lundi 27 avril 2009

Vanka (1886) de Tchékhov


Ванька est une célèbre et très courte nouvelle de Tchékhov écrite dans sa jeunesse de médecin en 1886, pour un périodique comme un "conte de Noël".
Certains la jugent un peu "facile", "kitsch" ou "mélodramatique" dans un pathétique à la Andersen, mais je l'aime beaucoup par l'économie de la chute, comme s'il voulait montrer ironiquement qu'il pouvait aller plus loin que Dickens.


Vanka Joukov, un gamin de neuf ans, en apprentissage depuis trois mois chez le cordonnier Akiakhine, ne s’est pas couché de la nuit de Noël. Il a attendu le moment où son patron et les ouvriers iraient à l’office du matin, a pris dans l’armoire une bouteille d’encre, un porte-plume à la plume rouillée et, après avoir étalé devant lui une feuille de papier froissée, s’est mis à écrire. Avant de tracer la première lettre, il a jeté des regards apeurés sur les portes et les fenêtres, regardé en coulisse l’icône sombre des deux cötés de laquelle partent des rayons chargés de formes à chaussures et poussé un soupir convulsif. La feuille de papier est sur le banc, lui-même est à genoux devant.

- Mon cher grand-papa Constantin Makaritch ! écrit-il. Je t’envoie une lettre. Je te souhaite un bon Noël et que le bon Dieu t’accorde tout ce que tu souhaites. Je n’ai plus de père ni de maman, il ne me reste plus que toi.

Il tourne les yeux vers la fenêtre obscure où se reflète la lueur de la chandelle et se représente, comme s’il le voyait, son grand-père Constantin, veilleur de nuit chez M-M. Jivarev. C’est un petit vieux maigriot, mais extrêmement alerte et ingambe, âgé de soixante-cinq ans, la figure toujours souriante et les yeux embués d’alcool. Le jour, il dort dans la cuisine des domestiques ou plaisante avec les cuisinières, la nuit, emmitouflé dans une ample touloupe, il fait le tour de la propriété en tambourinant sur une planche. Derrière lui, la tête basse, suivent la vieille chienne Katchanka et le petit Vioune, au poil noir et au corps allongé comme celui d’une belette. C’est un chien extrêmement respectueux et caressant, il a le regard aussi suave pour les étrangers que pour les siens, mais il ne jouit d’aucun crédit. Sous ses dehors déférents et doux, il cache une perfidie de jésuite. Il n’a pas son pareil pour s’approcher de vous à pas de loup au bon moment et vous happer la jambe, se faufiler dans la resserre aux provisons ou voler une poule à un paysan. On lui a bien souvent caressé les reins de belle manière, deux fois on l’a pendu, chaque semaine quelqu’un le laisse à demi mort de coups, mais il en revient toujours.

À cette heure sûrement, le grand-père est devant la porte cochère, il cligne des yeux en regardant les fenêtres rouges de lumière de l’église du village et raconte des balivernes à la femme du portier en battant la semelle de ses bottes de feutre. Il a attaché sa planche a sa ceinture. Il se tape dans les mains, se recroqueville de froid et, avec un petit rire de vieux, pince la femme de chambre ou la cuisinière.

- On s’offre une prise ? dit-il en tendant la tabatière aux femmes.

Les femmes prisent et éternuent. Le grand-père entre dans un transport de joie indescriptible, rit à gorge déployée et crie :

- Essuie toi, ça a gelé.

Ils font aussi priser les chiens. Kachtanka éternue, secoue son museau et, vexée, s’éloigne. Vioune, en chien bien élevé, s’abstient d’éternuer et remue la queue. Il fait un temps magnifique. L’air est calme, limpide et frais. Il fait nuit noire, on distingue cependant tout le village avec ses toits blancs et ses spirales de fumée qui montent des cheminées, les arbres que le givre argente, les tas de neige. Tout le ciel est semé d’étoiles qui scintillent joyeusement et la Voie lactée se dessine aussi nettement que si on l’avait lavée et passée à la neige pour la fête.

Vanka pousse un soupir, trempe sa plume et continue :

- Hier j’ai reçu une râclée. Mon patron m’a traîné dehors par les cheveux et m’a battu à coups de tire-pied parce que je berçais le gosse et que je me suis endormi sans le faire exprès. Et puis cette semaine, la patronne m’avait dit de nettoyer un hareng, moi j’avais commencé par la queue, alors elle a pris le hareng et elle me l’a fourré plusieurs fois de suite sur la gueule. Les ouvriers se moquent de moi, ils m’envoient au débit chercher de la vodka et me disent de voler les cornichons du patron, puis le patron me tape dessus avec tout ce qui lui tombe sous la main. Et on ne me donne rien à manger. Le matin du pain, à midi du gruau, et le soir encore du pain, le thé et la soupe aux choux, c’est les patrons qui se les tassent. Je couche dans la pièce d’entrée, et quand le gosse pleure, je dors pas du tout, je le berce. Cher grand-papa, fais-moi une grâce du bon Dieu, sors-moi d’ici, emmène-moi à la maison, au village. J’y tiens plus… Je te salue jusqu’à terre et prierai éternellement Dieu pour toi, emmène-moi d’ici ou bien je mourrai…

Vanka se mord les lèvres, se frotte les yeux de son poing noir et laisse échapper un sanglot.

