mercredi 3 décembre 2008

Dose et Posologie



Philosophie Magazine a décidé de présenter plaisamment dans son numéro 25 plusieurs doctrines comme des remèdes ou des désordres, comme une rubrique médicale d'un magazine grand-public (la couverture est un photoshop de cette photo). Il y a à chaque fois des témoignages de "patients" qui auraient été "soignés" ou "affligés" par une théorie philosophique (et malgré l'humour, on ne peut s'empêcher de craindre de voir ainsi les maîtres de vérité mis à l'encan comme des publicités).

p. 50, un chercheur anonyme (créé par la rédaction ?) dit avoir été victime de "l'hyperrationalisation de Bertrand Russell"

"En lisant Russell, j'ai ressenti beaucoup d'enthousiasme. Il apporte un fondement logique très satisfaisant aux sciences physiques.
Mais à son contact, j'ai développé une irrésistible volonté de comprendre, qui a conditionné toute ma façon d'être. (...)
Ne parvenant pas à tout expliquer, je culpabilisais et entrais dans une spirale de dépréciation.


Soit. Je doute un peu de ces angoisses théoriques mais après tout il y a bien eu des cas comme Philetas de Cos ou Diodore Cronos.

Russell reconnaissait être demeuré à certains points de vue trop "pythagoricien" et "cartésien" dans les questions théoriques (il cherche toujours un fondement certain, ce qui le conduit à son Logicisme, programme de réduction de toutes les mathématiques à la logique), mais il est plus fondamentalement un "sceptique", qui finira d'ailleurs par diminuer énormément la place des certitudes indubitables, en dehors de l'accointance des relations logiques, dont les formules sont ensuite réduites à de simples tautologies, alors que le reste se limite à des "inférences non-démonstratives" qui jouent le rôle de l'induction millienne ou des synthèses a priori kantiennes.

Et l'accusation d'hyperrationalisation est en un sens amusante puisque Russell est au contraire essentiellement un Humien déplacé au XXe siècle (malgré des raffinements logiques supérieurs à ce que pouvait faire le naturalisme empiriste). Comme Hume, il dit explicitement que la Raison n'a aucun rôle en morale, sinon faire des discours "édifiants" pour inciter à des passions utiles socialement, notamment des désirs de désirs coopératifs (la morale se bornant donc à une rhétorique en faveur de l'amour, non à des argumentations fondationnelles).

Mais ensuite, le témoin scientifique dit comment il se serait sorti de ce désir inquiet de certitude.


Ce mal-être m'a mené à la psychanalyse. J'ai lu Lacan, pour qui le langage et le langage qui parle du langage sont les mêmes. Le paradoxe est inévitable. Plus encore, il est créateur.


Autrement dit, par peur des effets secondaires ou des insuffisances d'un vaccin, il est tombé dans un Choléra bien plus pernicieux et incurable.

Même le second Wittgenstein aurait mieux valu que le charabia lacanien si son seul problème était de critiquer l'idée d'un "langage idéal" formel.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Un problème avec Wittgenstein en général ou juste avec les écrits post Tractatus ?
Aurais-tu un côté Deleuzien que je n’aurais pas p(h)erçu (ah ah ah) ?
(Chez Deleuze, le wittgenstein est, littéralement, un homme au couteau entre les mains.)

Phersv a dit…

Je reconnais que je ne comprends pas le Second Wittgenstein. En gros, je ne vois guère qu'une critique des présupposés de la psychologie et une sorte de version encore informelle et donc insuffisante d'une théorie pragmatique des actes de langages. Mais si on veut dépasser l'idée russellienne d'un "Langage idéal" (avec les "jeux de langage"), on n'a pas besoin de tomber dans le n'importe quoi de Lacan, un peu de naturalisme pragmatique est suffisant.

Pour Deleuze, j'aime bien certains livres d'histoire de la philo un peu "traditionnels" qu'il a écrits (son Kant, son Nietzsche et son Leibniz, pas tellement son Bergson, son Hume ni son célèbre Spinoza), mais je ne comprends pas ses livres plus originaux (notamment pas l'Anti-Oedipe).

