dimanche 1 juin 2025

[Glorantha] Une introduction à l'Entekosiad

Mise en garde

Dans la mythologie de Glorantha, je crois qu'il n'y a pas de texte plus difficile à lire que l'Entekosiade, publié par Greg Stafford en 2015. 

Ce n'est pas seulement la multiplication énorme de noms propres avec plusieurs noms pour chaque personnage, c'est aussi le fait que le texte est en partie inachevé et qu'on a parfois plus une impression d'une liste obscure de généalogies sans beaucoup d'histoires, où Stafford s'amusait à être encore plus opaque ou oblique que d'habitude. Cela ressemble un peu à des passages arides de la Bible comme les Chroniques. Certains termes sont des hapax non-traduits et l'imagination finit par se lasser de toute ce mystère sans solution. 

Il y a aussi le fait que les livres sur les cités-Etats du Dara Happa gardaient un lien avec ce qu'on connaissait et approfondissaient ou retournaient les attentes sur les mythes habituels. Dans le cas de l'Entekosiade, (et notamment tout le début, les mythes "wendariens"), c'est parfois si différent qu'on a l'impression de recommencer une autre mythologie. Certes, les mythes des Vitheliens dans Revealed Mythologies sont encore plus lointains mais il y a un peu plus de récits explicites. 

L'utilité de l'Entekosiade en termes de jeu est assez peu probable sauf si vous jouez des Quêteurs allant fouiller les mythes lunaires. 

Mais en termes d'étrangeté et d'énigmes, c'est peut-être aussi un chef d'oeuvre de Greg Stafford qui ferait passer King of Sartar pour une oeuvre univoque. Il y a tellement d'indices où Stafford pose intentionnellement des apories herméneutiques que cela peut créer un plaisir "mythopoiétique".  

Résumé très rapide

L'Entekosiade est une compilation des mythes de Pelanda. Pelanda est la vallée de l'Oronin en Peloria, autour de cités-Etats comme l'éponyme "Pelandre". Si la Tripolis de Dara Happa sur la rivière Oslir ressemble plus à des Cités Mésopotamiennes, Pelanda prend plus son inspiration d'une sorte de Grèce archaïque (si ce n'est qu'on est dans un terrain continental, pas un peuple de navigateurs méditerranéens). 

Voici le Pelanda dans l'Atlas de Glorantha (chaque hexagone fait 8 km, la vallée de l'Oronin ne fait donc pas plus que 160 km de long, moins qu'entre Athènes et Sparte) : 


Valare Addi et Entekos

Le texte de l'Entekosiade est censé être compilé par Valare Addi, une héroïne lunaire du XIIIe siècle après le Soleil. Valare est une Quêteuse Héroïque (elle explore le Plan des Mythes) et s'intéresse notamment à une déesse du panthéon pelandien, Entekos, déesse de l'Air, et cherche au début à démontrer qu'Entekos serait un aspect de la Déesse Lune ou vice versa (peut-être Gerra, l'aspect de la Lune qui Souffre). Valare s'appelle "Addi" parce qu'elle a ramené de sa quête un "Addi", un Bâton Rituel qui serait l'incarnation d'une Déesse qui serai aussi Entekos. 

Ce qui complique tout est qu'Entekos a été assimilée dans la mythologie solaire de Dara Happa comme un aspect de Dendara, la déesse de la Terre et comme une des Planètes qui tournent au-dessus de Glorantha. Le texte ne cesse donc de poser des questions lunaires qui ne sont pas une vision propre à Pelanda. Les mythes sont donc filtrés par des témoins pas fiables. 

Contrairement à ce que le titre fait penser, il n'y a malheureusement pas tant de pages que cela sur le Mystère d'Entekos elle-même, qui reste tout aussi énigmatique à la fin comme Valare Addi dit renoncer à son hypothèse qu'Entekos enveloppait en elle la Déesse Rouge (mais la réciproque est plus compliquée). Et l'ancienne mythologie archaïque des Pelandiens a été recouverte par les mythes des Carmaniens (qui jouent le rôle des Manichéens perses) puis du syncrétisme solaro-lunaire.

Mais si j'ai quand même envie de poursuivre, c'est parce qu'Entekos occupe une position fascinante dans les contradictions dont sont faits les mythes gloranthiens. Entekos serait à la fois une sorte d'Orlanth et d'Ernalda en même temps, ou une synthèse féminine d'Orlanth, d'un aspect de la Déesse rouge et de Yelm, ce qui en fait une antinomie assez spectaculaire, comme un retournement de toutes les versions que nous connaissions. 