- Je te moudrai ton tabac, continue-t-il, je prierai pour toi, et s’il y a quelque chose qui ne va pas, tu me battras comme plâtre. Et si tu crois que je ne trouvrerai pas de place, je demanderai à l’intendant, pour l’amour de Dieu, de me faire nettoyer ses bottes, ou bien j’irai faire le berger à la place de Fédia. Mon cher grand-père, j’y tiens plus, c’est la mort, ni plus ni moins. Je me serais sauvé du village à pied, mais j’ai pas de bottes, j’ai peur de me geler les pieds. Quand je serai grand, en échange, je te nourrirai et je ne te laisserai pas faire de tort par personne, et quand tu mourras, je prierai pour le repos de ton âme comme pour ma maman Pélaguéïa.

- Pour ce qui est de Moscou, c’est une grande ville. C’est tout des maisons de maîtres et il y beaucoup de chevaux, mais pas de moutons et les chiens ne sont pas méchants. Ici, les enfants ne vont pas de maison en maison avec un étoile et on ne laisse personne chanter dans le choeur, et une fois j’ai vu dans un magasin, à la vitrine, qu’on vend des hameçons tout montés sur le fil, il y en a pour toutes espèces de poisson, ils coûtent très cher, y en a même un qui peut porter un silure de trente livres. Et puis, j’ai vu des magasins où il y a toute espèce de fusils, du genre de ceux des maîtres, que je te parie que chacun vaut dans les cent roubles… Et dans les boucheries, il y a aussi des coqs de bruyère, des gélinottes, des lièvres, mais là où on les a tués, ça les garçons ne le disent pas.

- Cher grand-père, quand il y aura l’arbre de Noël chez les maïtres avec des bonbons dessus, prends-moi une noix dorée et mets-la de côté dans le coffre vert. Demande-le à Mlle Olga, dis-lui que c’est pour Vanka.

Vanka pousse un soupir convulsif et son regard s’arrête de nouveau sur la fenêtre. Il se rappelle que c’était toujours son grand-père qui allait dans la forêt couper le sapin de Noël des maïtres et qu’il emmenait son petit-fils avec lui. C’était le bon temps ! Grand-père soupirait, la terre gelée soupirait, et de les regarder, Vanka soupirait à son tour. D’ordinaire, avant de scier le sapin, le grand-père fumait une pipe, mettait un bon moment à prendre une prise, se moquait de Vanka, transi de froid… Les jeunes sapins, couverts de givre, demeuraient immobiles, se demandant lequel d’entre eux allait mourir. Sorti d’on ne sait où, un lièvre filait comme une flèche à travers les ras de neige. Le grand-père ne pouvait s’empêcher de crier.

- Attrape-le, attrape-le… attrape-le ! Ah, bon dieu de lapereau.

Le sapin une fois coupé, le grand-père le traînait chez les maîtres où on se mettait à le décorer… C’était surtout Mlle Olga, la préférée de Vanka, qui s’en occupait. Quand la maman de Vanka, Pélaguéïa, était encore de ce monde et servait comme femme de chambre chez les maîtres, Olga gavait Vanka de sucres d’orge; par découragement, elle lui avait appris à lire, à écire, à compter jusqu’à cent et même à danser le quadrille. Mais à la mort de Pélaguéïa, on avait expédié l’orphelin Vanka à l’office près de son grand-père et de là à Moscou, chez le cordonnier Aliakhine.

- Viens, cher grand-père, continue Vanka, je t’en supplie au nom du Christ, emmêne-moi d’ici. Aie pitié de moi, malheureux orphelin, c’est que tout le monde me bat et j’ai horriblement faim et je m’ennuie tellement que ça ne peut pas se dire, je fais que pleurer. L’autre jour, le patron m’a donné un de ces coups sur la tête que je suis tombé par terre et que j’ai eu du mal à revenir à moi. J’ai une vie d’enfer, pire qu’un chien… Dis encore bonjour de ma part à Aliona, à Iégor le borgne et au cocher, et ne prête mon accordéon à personne.
Je reste ton petit-fils,
Ivan Joukov,
cher grand-père, viens.


Vanka plia sa feuille de papier en quatre et la mit dans une enveloppe qu’il avait achetée la veille pour un kopek… Il réfléchit un instant, trempa sa plume dans l’encre et écrivit l’adresse :

Grand-père, au village.


Puis il se gratte la tête, réfléchit et ajoute : - Constantin Makaritch -

Content d’avoir pu faire sa lettre sans être dérangé, il met sa casquette et, sans même jeter sa pelisse sur ses épaules, se précipite dehors en bras de chemise…

Les garçons bouchers, à qui il avait demandé la veille, lui avaient dit qu’on jette les lettres dans les boîtes aux lettres, puis qu’on les lève et qu’on les distribue dans le monde entier avec des voitures qui tintent. Vanka court à la boîte la plus proche et glisse dans la fente la précieuse lettre….

Une heure après, bercé de douces espérances, il dort à poings fermés… Il voit un poêle en rêve. Sur le bord, jambes pendantes, pieds nus, son grand-père lit la lettre aux cuisinières… Vouine tournicote autour, la queue frétillante…

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