mardi 2 avril 2024

La France, c'est le Bacon Re.: Contexte

 On avait déjà parlé des erreurs d'interprétation d'une citation célèbre sans le contexte et de l'erreur de citation d'Alain interprétant mal une phrase de Montaigne


Un autre exemple est la phrase souvent citée en anglais "La Connaissance est le Pouvoir" (Knowledge is Power) attribuée à Francis Bacon

Lier ainsi la modernité à une forme de pragmatisme (où tout concept est un outil) paraît plausible comme le "Lord Verulam et Vicomte de St Albans" a l'image de Père de l'Empirisme moderne, ne cesse de défendre l'Avancement de la Philosophie naturelle et de la science nouvelle et qu'il est connu pour d'autres phrases comme "la nature ne peut être dominée qu'en lui obéissant" (Natura non nisi parendo vincitur, Novum Organum, 1620, Livre I, §3 & §129). 

Mais la première citation est un contre-sens. Le passage où apparaît Scientia ipsa potentia dans ses Meditationes sacrae (1597) parle de tout autre chose

La théologie et l'omniscience

Bacon y est en train de critiquer l'athéisme et les excès inverses d'"hérésies superstitieuses".  Le futur Lord Verulam (il ne sera anobli que plus tard et n'est encore que juge) distingue alors deux attributs divins : sa volonté bonne et sa puissance. La connaissance qu'a Dieu des actes humains et de l'avenir dépend de sa puissance (alors qu'on distingue d'habitude la puissance d'agir et la sagesse ou l'entendement divin et qu'on fait même parfois correspondre les trois facultés à la trinité : le Père est puissance, le Fils est volonté bonne, l'Esprit est sagesse). 

Bacon distingue en effet ce qu'il appelle "trois degrés" des hérésies qui veulent limiter la puissance divine pour expliquer comment le Mal peut exister face à la Volonté bonne et la Puissance infinie. La première forme est de type manichéen avec deux principes opposés (un principe mauvais pour limiter la puissance divine). La seconde refuse ce principe maléfique comme réalité mais garde une absence ou une privation d'être indépendante (un mal comme un néant dans la nature). Enfin la troisième est celle qui dit que cette indétermination n'existe que dans le libre arbitre humain ou dans le futur contingent qui ne serait que saisi immédiatement par Dieu mais de manière indépendante de toute possibilité d'action de sa puissance. Et c'est dans ce moment où il parle de la science que possède Dieu qu'il dit que ce savoir est aussi sa puissance. Selon ce passage, séparer son omniscience comme un savoir du futur mais en le séparant de toute activité serait aussi ruiner son omnipotence. L'intention polémique est de dire qu'une telle limite revient déjà à glisser vers le premier degré, vers une seconde substance manichéenne. 

Du Problème du Mal à la Physique ?

Autrement dit, on cite souvent la phrase comme si Bacon avait dit que notre science humaine allait augmenter notre puissance sur ce monde par ses applications alors que c'est complètement sans rapport. La phrase parle de Dieu et pas des hommes, de la connaissance par Dieu comme partie de sa puissance absolue et non pas de notre connaissance. 

Le vrai créateur de la citation au sens où on l'entend n'est pas Bacon mais un de ses disciples plus matérialiste, Thomas Hobbes. Certes, l'idée de l'importance des applications techniques est bien baconienne (quelques années après, avec le Novum Organum qui lance la polémique anti-aristotélicienne avec Galilée et Descartes) mais pas avec cette phrase. C'est donc un cas où on se dit qu'il ne l'a pas dit (du moins pas tel qu'on l'entend) mais qu'il aurait dû ou pu le dire. 

Bacon est en train d'utiliser la théologie de la puissance absolue comme moyen polémique contre une forme d'indétermination. On dit souvent en histoire des sciences depuis Pierre Duhem que l'idée de puissance absolue de Dieu aurait pu contribuer au contraire à ouvrir à d'autres possibilités en rompant avec certaines des structures aristotéliciennes (le vide ou un mouvement infini pourraient exister si Dieu le voulait, etc) mais ici, Bacon veut garantir une stabilité au nom de cette puissance

Il compare alors la situation à l'indétermination des atomes chez Épicure, ce qui peut faire penser que son but en 1597 n'était peut-être pas déjà que la théodicée mais peut-être déjà une idée plus physique

En revanche, je ne prétends pas comprendre comment Bacon prétendait réussir à régler le problème du Mal tout en évitant cette "hérésie", et comment le politique anglican réglait la question du libre arbitre ou de la grâce. 

Voici une traduction du passage : 

Le troisième degré [des hérésies] est celui de ceux qui limitent et restreignent la première opinion aux seules actions humaines, qui participent du péché : actions qu'ils supposent dépendre substantiellement et originellement, sans aucun enchaînement ou subordination de causes sur la volonté intérieure et du choix de l'homme ; et qui donnent une portée plus large à la connaissance de Dieu qu'à sa puissance ; ou plutôt à cette partie de la puissance de Dieu (car la connaissance elle-même est puissance) par laquelle il connaît, plutôt qu'à celle par laquelle il met en mouvement et agit (statuuntque latiores terminos scientiae Dei quam potestatis, vel potius ejus partis potestatis Dei (nam et ipsa scientia potestas est) qua scit, quam ejus qua movet et agit); pour qu'il puisse ainsi pré-savoir certaines choses, en tant que spectateur indifférent, qu'il ne pré-destine ni ne pré-ordonne (ut praesciat quaedam otiose, quae non praedestinet et praeordinet) : une notion qui n'est pas sans rappeler l'invention qu'Épicure a introduite dans la philosophie de Démocrite, pour se débarrasser du Destin et faire place à la Fortune ; à savoir le glissement latéral de l'Atome ; qui a toujours été considéré par les plus sages comme un glissement frivole. 

Mais tout ce qui ne dépend pas de Dieu comme auteur et principe par des chaînes et degrés, alors cela doit être en lieu et place de Dieu et doit être un nouveau principe et une sorte d'usurpateur de Dieu. C'est pourquoi une telle opinion est refusée comme une indignité et une dérogation à la majesté et au pouvoir de Dieu. Pourtant il est affirmé de manière très vraie que Dieu n'est pas l'auteur du mal, non pas parce qu'il n'est pas auteur mais parce qu'il n'en est pas auteur en tant que c'est mal. 

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