On aurait en effet pour simplifier 3 versions : 

(1) Orlanthi : Orlanth l'Air Libre a dû tuer l'Empereur solaire de l'Immobilité pour libérer Ernalda la Terre mais la Guerre a enfermé la Terre dans les Ténèbres. Il a dû faire un compromis pour faire revenir cet Empereur dans le Temps. Entekos n'est qu'une déesse mineure de l'Air chaud (nommée Molanni) soumise à l'Empereur solaire et mère de la Sécheresse (Daga). 

(2) Solaire : Yelm est l'Un au-delà de l'Être dont le Soleil n'est qu'Emanation Sensible et il a dû déchoir vers son Autre et le Néant à cause des perturbations représentés par le Rebelle et sa fidèle épouse Dendara la Vertueuse l'a accompagné dans les Enfers. Il s'est ressuscité lui-même et Entekos "la Dendara" n'est qu'une servante de Dendara, la Planète Blanche de l'Atmosphère Intermédiaire qui s'est soumise à l'autorité patriarcale de l'Un.

(3) Pelanda : Entekos est une déesse majeure de l'Air et c'est sa mort (et non celle de Yelm ou d'Ernalda) qui déclencha les Grandes Ténèbres mais elle est liée au cycle de Dendara. C'est son propre périple qui fut la quête de Résurrection qui créa le Temps. Elle serait la Reine des Dieux en Pelanda et une sorte d'Orlanth inversée (ou Vinga ou Serenha). Ses Runes sont l'Air et l'Harmonie (ou Air et Stase du point de vue plus critique des Orlanthis). 

Les Dieux Jernotiens

La mythologie pelandienne n'est pas nécessairement "matriarcale" (même si la période archaïque wendarienne a l'air de s'en rapprocher) mais elle est centrée autour de l'idée de dualité sexuelle. Le dieu/déesse Jernotius/Jernotia est hermaphrodite et défie cette dualité. Iel est la Haute Montagne au sud de Pelandre qui joue le rôle d'Olympe/Meru. Jernotius serait un aspect de "Genert", le Géant de la Terre (et Genert n'est donc pas mort dans leur mythologie, iel serait à la fois la Terre nourricière et la Haute Montagne). Mais Jernotius/a médite en haut de sa Montagne au-dessus des dichotomies et est donc une divinité plus liée à l'Illumination qu'à la seule Montagne. Selon les Lunaires, iel est Rashorana l'Illuminatrice (un visage de la Lune lié à Nysalor). 

En haut du Mont Jernotius vivent les Sept Hauts Dieux dont la liste a pu changer dans l'histoire de Pelanda et qui rappellent clairement la Cour de l'Harmonie des Solaires. Ce sont 7 pics matériels dans la chaîne du Mont Jernotius (les "Trônes" des 7 Dieux, de même que les enfants de Turos sont d'autres Montagnes de la région). Ces divinités n'ont pas des fonctions "élémentaires" mais éthiques. 

Le Guide to Glorantha p. 317 / Entekosiad p. 48 dit que ces Sept Dieux Jernotiens sont : 

Jernotius le Libérateur

Dendara Déesse de la Vertu

Idovanus Dieu de l'Ordre

Uleria Déesse de l'Amour

Bentus Dieu du Plaisir

Oria Déesse du Succès

le Haut Turos Dieu de la Puissance

Il y aurait donc trois couples : Dendara/Idovanus, Uleria/Bentus et Oria/Turos, plus l'Androgyne Jernotius/Jernotia. Dendara est donc plus définie par sa fonction éthique que par la seule fertilité, ce qui peut la rapprocher d'Entekos, Idovanus n'étant que son mari (même s'il va prendre plus d'importance à la période carmanienne). Idovanus le Logos est le Législateur et les Pelandiens assimilent Yelm le Soleil à un simple aspect de leur dieu législateur Idovanus. UlEria est la déesse principale de la Cité d'Ulawar au centre de la vallée. Bentus (ou Oroypsus) est assez directement un dieu dionysiaque de l'ivresse (bière, pas vin) adoré à Mintinus près du Lac Oronin (il a même des sortes de Ménades, Stafford ne s'est pas foulé). Oria est la Déesse des Graines et de la Fertilité, et la compagne de Turos (cf. aussi Pela). Haut-Turos est assimilé en Dara Happa à Lodril, dieu du feu terrestre, des volcans et tremblements de terre, de la masculinité et des classes laborieuses.  

