dimanche 4 mai 2025

Tu me rappelles son génie, // Sa solitude, sa fierté, // Et ses malheurs et sa folie

Je suis gêné par le mysticisme gnostique de la série sur l'histoire (pardon, l'exégèse) de France par Thiellement, "L'empire n'a jamais pris fin", qui est diffusé sur la chaîne Blast. Comme pour son modèle, Philip K. Dick, c'est une expérience poétique mais cela ne peut qu'aller dans le sens d'une névrose générale de l'époque où la paranoïa face aux systèmes politiques, un ressentiment nihiliste, un message secret et pur que seuls certains élus recevraient conserver des traits qui ne sont pas tous compatibles avec une politique émancipatoire. Cela ne peut qu'aggraver certaines tendances à l'intérieur du "mélenchonisme" (discours égalitaire mais pratique monarchique) au lieu d'en commencer l'auto-critique. Je ne crois pas que Jeanne d'Arc, quel qu'ait pu être son surprenant génie ou son insouciance sur certaines déterminations genrées, soit "de gauche" ou que sa volonté dévote de faire triompher une branche de la famille royale contre une autre ait été "de gauche". Sur les prétendus "cathares" néo-gnostiques (et le problème est le même pour son adhésion à Simone Weil), je ne crois pas que leur critique radicale de l'inégalité échappe à certains aspects de nihilisme ascétique et de rejet de ce monde impur (même si certaines informations sur eux ne nous viennent certes que des caricatures qu'en faisaient les inquisiteurs). 

Reprendre la fiction d'un Vrai Peuple de Keltoï libres peut évoquer des fantasmes politiques romantiques d'Augustin Thierry (cf. le lien entre racisme du XIXe et substitut au déclin de la classe aristocratique). Construire un contre-récit "national" comme guerilla gramscienne est sans doute nécessaire contre des réflexes réactionnaires qui sont devenus hégémoniques dans l'opinion, mais cette réinterprétation de toute une histoire cachée ou d'un gnosticisme comme un fond anarchiste et sain du Vrai Peuple est récupérable dans tous les sens. 

Des historiens trouvent que certaines sources ont mal vieilli mais on apprend quand même des choses dans ce récit dickien hallucinatoire et plein de mythes idéologiques. 

Dans le cas de la nouvelle vidéo, Apologie de Rousseau, je trouve cela plus réussi. Il défend très bien Rousseau contre l'accusation sempiternelle de paranoïa. Rousseau défend l'égalité et son époque ne le lui a pas pardonné. Il fut un génie presque effrayant dans sa rupture avec son époque et cela ne pu que l'isoler dans sa misanthropie. Je croyais connaître les injustices de Voltaire mais j'étais bien en dessous de ce qu'il a pu faire. En se rapprochant de notre époque avec le Siècle des Lumières, l'angle ironique (et parfois humoristique) d'anachronisme baisse : oui, on peut dire en gros que Voltaire est la droite libérale (avec toutes les contradictions internes et les hypocrisies que cela implique depuis Locke - Montesquieu est peut-être plus intègre dans sa défense des libertés) et Rousseau certains aspects égalitaires de la gauche (même s'il y aurait beaucoup à dire aussi sur son eugénisme spartiate, son adhésion réactionnaire à une autre sorte de romanité, son agrarianisme, son anti-féminisme, etc.). Je ne suis pas sûr de croire que la Romanité est une colonisation éternelle et archétypale dans nos cerveaux mais oui, le pouvoir en France est du côté de Voltaire et Rousseau sera un acide plus égalitaire. 


 

(Dans le détail, il faut nuancer ce que la vidéo dit sur la démocratie directe. Rousseau a aussi des passages qu'il refoule sur le fait qu'un grand Etat comme la France a besoin d'une monarchie républicaine centralisée tant que celle-ci prétend rester responsable devant le Peuple souverain. La critique de la propriété privée devient moins forte dans Du contrat social. Et certes, des Libéraux girondins comme Brissot furent plus réellement actifs contre l'esclavage que l'oeuvre solitaire du sage d'Ermenonville.).

La thèse la plus originale est poétique : que Rousseau aurait sauvé la poésie dans notre langue. Le XVIIIe siècle fut une éclipse de la poésie en France où l'esprit fut divisé entre une sentimentalité mièvre et un intellect sarcastique. Les Lumières peuvent donc plus exceller dans la comédie ou à la rigueur la fable (Claris de Florian ?) que dans le sublime tragique (d'où le ridicule de parodie de Racine chez Voltaire). La Révolution fut aussi un événement poétique et c'est avec l'émergence du pré-Romantisme que la poésie va revenir (Chénier mais même un réactionnaire, rousseauiste malgré lui, comme Chateaubriand). Sur ce point du changement de goût, Rousseau incarne aussi en lui cette rupture ou bien l'aube nouvelle.

2 commentaires:

rogre a dit…

J'aime bien cette série de Thiellement, mais, en effet, plutôt comme "expérience poétique", au sens où ses interventions, qui ne sont pas de l'Histoire certes, semblent me proposer un jeu : "Cherchez La Gnose" - c'est à dire, essayer de repérer le moment où le propos va déraper, ce qui permet d'anticiper sur les (inévitables) conséquences et conclusions "nécessaires" du système. Je trouve ça ludique et distrayant. Et plus ou moins vrai, ou faux, ou rien. Mais au moins c'est cohérent - dans l'inéluctable.

Phersv a dit…

Pareil, j'aime bien certains aspects et j'ai appris beaucoup. J'aime beaucoup le fait qu'il y ait de longues citations et qu'il cite ses sources. Une vidéo qui donne envie de lire, c'est une qualité. Je ne pensais pas lire le Cardinal de Retz un jour...

C'est parfois une très bonne déconstruction. Je savais déjà à quel point Louis XIV était un monstre mais je dois reconnaître que j'étais encore prisonnier du mythe de la IIIe République sur Henri IV. Thiellement m'a surpris en montrant qu'il y avait plus de continuité entre les deux sur certains points. Henri IV est certes plus "tolérant" mais il prépare déjà cet absolutisme capricieux.

Ce que je n'aime pas parfois, quand il dit que nous lisons mal et que nous occultons, c'est ses propres biais de sélection. Par exemple, pour parler de sa référence à Charlie Hebdo, je suis d'accord que Val est un vendu mais quand il fait l'éloge de "Prof Choron" en anarchiste rabelaisien, il oublie les textes de Cavanna contre le côté d'extrême droite de Choron. Henri IV était un harceleur et un violeur, mais Choron s'est vanté de viols aussi, d'après Cabu. Thiellement a raison de cracher sur Val mais quand il rejetait dans le second Charlie aussi Cabu à sa mort, je lui en ai voulu.