Deleuze me semble juste reprocher à Wittgenstein d'avoir stérilisé la métaphysique anglo-saxonne qui pouvait encore être créative avec Whitehead (et dans une certaine mesure avec Russell, moins original mais plus clair).

Cela me paraît en partie vrai (du moins à Cambridge vers 1950) mais comme il ne lisait pas la philosophie analytique, il ne s'est pas rendu compte que dès le début des années 70 la philosophie dite du "langage ordinaire" du second Wittgenstein était déjà morte. Elle est remplacée par une fécondité d'innombrables nouveaux systèmes métaphysiques post-quiniens (réalisme "interne" de Putnam, néo-essentialisme de Kripke, réalisme modal et fonctionnaliste de Lewis, réalisme des tropes de Mertz, externalisme de Pettit, néo-hégélianisme de McDowell ou Brandom, idéalisme transcendantal de Hintikka etc.).

Deleuze réagit donc avec retard contre Austin et Wittgenstein des années 1950, et (à ma connaissance) il néglige complètement de dialoguer avec ce qui se faisait vraiment d'important en philosophie de la logique depuis Quine. L'Oiseau de Minerve se lève certes au coucher du soleil mais Deleuze parlait de l'avant-veille et manquait la métaphysique vivante de son époque.

Anonyme a dit…

Au secours, Phersy lit dans mes pensées et écrit mon commentaire sous son pseudo!

Hum, en les réduisant, tout de même (:p). La philosophie de Russell est avant tout intelligente, à un degré qui laisse loin derrière les clowns que la franchouillie admire comme philosophes, étant éventuellement admis que Deleuze relève davantage du genre littéraire. Le tout premier Russell, le zéroième, était idéaliste; le suivant, le premier, celui des Principles, fut réaliste; les suivants oscillent entre formalisme et vérificationnisme. À chaque fois, le changement est suscité par une aporie que l'auteur reconnaît avec une honnêteté et une rigueur désarmantes. Là où ses rivaux se cramponnent à leur système jusqu'à l'absurde ou du moins jusqu'à leur mort, Russell examine le système avec une acuité extraordinaire et le pousse dans ses derniers retranchements, comme le ferait un Quine, mais sans jamais tomber dans les objections faciles ou externes à la façon d'un Wittgentein. Car si Russell ne cède pas au confort du "system, sweet system", il ne se contente pas de détruire comme s'y achernent Quine et Wittgentein, mais s'efforce de reconstruire.

Whitehead, c créatif mais on est bien loin, dans ses oeuvres de philo et métaphysique, de la rigueur et de la précision de Russell; Whitehead ressemble bcp à Locke ou Hume; il arrive 1 siècle trop tard. Process and Reality aurait pu être une philosophie prémonitoire du XIXè siècle; il n'est finalement qu'une fiction superficielle rapidement dépassée par la réalité. Un signe ne trompe pas: le séminaire Whitehead attire essentiellement des philosophes baratineurs; pas un seul n'a ne serait-ce qu'une licence de quelque science.

Dans le rôle d'attrape-mouches qui attire les nullités, Wittgenstein n'est pas mal non plus. Les séminaires sur ce prétendu philosophe du langage n'attirent pas davantage les philosophes qui ont quelque "degré" en linguistique ou en psycholologie. Là encore, se concentre une médiocrité, ici parfum phénoméno-socio-psycho-gogo-linguistique.

Évidemment, ce que je dis de ces auteurs est à relativiser par rapport à ceux qui ont la faveur des cafés-philo ou des revues en vente dans les kiosques.

Encore un signe qui ne trompe pas: il n'y a pas de Séminaire Russell à Paris. C'est le privilège de tous les grands penseurs dont la pensée est suffisamment consistante pour exister en dehors de leur biographie. Il n'y a pas non plus de séminaire Einstein, Bohr, Grothendieck... seulement des séminaires, souvent très spécialisés, de relativité, de mécanique quantique, de mathématiques...

Anonyme a dit…

PS:

Il y a bien un séminaire Bourbaki... mais justement, Bourbaki est comme on sait un personnage fictif...