Représentation lunaire d'Entekos (par Katrin Dirim dans The Prosopaedia)


Résumé des principaux chapitres de l'Entekosiad

1 Valare Addi commence par des anciens Mythes de Wendaria (la Pelanda archaïque) avec des noms très différents. C'est une partie que je propose de sauter à la première lecture comme c'est la plus hermétique. Dans cette version, Uleria la Déesse de l'Amour (appelée ici EthElsor (ou fille d'EthElsor) / Kassa le Désir) serait la Féminité, scission de l'Androgyne Primal, qui aurait engendré Entekos. Le mythe de FaElsor et sa fille Denegeria est assez directement Demeter/Persephone et elle revient plusieurs fois sous plusieurs noms différents (je me demande si Stafford aurait cherché à effacer les quelques calques directs de mythes grecs qu'il a laissés dans ce manuscrit s'il avait pu le réviser). p. 6-23

2 Valare participe à la Grande Danse, rencontre 7 Déesses liées aux Doigts dans la Danse (7 visages de la Lune ?) et 5 Déesses dont Addi (une fille de MaElsor, mais qui serait aussi Entekos). p. 24-27

3 Les Trois Erreurs (p. 28-33)

(1) Orgueil. Les Dieux masculins dont "Tonnerre" (Orlanth ?) et "Choc de Métal" (Shargash ?) se révoltent contre les Grandes Déesses parce qu'ils ne peuvent pas enfanter, malgré l'appel au calme de "Visage Resplendissant" (Yelm ou Elmal ?) qui conseille de respecter les Déesses. Cette révolte va créer une forme de Raison Masculine séparée de la Déesse et c'est la Sorcellerie occidentale. Ok, je ne m'attendais pas à voir une version de la chute du Matriarcat où Orlanth des Tempêtes serait du côté des "Logiciens" (ou du côté du PhalloLogocentrisme, comme dirait Derrida) et où Yelm ne serait pour une fois pas du côté du Patriarcat à cause de son conservatisme

(2) Guerre. Le Fripon "Lièvre" (probablement "Rakenveg") trompe Entekos et elle crée les Saisons, le Vent Froid, l'Hiver. Elle en meurt et le dieu "Visage Resplendissant" devient le Roi pour protéger les mortels en l'absence d'Entekos. Yelm n'est donc qu'un substitut de la Grande Déesse !

(3) Aliénation. Les Mortels transforment la consommation des graines en Meurtre et en culte de la Mort. 

4 Le Roi Daxdarius (p. 34-37)

Le Roi Daxdarius de la Cité de Pelandre mène la guerre contre une invasion ennemie et unifie les diverses cités de la Vallée de l'Oronin. Daxdarius commence le passage à la mythologie proprement pelandienne. Dans son hubris, il force les 7 Hauts-Dieux Pelandiens (avec l'aide de JagaNatha, dieu de la Vengeance) à l'accepter comme le nouveau Dieu de la Guerre et son apothéose évoquerait une transgression comme la naissance de Gbaji. Daxdarius la Guerre et JagaNatha le Ressentiment remplacent Turos l'Artisanat et Dendara la Verteuse. 

L'interprétation evhémériste est que c'est ce conflit entre Daxdarius et les anciens cultes matriarcaux qui serait représenté mythiquement par la Guerre des dieux et la Mort d'Entekos. 

Une hypothèse suggestive bien que très paradoxale est que Daak ("L'étranger" p. 52) qui transgresse l'ordre divin de Dendara pourrait aussi être une version un peu censurée de Daxdarius aussi ? Dans cette version avec ce "Daak", c'est la perte de Dendara la Vertueuse qui déclencha l'Hiver et fit mourir Entekos.

5 Mythologie Pelandienne (p. 38-52)

Toute la mythologie pelandienne tourne autour du conflit séculaire entre le Peuple Bleu du Lac Oronin et les Cites-Etats dans la Vallée de l'Oronin. Ce Peuple Bleu (Vadéli ou Waertagi d'eau douce ?) relie l'eau et des formes de sorcellerie (avec YarGan et GanEstoro). Ces pages sont dans le désordre chronologiquement.

Idovanus est le dieu du Logos et Ersonmoda (Yelm) n'est que son émanation. Cela a peut-être influencé la lecture néo-platonicienne de Yelm en Dara Happa.

Jernotia enfanta Dendara la Vertu par le Chant de sa Bouche et Oria la Fertilité par son Sexe et quand le démon Kagardu tenta de la violer, Gorgorma la Terrible sortit de son Anus et décapita le Démon. 

Turos le Dieu au Burin, l'Ebranleur de la Terre, était le dieu de nombreuses cités (Rafelios, Othens, Balovius, Kendosus... ou bien il y a plusieurs "Turos"). Avec Jernotia, Turos engendra Idomon le Prophète qui restaura les anciens dieux.

