mercredi 2 octobre 2019

Le Multivers inconsistant


Cosmos et Chaos
Comme le savent tous ceux qui lisent des comics, DC Comics est fondé depuis les années 1960 par un principe ingénieux de continuité qu'on appelle le "Multivers" où les histoires contradictoires sont rangées sur des Terres parallèles ou alternatives (alors que l'univers Marvel a pendant longtemps cherché plus d'unité). S'il y a des contradictions, il faut introduire des différences. La fonction du Multivers est de concilier continuité et pluralité des versions. Chaque monde est une série de séries qui peuvent avoir des intersections (les rencontres annuelles entre Terre 1 et Terre 2 des années 1960 aux années 1980).

Depuis près de 35 ans, ce Multivers traverse des étapes complètement contradictoires. DC a tenté de l'effacer pour le réunifier en 1985 mais il y a eu un Retour du Refoulé et toutes ces Terres parallèles sont revenues si souvent sous diverses métamorphoses qu'on est arrivé à un stade plus confus qu'à l'origine, où selon les moments on ne sait même plus si l'histoire actuelle est en continuité ou pas avec quelques épisodes précédents. Il y a 20 ans, les auteurs DC (Waid et Morrison) ont commencé à parler d'Hypertemps, notion assez récente en Métaphysique du Temps pour interpréter le Voyage dans le Temps et parler d'un ordre de succession de plusieurs séries temporelles alternatives (cf.  Jack W. Meiland. "A two-dimensional passage model of time for time travel." Philosophical Studies 26 (1974), pp. 153-173). et cet Hypertemps était introduit pour refaire la même fonction que le Multivers sans utiliser le mot.

Puis peu à peu, tout l'Hypertemps et le Multivers sont revenus infecter tous les récits DC (malgré quelques efforts parfois pour réintroduire un peu d'ordre comme le récent Multiversity de Grant Morrison qui voulait cataloguer les 52 Terres parallèles).  Chaque personnage fait allusion selon les auteurs à des versions inconsistantes d'un épisode à l'autre et DC est devenue caricaturale dans sa folie des tables rases et des Redémarrages (Reboots) à répétition. Ce ne sont même plus les Terres qui sont "alternatives" mais même l'histoire du Multivers tout entier ou la vision de l'Hyper-hyper-temps qui ne cesse de changer rétroactivement. Le Principe de Continuité narrative est en train de s'effondrer malgré tout le Principe du Multivers qui était censé le sauver.

Un des défauts du Multivers DC (ou de ses fans) est qu'il tourne à vide en parlant de plus en plus essentiellement de l'évolution de sa propre structure, que des problèmes de sa cosmogonie.

Le Halo des Contradictions

Cela donne certes des effets narratifs parfois intéressants. Les scénaristes ne cessent de jouer avec des clins d'oeil aux versions effacées et il y a donc une ironie dramatique où le lecteur qui est au courant voit une superposition d'histoires qui n'ont jamais eu lieu à l'intérieur du récit. Les meilleurs auteurs réussissent à faire du nouveau tout en jouant avec les souvenirs des histoires abolies. Chaque histoire devient entourée de tout un "halo" d'histoires qui sont "imaginaires" du point de vue de cette "réalité" fictive. Il n'y a plus d'innocence car on ne peut jamais gommer toutes ces allusions qui les accompagnent.

Le charme particulier des comics est que ce sont des récits où il est presque nécessaire et inévitable que vous ayez des lacunes dans ce qui s'est passé (car personne ne peut acheter et lire les centaines d'histoires qui sortent), ce qui donne parfois une illusion de profondeur. Mais le risque est au contraire cet aspect inaccessible. Cela devient incompréhensible pour ceux qui ne seraient pas des fanatiques acharnés et complétistes et même eux ont besoin d'aller sur Internet pour comprendre le récit.

J'ai beau avoir lu beaucoup (trop) de comics, je suis de plus en plus perdu. Par exemple, dans le nouveau Justice League 30-31 de ce mois-ci, ils disent qu'ils n'ont jamais entendu parler de Terre 2 et je n'arrive même plus à comprendre si c'est une amnésie passagère ou si c'est le nouveau statu quo actuel. De même, je crois comprendre que la nouvelle série Books of Magic (12 numéros) repart des quatre numéros originels de 1990 mais fait comme si les nombreux volumes entre temps (75 numéros de John Ney Rieber et Peter Gross) n'avaient jamais existé. J'avais déjà eu le même problème il y a  quelques années dans la série Doom Patrol de John Byrne où il n'était pas toujours clair si les personnages étaient vraiment nouveaux ou s'ils se souvenaient confusément des versions effacées de leurs vies parallèles (j'ignore si Keith Giffen put expliquer cette intrigue obscure en reprenant la série). Ne parlons même pas de Hawkman, qui est devenu une plaisanterie comme chaque tabula rasa ne fait que rajouter une couche de complexité.

