Ma fascination pour les multiples mondes de D&D ne vient pas vraiment de leur qualité (excepté Tékumel, ces premiers mondes sont tous nettement inférieurs à Glorantha) mais seulement d'un principe de génération mythopoétique qu'on retrouve aussi dans les comics : toute création collective, quelle que soit la qualité des contributions individuelles, finit par devenir une complexité intéressante, par simple addition quantitative et par le principe de cohérence interne. En l'occurrence, je suis toujours étonné que de petits accidents d'un simple libre jeu il y a 30 ans finissent par produire ce qu'on appelle un "Canon", un ensemble de plus en plus riche de ce qui constitue un univers fictif. Tlön, Uqbar est créé par l'effet de masse et non pas par un génie individuel. Le mythopoétique est (presque) de "la poésie sans poète" et la vraie mort de l'Auteur (même si des singularités existent ou surnagent dans cette créativité collective et collaborative).
Greyhawk et Blackmoor furent les premiers mondes, Mystara est mon préféré, mais le plus connu de tous les mondes de D&D n'est aucun de ceux-là, c'est les Royaumes Oubliés (le monde s'appelle "Toril", le continent équivalent de l'Europe, Faërûn(e)). Le monde est surtout issu d'articles d'Ed Greenwood (l'un des plus médiocres auteurs de TSR) et des ajouts de Jeff Grubb (bien meilleur). En 1985, Gary Gygax est renvoyé de TSR et en 1987 paraît la première boite décrivant les Royaumes Oubliés. Toril va peu à peu remplacer Greyhawk comme le monde officiel standard, notamment dans les extensions multimédias électroniques. Il y eut d'abord des jeux vidéo comme Pool of Radiance (1988), Eye of the Beholder (1990) et surtout des jeux en ligne comme Neverwinter Nights (1991 sur AOL, nouvelle version MMORPG sur le Web en 2002) puis Baldur's Gate (1998, nombreuses extensions), qui se situent tous sur ce monde de Faerun. Et à partir de 1988, une série de romans plutôt mauvais avec comme héros Drizzt Do'Urden l'Elfe-noir-mais-bon va avoir un succès, assez inexplicable.
A force d'être détaillés dans des centaines de suppléments et de romans, les Royaumes Oubliés ont une indéniable richesse. C'est très inégal mais il y a quelques joyaux (une des règles est d'éviter ce qui est écrit par l'auteur principal Greenwood).
Par exemple, la mythologie fait un peu carton-pâte et plus comics que mythique mais elle est devenue d'une rare densité comme les panthéons ont reçu des mètres de rayonnages pour les étoffer.
En 1989, quand D&D passe à la 2e édition et change ses règles de magie, TSR organise toute une campagne, la Guerre des Avatars, pour expliquer comment les lois des Royaumes ont changé. Comme il n'y a plus de classe d'assassin, le Dieu des assassins se fait tuer et la déesse de la Magie est remplacée.
Le présent de Faerûn évolue donc au gré des événements réels et des décisions de la compagnie. Le calendrier de Faerûn porte des noms pour chaque année. La boite de 1987 s'arrêtait "en l'An 1357 du calendrier des Vaux (Année du Prince)". La Guerre des Avatars se passe en l'An 1358 ("Année des Ombres ou des Troubles").
En 2000, D&D passe à sa 3e édition. Le monde est encore vieilli d'une douzaine d'années pour expliquer divers événements. Un des changements majeurs est le retour de l'ancien Empire de Netheril en l'An 1372 (Année de la Magie Sauvage). Netheril était un Empire de puissants sorciers, censés être bien plus puissants que les mages normaux de D&D mais qui s'étaient détruits eux-mêmes en l'An -339. J'imagine que les concepteurs trouvaient plus cool de remettre l'Empire déchu au présent plutôt que de ne s'en servir que comme un background lointain pour voyages dans le temps. Mais les Netherais sont revenus sous forme d'Ombres, s'étant métamorphosés en ténèbres pour survivre à leur exil de 1700 ans.
Pour 2008, D&D passe à sa 4e édition et la magie devient plus puissante (en gros, on en finit avec la journée de travail de 15 minutes : on ne lance plus X sorts par jour mais X sorts par combat, ce qui est une rupture totale). Les races de base sont aussi modifiées et on ajoute les Tieflings (Demi-Démons) et les Dragonborns (Hommes-Dragons - qui s'ajoutent donc aux Saurials, aux Sarrukhs, aux nombreux Hommes-Lézards et aux Draconiens de Krynn).
Il fallait donc aussi changer les Royaumes Oubliés et les auteurs adaptent la solution de la Guerre des Avatars. La Déesse de la Magie Mystra-Minuit, renée en 1358, est détruite à nouveau en l'An 1385 (Année du Feu Bleu). La magie devenue folle engendre le Fléau Ensorcelé (the Spellplague) qui dévaste tout Faerun. La 4e édition se situera cette fois un siècle après, en l'An 1479 (il sera donc impossible d'importer les personnages des anciennes campagnes, sauf s'ils dorment ou sont des races à haute longévité comme des Elfes).
