dimanche 13 juin 2010

Et que le plein Midi rayonnera pour tous



Cette semaine, Frédérique Roussel de Libé a consacré un long article aux nouvelles (re)traductions des deux plus grands auteurs de science-fiction russe, les frères Arkadi et Boris Strougatski (avec un entretien avec Boris sur leur célèbre Stalker que Tarkovski retransforma en fable plus mystique).

Mais l'article ne mentionne pas un trait intéressant de l'oeuvre des Strougatski : certains de leurs romans forment un univers cohérent, que les fans russes appellent le Monde du "Midi", du nom du premier recueil de nouvelle Midi au XXIIe siècle (Полдень, XXII век, j'ignore s'il a été traduit en français mais cet entretien avec Boris Strougatski mentionne comme titre français Le Retour).

[Une des principales revues de SF en Russie s'appelle aujourd'hui Polden, XXI vek, Midi, XXIe siècle, en hommage à ce premier roman]

Je suis allé à la librairie de science-fiction parisienne Scylla et j'ai pu y retrouver quelques traductions françaises d'occasion.

L'Univers de Midi (voir le dossier sur Wikipedia) se déroule dans un futur proche (deux siècles) où il semble bien que le Communisme l'ait en partie emporté sur Terre. La rareté n'existe plus vraiment, on ne travaille donc plus pour le profit et l'Humanité se répand sans vrai but impérialiste, guidée surtout par le désir de connaissance (même si certains romans vont aussi présenter de manière plus dystopique les agences gouvernementales et les loisirs sans but d'une Humanité délivrée du travail). Ils découvrent d'autres mondes et espèces dont certaines semblent bien avoir été implantées là par des êtres étrangers qu'on appelle "Les Pélerins" (Странники).

Le COMCON chargé des relations avec les races extra-terrestre a aussi mis en place une nouvelle technique plus audacieuse encore que la Psychohistoire d'Asimov : "l'Histoire Expérimentale", qui consiste non pas à prédire l'Histoire mais à agir dessus. Les "Progresseurs" sont des agents envoyés vers les autres mondes pour tenter de manipuler leur histoire et de les faire progresser.

Une partie infime des Humains (moins d'un pour dix millions) commence à développer des pouvoirs télépathiques (c'est parmi eux que nait le groupe des "Ludens" (jeu de mots sur "liud", gens, et "Homo ludens", jouant), des mutants qui prennent leur distance vis-à-vis de l'Humanité) et on a même retrouvé sur un monde plusieurs embryons qui semblent humains mais qui ont été manipulés par les Pélerins.


  • Dans le premier recueil des nouvelles Midi au XXIIe siècle (publié en 1961 et étendu en 1967), on découvre plusieurs xénobiologistes et explorateurs qu'on retrouvera dans les romans suivants. Les principaux personnages reviennent sur Terre après un accident spatial qui les a décalés dans le temps, ce qui permet de redécouvrir un monde qui a beaucoup changé et où les manipulations des Pélerins commencent à apparaître.

    Les histoires décrivent diverses inventions nouvelles du XXIIe siècle et la Terre commence à être capable de "coder" des Humains dans un Ordinateur (ce qui pour un roman des années 60 me paraît plutôt en avance sur les thèmes du Mind Uploading dans la philosophie anglo-saxonne, même si le philosophe suédois Bertil Mårtensson en fait le sujet d'un roman dès 1968).

  • Dans le roman suivant, Tentative de fuite (Попытка к бегству, 1962), un autre groupe de héros explorent en 2141 la planète Saula, nommée ainsi pour son découvreur Saul Repnin, un survivant de la Shoah déplacé dans le temps. Saula est un monde primitif mais il y circule des véhicules qui semblent avoir une sorte de mouvement perpétuel et qui seraient des traces des Pélerins. Les explorateurs tentent d'intervenir dans le cours de la société saulienne mais échouent.

