Victor Hugo publie Notre Dame de Paris en mars 1831 et l'histoire se déroule en 1481-82, sous Louis XI (1423-1483 - le Quentin Durward, 1823 de Walter Scott s'était déroulé avec le même roi en 1468). Nerval dit dans un poème que la cathédrale de pierre et le roman sont désormais liés pour toujours.
Honoré de Balzac - qui a lu le roman dès la sortie et l'a détesté - sort une nouvelle "Les proscrits" sept mois plus tard, en octobre 1831 et elle se déroule aussi à l'ombre de Notre Dame, sur une île de la Seine, mais cette fois 174 ans avant celle de Hugo, en 1308, sous Philippe le Bel (1268-1314). La Cathédrale y joue certes un rôle moins central que chez Hugo et l'île de Notre Dame fait plus référence à la rue du Fouarre en face sur la rive gauche.
L'histoire utilise notamment (divulgâche, pardon) le personnage de Dante Alighieri (1265-1321). Dante (qui a déjà écrit sa Vita Nuova vers 1294) a 43 ans. Il a quitté Florence depuis sa mission à Rome en 1301 et n'y reviendra jamais plus, même si on n'a aucune preuve qu'il quitta jamais la péninsule italienne ou qu'il ait visité Paris (ou Oxford) vers 1308 alors qu'il commence à préparer sa Divine Comédie. Le panneau de notre Rue Dante qui fut la médiévale Rue du Fouarre des étudiants avance la date de 1304 qui est jugée peu vraisemblable. Une autre théorie parle éventuellement d'une visite vers 1313 avant qu'il n'ait diffusé l'Enfer. Philippe le Bel et surtout Charles de Valois (corrompu par Corso Donati, le chef des Guelfes noirs) sont intervenus pour soutenir les clans des Guelfes noirs. Dante condamne Charles de Valois dans le Purgatoire, XX, v. 70-78 en disant qu'il tenait la Lance de Judas et perça le ventre de Florence. La France de Philippe le Bel et de la nouvelle Papauté d'Avignon est souvent évoquée de manière négative dans la Divine Comédie et Dante mettra ses espoirs plutôt dans le nouvel Empereur Henri VIII (dont le règne sera si court, 1308-1313).
Le nom de la mère du Comte Godefroid "Mahaut" est un souvenir direct de la Comtesse Mahaut d'Artois (1270-1329), qui contribua à causer la Guerre de Cent Ans.
Le seul enseignant cité dans la nouvelle (théoricien de l'angélologie) est imaginaire, "le docteur Sigier". Ce Sigier n'est pas l'averroïste Siger de Brabant 1240-1284 que rencontre Dante dans le Paradis, X, 135-138, dans une des rares occurrences positives sur Paris et la rue du Fouarre (Vico de li Strami), où Thomas d'Aquin (1225-1274, canonisé en 1323) l'introduit :
essa è la luce etterna di Sigieri,
che, leggendo nel Vico de li Strami,
silogizzò invidïosi veri».
Il y a un léger anachronisme puisque le texte de Balzac dit qu'on est censé être en 1308 et qu'on vient d'exécuter en Place de grève la célèbre béguine Marguerite Porete (1250- 1er juin 1310), l'infortunée autrice du Miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d'amour (1295) - et on dit en effet que le concept de "vraie noblesse d'âme" du mysticisme influença non seulement la mystique rhénane de l'Anéantissement de Maître Eckhart mais aussi le poète florentin.
Théologiens et autres clercs,
Point n'en aurez l'entendement
Eussiez-vous l'esprit clair,
Si vous ne procédez humblement
Et qu'Amour et Foi ensemblement
Vous fassent surmonter Raison,
Elles qui sont maîtresses de la maison.
Le Maître Godefroid de Fontaines avait défendu l'ouvrage de la béguine avant sa condamnation par le pouvoir.
C'est le thème du devenir angélique, du Nihilisme et de la féminité qui intéresse Balzac et son Godefroid trouve en Dante une sorte de Béatrice (1266-1290) - si on accepte l'idée que Virgile ne représente que l'étape de la raison naturelle et Béatrice la raison éclairée par la foi. Ce spectre de la béguine Marguerite Porete en la rue du Fouarre joue peut-être le rôle mystique d'Esmeralda en son livre de pierre chez Hugo.
Mais Balzac, comme souvent dans son oeuvre (et comme William Blake), fait plus référence à la mystique angélique d'Emanuel Swedenborg (1688-1772) qu'à Maître Eckhart (Swedenborg prétend avoir littéralement visité le Paradis et l'Enfer et non pas allégoriquement comme Dante).
Balzac a suivi des cours de philosophie et se moque parfois de l'éclectisme hégéliano-schellingien de Victor Cousin. Ses personnages des contes philosophiques, de Valentin ou Louis Lambert veulent tous les deux écrire une "Philosophie de la Volonté". Peut-être a-t-il entendu parler de Schopenhauer (1818) mais celui-ci ne fut jamais traduit avant 1877, sa référence est peut-être plutôt le spiritualisme de Maine de Biran ou bien Fichte via Hoenë-Wronski qui l'adapta en 1803.
Hugo en 1831 choisit un cadre de crépuscule du gothique pour représenter la fatalité historique, l'abîme du temps. Balzac a jugé le roman hugolien "une fable sans possibilité" et ce qui l'intéresse est un surnaturel assez distinct. Au lieu du fantastique gothique des démons intérieurs de Frollo et l'humour satirique de Villon (1431-1463), de Gringo(i)re (1475-1539) ou de la Cour des Miracles, Balzac choisit le poète qui va inspirer le nom de son cycle romanesque et un contact avec l'invisible qui se voudrait moins ironique que celui de Hugo. C'est l'Ange contre la Gargouille, l'espérance d'un autre monde face à la nef minérale tendant vers l'absence de Providence.
Mais curieusement, un même néant menace dans les deux cas. Les deux écrivains, encore royalistes en 1831 (même si Balzac restera plus légitimiste que Hugo), choisissent un cadre où le Roi, qu'il soit Philippe IV ou Louis XI, préfigurent une raison d'Etat qui écrase les consciences individuelles (même si le Louis XI de Hugo est moins féodal et déjà plus lié à une souveraineté impersonnelle). Chez les deux, leur justice demeure l'arbitraire de l'exécution d'une innocente, Marguerite et Esmeralda.