jeudi 3 avril 2025

De la télé aux algorithmes

Ce serait une litote de dire que nous regardions la télévision chez moi quand j'étais jeune. Elle était allumée dès l'aube et ne s'éteignait jamais jusqu'au coucher, de TéléMatin jusqu'au Cinéma de Minuit, avec plusieurs longues heures de mégalomanie de Jacques Martin pendant tout le Jour du Seigneur. La télévision était un bruit de fond constant et le fait de ne pas trier sauf en changeant de chaîne donnait une attention flottante. On laissait des chaînes de clips vidéo comme RTL (on la captait en Lorraine) / TV6 / M6 comme intermèdes entre les émissions que nous voulions vraiment voir. Je frémis encore en pensant à la musique des années 1980 et j'ai tendance à la rejeter un peu en bloc à cause de cela.

Quand on a eu le câble, cela devint la chaîne MTV où les clips Grunge servaient de coupures entre les courts fragments du dessin animé Daria. La version de MTV que nous captions en Europe n'était pas exactement la même qu'aux USA, je crois, elle était peu diversifiée, très répétitive - nous faisions des paris vers 1994-1995 avec ma petite soeur pour savoir au bout de combien de temps nous reverrions ce clip de Black Hole Sun de Soundgarden qui hantait compulsivement cette chaîne presque toutes les heures. Quand je suis allé en Russie en 2000, leur MTV était encore différent, légèrement plus libidineux que le nôtre. Vers 1991-1992, je restais parfois toute la nuit à regarder la chaîne d'info continue CNN pour la Premier Guerre du Golfe ou pour l'élection de Bill Clinton. 

La télé avait été notre baby sitter, comme d'autres écrans le sont aujourd'hui pour la génération actuelle. Quand j'ai regardé la série Dream On sur Canal Jimmy (sur un homme qui a passé toute son enfance devant l'écran et ne pense plus que par extraits de ces émissions), l'identification au protagoniste était totale.

L'ordinateur a désormais remplacé la télévision. Je suis un peu partagé. 

Je suis reconnaissant de ne plus laisser des émissions que je n'aurais pas dû avoir la patience de regarder (comme ces chaînes d'info). Je suis surtout très heureux de n'avoir jamais vu les pires poubelles comme Hanouna, qui a l'air sorti d'une parodie de l'idiocratie, ou de ne connaître aucun des députés RN qui pullulent sur les chaînes d'info crypto-fascistes bollorrhéiques. 

Mais je regrette parfois des éléments de ce grand uniformisateur de la poignée de chaînes d'Etat, je regrette de toujours "choisir" ce que je veux voir. Il y a beaucoup d'émissions que je n'aurais jamais regardées si la programmation de mon enfance ne me l'avait pas imposé en synchronisant toute ma génération. Je rate parfois pendant des années des succès (y compris certains qui sont mérités) que regardent la majorité de mes compatriotes. Avant ma naissance, la chaîne unique de l'ORTF était encore plus égalisatrice dans son jacobinisme : si elle passait un programme ambitieux comme une dramatique tiré de la littérature, toute la France qui était équipée (70% des ménages ont la télé en 1970) devait pouvoir en parler le lendemain dans la cour de récréation. Je viens de m'abonner à l'INA mais j'ignore si c'est le début de ma démence sénile qui me donne un grand plaisir à l'utiliser.

L'expérience analogue de se voir imposer des films est maintenant de se laisser porter par les algorithmes des sites de partages de vidéo. Cela peut être déprimant si l'algorithme vous diffuse certains choix les plus populaires : des vidéos fachos ou conspirationnistes qui sont censées exprimer la vox Populi. Et j'ai parfois peur de ce que charrient les Influenceurs de YouTube dans la génération "Alpha" chez qui ils sont devenus les nouveaux Gourous. Ce sont les Influenceurs sélectionnés par la concurrence aveugle qui synchronisent les cours de récréation, plus seulement des présentateurs légèrement filtrés par l'Etat ou des corporations. 

Il y a parfois des trouvailles très heureuses et surprenantes aussi (surtout dans la désynchronisation où on peut découvrir des chaînes étrangères ou des émissions du passé). L'ennui est que l'algorithme devient ensuite une malédiction karmique. On risque de se voir proposer beaucoup de déchets si jamais on s'abaisse à en regarder une par curiosité voyeuriste. On intériorise donc une mauvaise conscience, une honte craintive face au "putaclic" (clickbait), une vergogne puritaine en se disant que Notre Seigneur Algorithme est un panoptique qui nous juge et nous punit en nous enfermant dans des bulles infernales qui s'auto-renforcent.

3 commentaires:

Hector a dit…

Merci pour cette évocation. J’ai des souvenirs assez précis des JT des années 80 qui ressemblaient un peu à des grands-messes : je me demandais quel serait le titre qui sortirait en tête (le Liban avant les Malouines ?). Et le big bang de 1985 avec les nouvelles chaînes… Je me rappelle avoir regardé la soirée de lancement de la nouvelle 5 berlusconienne. Mes parents qui soutenaient par principe le Président (pas Silvio, François), et bien entendu très toqués d’Italie comme la bourgeoisie de gauche, étaient vaguement gênés en découvrant le résultat de l’opération…

Phersv a dit…

Sur La 5, je me souviens en effet du grand show du premier jour (20 février 1986, peu de temps avant le retour de la droite au pouvoir), assez épouvantable où les présentateurs de TF1 avaient été rachetés et disaient "Merci la Cinq" en montrant la paume de la main (ils retournèrent tous sur la TF1 privatisée de Bouygues quelques mois après quand les audiences furent décevantes). Il y avait aussi le journal de La Cinq de Jean-Claude Bourret ou Guillaume Durand, où l'extrême droite était déjà beaucoup plus présente que sur les chaîne hertziennes.

Et surtout, je me souviens de Françoise Sagan (qui n'avait alors qu'une cinquantaine d'années) disant qu'elle y regardait plusieurs fois par jour les rediffusions de Star Trek et qu'elle était devenue obsédée par cette série. Je me demandais à l'époque si cela allait influencer un virage dans sa carrière et si Sagan allait publier ses propres romans de science fiction.

Unknown a dit…

Ecoutez la radio ou lisez des livres si rien ne vous satisfait!