hélas jamais écrit de liste mais il y avait des lacunes, c'était certain.
Le lendemain, en me réveillant, je sentis l'odeur de la boîte à livres et me dis que je devais encore être endormi. Je vis alors La Bibliothèque sans fin sur mon chevet et il manquait un livre dans la pile.
Je l'ouvris en tremblant. Le chapitre suivant me disait que je ne pouvais pas me contenter de remettre le même ouvrage. L'instruction était claire : "n'oubliez pas d'en donner un nouveau."
Je ne savais pas comment me sortir de ces représailles. Je revins à la boîte à livres avec toute ma pile et l'ouvrage emprunté au début.
Mais le lendemain, le livre me revint encore une fois, avec toujours la même instruction en italiques :
n'oubliez pas d'en donner un nouveau.
Alors je me mis à commencer à taper sur ordinateur un ouvrage et je me dis que la boîte à livres n'accepterait pas une simple nouvelle. Il fallait que le nombre de signes soit suffisant en apparence pour équivaloir à celui de La Bibliothèque sans fin. Cette règle n'était pas explicite mais je commençais à craindre les conséquences si je n'étais pas prudent.
Cela me prit un peu plus de sept semaines pour l'achever. Chaque jour, ma bibliothèque continuait à se désintégrer autour de moi alors que la boîte "se nourrissait", comme elle disait.
Finalement, après cinquante-trois jours, j'avais terminé un livre. Il était très imparfait mais je le jugeais assez long et authentique. Je l'imprimais moi-même en fonte Garamond. Je le reliais mais ne mis pas de couverture. Je remis le même nom d'éditeur imaginaire et j'ajoutais les consignes qui étaient inscrites sur la boîte à livres. Je pris La Bibliothèque sans fin, mon petit ouvrage et les remis tous les deux en offrandes à la boîte.
Cela faisait deux mois que je me demandais si cela allait marcher. La boîte allait-elle être satisfaite ?
J'attendis plusieurs jours avec appréhension en cherchant chaque jour dans mes rangées. La Bibliothèque sans fin ne revint pas chez moi. L'hémorragie de mes livres s'était arrêtée.
Peut-être que toute cette histoire n'avait été qu'une plaisanterie d'un voleur de livres ? Peut-être était-ce ma compagne ou un ami qui me reprochait tant l'encombrement de l'appartement ? En tout cas, je ne les ai jamais rachetés de crainte de relancer un nouveau cycle.
Je me demande si quelqu'un a jamais trouvé ou lu mon livre dans cette boîte. Je n'ai jamais osé retourner vérifier.
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