(Avertissement de "déclencheurs" : intimité, vie privée, digestion et trop de détails personnels)
Un défaut molièresque que j'ai avec toute la corporation des médecins est que je ne suis pas assez formaliste ou respectueux de leurs usages et que je dois toujours me forcer à leur donner leur grade hippocratique à la fin de mes phrases, de peur de les indisposer s'ils mettent de l'importance sur de tels titres. Peut-être est-ce la crainte de la mortalité qui créerait chez moi des préventions superstitieuses face aux épulons d'Esculape ou bien cela vient de quelque jalousie de ne jamais avoir fait de Thèse.
- Depuis que j'ai 50 ans, l'Assurance maladie ne cesse de m'écrire pour me demander de faire un dépistage et je voudrais en fixer un avant la rentrée...
- ...
- heu... Docteur.
Le vieux thérapeute feint de s'étonner de la requête et prend un air presque excédé - alors que j'imagine qu'une majorité de ses patients viennent pour le même genre de test en haruspicine et qu'il est au courant de la sollicitude biopolitique de notre paternalisme providentiel. Il bougonne comme un Knock inversé qui voudrait que je renonce le plus vite à toute consultation supplémentaire.
- Si vous voulez, hein... Cela ne m'amuse pas plus vous que moi.
J'ai l'impression que sa spécialité commence à lui peser ou bien il a un fond anal-sadique et il veut qu'on le supplie d'être soumis à son in(tra)spection. Il redoute peut-être de paraître trop s'amuser à cela.
- Ma grand-mère maternelle est morte d'un cancer colo-rectal et mon grand-père d'un cancer du pancréas. Il y a peut-être donc des prédispositions... heu... Docteur.
Il soupire comme si c'était une lubie capricieuse ou hypocondriaque de ma part. Il fixe le rendez-vous pour la fin des vacances d'été, juste avant la rentrée. Il me dit que je devrais suivre un protocole alimentaire très strict et boire une substance qui permettra d'évider les boyaux pour mieux sonder dans les ténèbres des tripailles. Un quart des examens en coloscopie échoueraient parce que tout le protocole n'a pas été assez mené au bout par les impatients.
Une fois rentré chez moi, je vois que LE DOCTEUR a oublié de me donner une ordonnance pour la substance en question. Je réécris à son assistante et elle me répond de manière un peu lapidaire en lettres capitales QUE C'EST UNE FEUILLE AVEC MARQUE "ORDONNANCE" EN HAUT. Si elle suggère que je suis analphabète, cela manque un peu d'égard ou de tact que de me l'écrire mais ces majuscules sont peut-être faites pour m'éclairer et pas pour traduire sa propre irritation.
Lors du rendez-vous avec l'anesthésiste - car il y a anesthésie générale - je tente à nouveau d'indiquer que j'aimerais avoir cette certification pour le biopouvoir avec le mot ORDONNANCE en haut pour la poudre à absorber mais on me rappelle que le spécialiste (pardon, le DOCTEUR) n'a pas pu l'oublier et donc que c'est moi qui me trompe. Je décide d'obtempérer à ces avis éclairés de la faculté car mon caractère est irénique et indolent.
Le pharmacien me répond que ce n'est vendu seulement que par ordonnance mais que c'est tellement immonde qu'il y a peu de chances que je veuille en prendre par simple vice. Il accepte donc de me la remettre quand même. Sa déduction me glace un peu. Est-ce vraiment si dégoûtant ?
Le régime à suivre est un petit stage accéléré de scorbut dans les trois ou quatre jours précédents : aucun fruit et légumes pour ne pas créer de "résidus" opaques sur les parois intestinales. C'est un cas rare où la médecine fait des fruits et légumes des pharmaka à éviter. Aucun corps gras et donc pas d'huile d'olive. Pas de pain en dehors de biscottes de froment. Quant au produit obtenu sous le manteau, il s'agit d'en lire 4 litres la veille de l'examen. J'ai du mal à me représenter 4 litres mais en termes de verres Duralex de cantine de 16 centilitres (la seule unité de mesure dont je me souvienne comme je ne cuisine pas), cela fait quand même 24 verres.
Le produit donne l'illusion de boire la tasse tant c'est salé mais les apothicaires ont ajouté un goût vanillé pour le dissimuler (ce qui n'empêche pas certains usagers d'avoir la nausée). Moi qui ai l'impression de me noyer quand je me force à boire un second verre, je commence à craindre que les douze derniers vont devenir de plus en plus des supplices de waterboarding. Heureusement, les premiers verres finirent quelques heures plus tard à faire leurs effets et laisser de la place nouvelle pour les verres suivants, en une sorte de Tonneau vertueux des Danaïdes. On suggérait de tout boire en quatre heures mais il m'a fallu un peu plus pour tout buvoter. Je n'ai pas d'illusion de noyade mais des réflexes entêtés qui m'empêchent d'en avaler plus que des gorgées.
Tout en sirotant atrocement le sel vanillé, je passe la première moitié de la nuit à lire une méta-analyse publiée cette semaine dans le Journal of American Medical Association qui semble montrer que ces examens de prévention du cancer n'auraient en réalité que très peu d'effets statistiques, ce qui implique donc que les Biopouvoirs finiront par les supprimer comme un coût peu rentable. Ce n'est pas une lecture très adaptée quand on tente d'ingérer ces seaux et que l'autorité savante dit que cela ne sert à rien.
Le lendemain, les eaux de vidange font tellement de bruit dans ma tuyauterie des entrailles qu'on dirait qu'un troupeau d'épaulards y fraie en pleine saison des amours avec des couinements et des chants de cétacés.
Quand j'arrive à l'hôpital, je redécouvre dans cette nudité mal couverte par ces tenues de patients que nous sommes vite réduits à si peu, même pour un simple test de routine. Je croise le spécialiste et oublie de l'appeler "docteur". Il semble sceptique sur le fait que je ne fasse pas partie du quart récalcitrant qui n'a pas bu tous ses 4 litres (et je n'ose pas lui faire remarquer que j'ai dû obtenir mon produit clandestinement en raison de son oubli).
Comme je suis asthmatique, on me donne deux bouffées de ventoline en bonus juste avant que le sommeil ne voile tous mes sens et mes songes, et je me réveille avec une forte douleur, non pas au fondement mais bien à l'estomac. Des mammifères marins plongent toujours aussi éperdument dans mes fosses iliaques.
Un patient à côté de moi en salle de réveil se bat avec des infirmières parce qu'il attend depuis plus longtemps que moi et qu'aucun médecin n'est passé pour lui donner la lecture des résultats. Il explique qu'il est chef d'entreprise et n'a pas de temps à perdre et qu'elles ne doivent pas croire que son jeune âge (il a trente ans) l'empêche de comprendre les enjeux de la santé publique.
La collation a une salade de fruits et après les jours de régime anti-résidu, cela donne l'impression d'être revenu à terre après une navigation. Mon shaman du duodénum, mon Gallien du jéjunum est reparti trop vite pour que je puisse l'appeler docteur.
2 commentaires:
Tu m'as définitivement convaincu de ne pas céder aux injonctions de mon épouse.
Bon, l'étude qui parle de gains statistiques mineurs sur des populations entières n'empêche pas que certaines tumeurs sont détectées ! A nos âges, les polypes (pas volants) sont assez courants et on peut quand même prévenir des risques.
J'ai lu ensuite un article sur une personne classée à risque et qui devait s'en faire un tous les deux ans depuis l'âge de 24 ans !
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