  • Le roman suivant, L'Arc-en-ciel lointain (Далёкая Радуга, 1963, traduit en 1982) décrit la planète Arc-en-Ciel, station scientifique où les physiciens étudient le "Transport-Zéro", une sorte de téléportation instantanée à travers l'espace riemannien. L'expérience semble conduire à une catastrophe, une Onde dévastatrice, mais le roman parle plus des réactions humaines que du résultat physique qui reste indéterminé.

  • Il est difficile d'être un Dieu (Трудно быть богом, 1964, traduction 1973) est le roman le plus célèbre des Strougatski à l'exception de Stalker. Il introduit dans l'Univers du "Midi" les agents Progresseurs. Anton est un Progresseur envoyé sur le monde primitif humain Arkanar. Sa tentative d'empêcher une dictature fasciste va échouer de manière désastreuse.

  • Dans Perturbations (Беспокойство, 1965), les Humains tentent de coloniser Pandora, une planète recouverte de forêts et de formes de vie énigmatiques. Le héros épousera une humanoïde locale nommée "Nava" mais finalement tout l'écosystème se montrera trop dangereux pour les humanoïdes. On notera quelques coïncidences avec Avatar de James Cameron, notamment le nom de la planète (mais le modèle de cet écosystème est peut-être le Solaris de Stanisław Lem publié en polonais en 1961.

  • L'Île Habitée (Обитаемый остров, 1971, traduction 1980) introduit l'un des principaux héros du cycle, Maxime Kammerer, un Progresseur. Il est naufragé sur la planète Saraksh, un monde à la techologie un peu arriérée (niveau XXe siècle), hyper-pollué, radioactif et dictatorial. Les Humains locaux majoritaires y vivent avec une race de chiens mutants macrocéphales intelligents, les "Céphalards" (голованы). Le scénario semblerait ressembler aux échecs du précédent, si ce n'est que cette fois, Maxime va découvrir qu'il doit lutter en fait contre une autre intervention de Progresseurs.

  • Dans Le Petit (Малыш, 1971, non-traduit ?), les Humains décident d'organiser en 2160 un grand exode des habitants de Panta (qui va bientôt être détuite) pour les abriter vers la planète baptisée "Arche" et qu'on croit complètement inoccupée bien qu'elle soit parfaitement habitable. On retrouve l'épave d'un vaisseau humain et un enfant étrange qui semble avoir survécu seul, élevé sur Arche. Finalement, les Humains vont finir par découvrir les formes de vie autochtones d'Arche, extrêmement peu intuitives car elles n'apparaissent jamais, si ce n'est par des constructions d'antennes d'un kilomètre, ce qui fait un peu penser aux bd récentes Aldebaran et Betelgeuse.

  • Un gars de l'enfer (Парень из преисподней, 1974, traduction 1977) montre pour une fois une intervention des Progresseurs qui a réussi. Ils sont intervenus sur la planète Giganda pour mettre fin à une Guerre totale mais le ton réussit quand même à être doux-amer. L'histoire va être vue par un guerrier de Giganda, qui n'arrive jamais à croire que les Terriens puissent être aussi désintéressés dans leurs intentions. Un des héros est un Progresseur qui est aussi un Humain manipulé par les Pélerins, un des "Enfants-Trouvés" qui vont être le sujet du roman suivant.

  • Le scarabée dans la fourmilière (Жук в муравейнике, 1979, traduction 1982) se déroule en 2178. Maxime Kammerer, l'agent dans l'Île Habitée, enquête sur plusieurs Progresseurs et découvre le secret des Enfants-Trouvés. Une théorie est que les Pélerins ont eux-même choisi de "faire progresser" l'Humanité depuis très longtemps comme l'Humanité le fait désormais avec les autres planètes. Après hésitation, on a décidé de ne pas tuer ces Enfants Trouvés mais le COMCON se méfie d'eux.