Après Daxdarius le Conquérant et Idomon le Prophète, Gartemirus le Sage fut le Bon Roi qui rétablit l'ordre. Daxdarius est l'aspect hubristique de Gilgamesh et Gartemirus est l'aspect héroïque de Gilgamesh avec la même relation avec un Enkidu qui s'appelle ici "Ekus" (p. 41, ou Esus p. 51). Ekus est un Homme-Bête qui doit réduire l'hubris du Roi Gartemirus. C'est lui qui interdit les sacrifices humains. 

6 Ténèbres et résurrection (p. 53-56)

Valare Addi raconte une version de la cité de Balovius où Turos crée des volcans pour libérer les dieux des enfers et fait revenir Natha (l'Equilibre), Naveria (Jeunesse), Oria (Fertilité), Bisos (Dieu Taureau) et Poralistor (Fleuve du Nord dans lequel se jette l'Oronin). Turos a un fils avec Oria, IdoJantos le Porteur-de-Lumière qui fait revenir les étoiles et devient le Psychopompe entre les enfers et le ciel. La résurrection de Dendara est peu détaillée. 

7 Mythes sur la chasse (p. 58-63) notamment sur Orogeria la Chasseresse

8 Le Temps et l'interprétation lunaire (p. 64)

Rappel : La Déesse de la Lune a Sept visages : Gerra (la souffrante), Lesilla/Vendara/Annilla (la Lune Bleue), Natha (L'Equilibre), Orogeria (la Chasseresse), Rashorana (l'Illumination), Verithurusa (l'Innocence), Zaytenera (la Compréhension, Pleine Lune).  Valare Addi (et ensuite Etyries) a dû passer par ces étapes dans son exploration du Passé mythique et a découvert une période archaïque, les Mythes de Wendaria qui étaient inconnus en Dara Happa. 

9 Mythes de Bisos le Dieu Taureau (p. 65-71)

Esus est une fille d'Alk la Verte (pour le rapport avec Ekus/Esus voir p. 68 sur le Taureau de Tawenos : une jeune fille fut sacrifiée à Esus). Esus fut enlevée par le Taureau blanc KefTavar (après Dionysos et Perséphone, on a donc le mythe d'Europe) et eut de lui deux fils Kereus (qui conquit le Bindle à l'Ouest de Pelanda) et Bisos. Bisos le dieu Taureau arrête le Peuple Bleu et le peuple des Bisosae règne dans des cités autour du Lac Oronin.

10 Mythes de Lendarsh le Héros Pelandien (p. 72-74)

Lendarsh, fils de Hufor, descendant du Soleil (appelé ici "Kargzant"), restaure les anciens dieux jernotiens et doit lutter contre son propre frère le Roi Hestus.  

11 La période spolite et carmanienne (p. 74-75)

Les tensions entre Pelanda et les cités de Dara Happa augmentent (et les adorateurs de Lodril s'opposent à toute identification avec Turos). Pelanda réagit contre les cités solaires et passe sous une période d'adoration des Ténèbres (c'est la période des Spolites, qui adoraient GanEstoro, le dieu des Ténèbres qui avait déjà été adoré par le Peuple Bleu) jusqu'à l'arrivée de Carmanos au VIIIe siècle qui va absorber l'ancien culte de Bisos et se déclarer Prophète du dieu Idovanus, en un syncrétisme nouveau entre Monothéisme occidental et Polythéisme pelandien (où Idovanus deviendrait un peu comme le dieu de Lumière dans le Manichéisme). 

La fin du livre est surtout des notes diverses, par exemple sur la Naveria à l'est de la Pelanda.

5 commentaires:

賈尼 a dit…

Merci pour le résumé... je n'ai jamais eu le courage de lire cet ouvrage !

Phersv a dit…

Oui, c'est un des Grands Illisibles du corpus gloranthien. Une utilité du blog est de me forcer à comprendre pour synthétiser ce que je n'arriverais pas à achever sans cela. On ne comprend que ce qu'on arrive à transmettre à quelqu'un d'autre et je ne m'oriente dans ce labyrinthe que grâce à ce plan.

Unknown a dit…

Quand reprenez -vous vos chroniques sur les comics?

Phersv a dit…

Je n'ai plus l'intention de le faire en ce moment, comme je n'en achète plus. Cela reviendra peut-être un jour.

Phersv a dit…

Pour tout amateur de la région de Pelanda, il y a un dossier par Nick Brooke sur la vallée de l'Oronin (avec une jolie carte) dans Tales of the Reaching Moon n°16 (le numéro spécial Lunaires) p. 48-56.