Cet article de Dragon-OnLine décrit quelques changements survenus pendant ce siècle. Le pays des maléfiques Sorciers rouges de Thay est encore plus isolé sur un haut-plateau inaccessible (les designers expliquent dans leur prodcast qu'ils voulaient rendre Thay plus mystérieuse à nouveau). La région de la Baie de Vilhon, peu connue à part pour ses Hommes-Serpents de Hlondeth, porte encore des effets du Fléau Ensorcelé avec des mutations qui font qu'on les appellent "les Terres Changeantes" (ce qui donne un petit côté Gamma World pas désagréable et peut justifier n'importe quel monstre). A l'ouest, sur la Côte des Epées, Baldur's Gate s'est développée en accueillant des réfugiés de tout Faerûn, elle est devenue la plus grande métropole, devant même sa rivale Eauprofonde au nord (alors qu'au XIVe siècle, Waterdeep a environ cent trente mille habitants pour quarante mille à Baldur). L'Empire magique des Ombres de Netheril s'est étendu et a absorbé la Sembie, le seul rempart étant maintenant le grand Royaume de Cormyr. Le pays d'Unther (qui était en gros imité de la Mésopotamie, dirigé par un équivalent de Gilgamesh) change le plus et est conquis par la nouvelle race des Dragonborns qui en font leur Etat, Tymanther, ce qui est plutôt le bienvenu comme cette région de Faérûne ressemblait trop à un copier-collé de la Méditerranée orientale (Mulhorand est assez exactement une Egypte impérialiste, Chessenta ressemblerait à des cités-Etats grecques, si ce n'est qu'un Dragon rouge Tchazzar fut leur Alexandre le Grand).
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Il y a 5 heures
6 commentaires:
Honnêtement, j'ai laisser tombé les Royaumes Oubliés avec la troisième édition alors qu'avant, j'étais fan. J'avais même tous les suppléments.
Maintenant, je vais peut être retenter le monde avec la quatrième édition... je ne sais pas encore.
Pour les suppléments, ceux d'Eric L. Boyd sont excellent.
Tout à fait d'accord sur Boyd. Ce que j'ai lu de lui (Lost Empires of Faërûn) était de très bonne qualité et c'est un des bons éléments des Royaumes dans AD&D2 et D&D3.
J'ai aussi confiance dans ce que font Steven E. Schend et Sean K. Reynolds, qui ont développé le passé de l'univers comme Cormanthyr.
Richard Baker a une vue intéressante d'ensemble en tant qu'éditeur de la gamme depuis longtemps.
Ma connaissance des oeuvres d'Ed Greenwood est limitée, mais j'avais bien aimé ses Volo's Guide, ces petits guides du routard au style plaisamment nochalant.
Par contre, ses romans dégouteraient de la lecture même les bibliophiles les plus incurables... Ecrire un supplément de JDR est décidément bien différent de l'écriture d'un roman!
J'avoue que ce que j'aime chezBoyd, c'est sa réutilisation des personnages des comics de la fin des années 80 chez Comics.
> arasmo
Je n'ai pas lu les Volo's Guide, et on m'a dit que le GAZ 8: The Five Shires (pour le Known World de Mystara) n'était pas si mal.
Mais franchement ses entretiens avec Elminster sont pénibles, la plupart de ses articles ont beaucoup fait pour donner une image de grossbillisme vide à l'univers qu'il a créé. Il suffit d'ailleurs de voir son nouvel univers Castlemourn, banal à pleurer.
Je suis content pour lui qu'il ait eu du succès mais il est vraiment un argument contre l'idée que les concepteurs de jeu de rôle auraient de l'imagination (de même que je ne suis vraiment pas enthousiasmé par tout ce que j'ai pu lire de Salvatore, et pourtant je suis vraiment "bon public" en fantasy).
> christophe
Boyd a réutilisé des personnages de la BD dans quels suppléments ? Je me souviens que Boyd a mis des héros de romans de Jeff Grubb comme Finder Wyvernspur dans ses bouquins sur les dieux Powers and Pantheons puis Faiths and Pantheons. Ca m'intéresse, j'étais très fan surtout du comic de chez DC Forgotten Realms par Jeff Grubb, avec la Naine-Golem, le capitaine Dwalimor Omen ou Vartan Hai Sylar le prêtre hédoniste de Labelas Enoreth.
Grubb les fait aussi passer à un moment dans son roman Tymora's Luck (1997), qui relie son cycle de Finder et ses bd.
L'attachement viscéral de Greenwood pour le personnage d'Elminster semble en effet un peu excessif: il va jusqu'à se déguiser en Elminster lors des conventions!
Pour ma part, je le considère comme un honnête rédacteur de supplément, qui compense son manque d'imagination par une prose plus agréable que la moyenne.
Le peu que j'ai lu de Castlemourn, ce Royaumes Oubliés du pauve, me fait aller dans ton sens : Greenwood a bien du mal à sortir du carcan med-fan gentillet qui a fait sa gloire.
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