  • Les vagues éteignent le vent (Волны гасят ветер, 1985, traduction 1989) est le dernier roman du cycle du Midi. Ce sont les dernières mémoires de Maxime Kammerer et elles portent sur son assistant, Toivo Gloumov, fils de Maya Glomouva (une scientifique qui apparaît dans les romans précédents). Le livre traite aussi des "Ludens", les Post-Humains qui semblent issus de manipulations des Pélerins. On y expose une théorie téléologique (le "Monocosme") qui prévoit que toute forme de vie tend vers l'unification des Intelligences, les Pélerins ayant peut-être pour but de sélectionner dans les autres espèces ceux qui deviendront de futurs Pélerins.

    Arcadi étant mort en 1991, la série des romans du Midi semble terminée. Certains autres romans sont considérés comme se déroulant dans le passé de cet univers, dans la conquête du système solaire, mais ils sont de la Hard SF très peu reliée aux thèmes du monde de Midi.


  • Les commentaires sur les Strougatski se concentrent souvent surtout sur la parabole politique d'auteurs soviétiques. La science-fiction se déroule dans un monde où le Communisme l'a emporté et pourtant on ne cesse de se moquer directement des agences gouvernementales et des vanités d'une philosophie de l'Histoire.

    Mais on peut aussi y voir, du point de vue de l'écriture d'une "Histoire du Futur", une sorte de Space Opera qui a su tenter, avant même le célèbre cycle anarchiste-utopique de la Culture de Iain Banks, de construire des récits qui ne soient pas fondés sur l'impérialisme et l'économie.

    Le même problème travaillait parfois la série Star Trek de Gene Roddenberry mais le projet avait des scénaristes plus hétérogènes, les guerres impérialistes redevenaient vite un thème. Le XXe siècle a graduellement abandonné le genre de l'Utopie et notre goût le trouve ennuyeux mais les Strougatski maniaient les Dystopies avec un peu plus de subtilité quel que soit le cadre du totalitarisme qu'ils connaissaient directement.

    Boris Strougatski semble d'ailleurs curieusement être devenu bien plus pessimiste maintenant qu'il ne croit même plus à une possibilité de conserver du communisme la possibilité utopique d'une civilisation qui aurait dépassé l'Argent et la Division du Travail.

    On peut trouver en français un article de la revue Lunatique sur l'oeuvre des frères Strougatski.

    3 commentaires:

    Soeur Marie de la Chartreuse a dit…

    Merci pour toutes ces infos !
    Justement j'ai emprunté Michel Heller pour les vacances.
    Justement j'hérite du cours sur la littérature XXe l'an prochain.
    Justement j'ai découvert les vertus du jeu de rôle en cours d'expression orale.
    Justement j'ai besoin de textes de version.
    Enfin bref, l'année prochaine sera strougatskienne. Merci :)

    Phersv a dit…

    En dehors du cycle du Midi, Понедельник начинается в субботу (conte fantastique à la Gogol où apparaissent les personnages de nombreux contes russes) peut être un bon texte à étudier aussi dans la continuité avec le XIXe.

    Patrice a dit…

    Bonjour!

    Merci du dossier dans LUnatique 81, nous avons écrit Viktoriya et moi pas mal de choses sur les Strougatski:
    http://russkayafantastika.hautetfort.com/aut-arkadi-et-boris-strougatski/

    Le recueil "Polden'." s'est d'abord appelé "Vozvrachtchnié" (Le Retour) puis a changé de nom, après un remaniement, en 1963. Mais la version française s'inspire de la première, et s'appelle donc "Les revenants des étoiles" (Hachette, "Rayon Fantastique", dans un traduction déplorable). Mais ce recueil a aussi en Russie une histoire compliquée. Après cela, il a été à nouveau remanié à plusieurs reprises.
    Nous avons publié une biblio des deux frères en annexe des rééditions de Stalker et de L'Île habitée chez Denoël (Lunes d'Encre).

    Amicalement,

    Patrice