Le changement de Terres atteint son point maximal de clignotements chaotiques dans la série Doomsday Clock (qui est censée être une suite officielle de Watchmen pour l'intégrer complètement dans le reste du Multivers DC malgré le rejet par son créateur originel). D'une case à l'autre, on est dans tellement de paradoxes temporels, de voyages dimensionnels ou d'uchronies qu'on se perd dans un labyrinthe sans en tirer le plaisir habituel de ce type de désorientation. Les sauts temporels de Watchmen donnaient une impression de rimes et d'arrière-fond à recomposer, pour insister sur un temps linéaire éclaté. Ici, c'est l'inverse, c'est tellement non-linéaire que tous les personnages seraient des Chats avec des centaines de Vies superposées et contradictoires. Cela illustre bien d'ailleurs qu'une histoire peut être compliquée (au point d'être difficile à suivre) sans être vraiment profonde. Du compliqué superficiel.

C'est une crise intéressante du récit fictif qui est peut-être plus générale que les seuls comics ou que les seuls comics DC. Le professeur de littérature Richard Saint-Gelais a été le premier, je crois, à proposer l'idée que tout récit fictif joue sur l'idée de Multivers mais que la science-fiction est devenue une méta-littérature puisqu'elle prend explicitement le Multivers comme un de ses thèmes et non pas seulement comme une forme. Et ici le Multivers DC pousse encore plus loin le risque d'une abysse du Multivers qui ruine le récit en devenant le thème unique et obsessionnel. Les auteurs récents craignent tellement d'arriver à un épuisement répétitif qu'ils ne cessent de tourner autour de ces histoires inconsistantes, en une spirale de plus en plus vertigineuse pour cacher un certain vide de la répétition. C'est devenu une telle épidémie que les scénaristes des séries TV adaptées de DC ont déjà annoncé que les différentes séries feraient à leur tour leur Crise des Terres Infinies comme leurs ancêtres de papier.

Je suis Légion

Le cas de la Légion des Superhéros est symptomatique. Elle a une première continuité approximative pendant environ 35 ans, de 1958 à 1994 mais les contradictions et paradoxes s'étaient accumulées à cause des autres choix sur le Multivers. Le Premier Reboot ne dura ensuite que dix ans et il y eut une Troisième version pendant 5 ans de plus. Je ne sais même plus compter si la version actuelle est la quatrième ou pas comme il y eut entre temps des tentatives de ressusciter d'autres versions (dont un passage où la troisième version de l'équipe avait un personnage venu visiter depuis la seconde version et un retour d'une version future de la première version).

Brian Bendis est d'une mauvaise foi assez étonnante dans cette interview où il dit que sa nouvelle version de 2019 ne sera pas un Reboot mais une nouvelle version Ultimate "puisque dans le nouvel Univers DC la Légion n'a jamais existé pour l'instant". Oui, c'est encore ce qu'on appelle un Reboot qui ne veut pas dire son nom. Bendis a dit ne pas vouloir faire du Rétro mais d'exploiter les versions contradictoires de la série originelle et des reboots précédents. Il va même plus loin en exploitant ce que les fans savent de manière extérieure aux récits (par exemple le fait que Lone Wolf de la Légion influença et fut ensuite influencé par Wolverine).

Avant le numéro 1 de Legion, Bendis commence par une série (Legion: Millenium) sur les Futurs contradictoires publiés par DC (futur post-apocalyptique de Kamandi, futur space opera de Tom Tomorrow, futur cyberpunk de Batman, etc.) et on retrouve ce caractère un peu mystérieux et indécidable de la continuité. Je crois comprendre que la narratrice à la Personnalité Multiple, Rose / Thorn, est non seulement immortelle (elle apparaît dans plusieurs futurs) mais qu'elle a des réminiscences interdimensionnels de ces futurs alternatifs, sans qu'on comprenne bien pourquoi elle aurait soudain ce pouvoir supplémentaire (peut-être un peu comme Psychopirate qui gardait le pouvoir de continuer à se souvenir du Multivers dans Animal Man).

2 commentaires:

Unknown a dit…

Entre Convergence, Multiversity, Doomsday clock et le Dark Multiverse sans compter Justice League et sa Perpétua, je ne m'y retrouve plus avec cette cosmogonie infiniment changeante. C'est à croire qu'il n'y a plus de contrôle éditorial chez DC. Voila pourquoi j'ai décidé d'abandonner les titres de cet éditeur qui tournent en rond.

Phersv a dit…

Oui, je suis d'accord, s'il y a une "Crise", c'est bien cette impression de ressassement des mêmes thèmes.