« §12 Dans cette expérience, il advient à la Conscience de soi que la vie lui est aussi essentielle que la pure Conscience de soi. Dans la Conscience de soi immédiate, c'est le Je simple qui est l'objet absolu, objet qui cependant est pour nous ou en soi la médiation absolue, et a pour moment essentiel l'autonomie dans sa subsistance propre. Le résultat de la première expérience, c'est la dissolution de cette unité simple ; par elle sont posées une Conscience de soi pure et une Conscience qui n'est pas purement pour soi, mais est pour un autre, c'est-à-dire comme Conscience qui est, ou comme une Conscience dans la figure de la chosité.
Les deux moments sont essentiels - mais étant donné qu'ils sont d'abord inégaux et opposés, et que leur réflexion dans l'unité ne s'est pas encore produite, ils sont comme deux figures opposées de la Conscience, dont l'une est la Conscience autonome, pour qui l'essence est l'être pour soi, et l'autre la Conscience non-autonome, pour qui l'essence est la vie, ou l'être pour un autre ; la première est le Maître, la seconde le Serviteur. »
Les deux moments sont essentiels - mais étant donné qu'ils sont d'abord inégaux et opposés, et que leur réflexion dans l'unité ne s'est pas encore produite, ils sont comme deux figures opposées de la Conscience, dont l'une est la Conscience autonome, pour qui l'essence est l'être pour soi, et l'autre la Conscience non-autonome, pour qui l'essence est la vie, ou l'être pour un autre ; la première est le Maître, la seconde le Serviteur. »
C'est la fin du premier moment de la Lutte pour la reconnaissance. Le moment précédent (§10-11) était allé trop loin dans le rejet de la Vie au nom de la Liberté. Les deux Consciences sont enfin passées de la simple Conscience immédiate de soi (la position du Je singulier) à la prise en compte de l'autre.
Les deux termes opposés de la Conscience vont admettre la Vie et l'être pour soi de la Conscience mais pas au même degré, car on n'est pas encore revenu au "moyen terme" de la Conscience de soi reconnue.
La Conscience qui a mis sa Liberté au-dessus de la Vie mais sans mourir est donc le "Maître" et la Conscience qui a mis sa Vie au-dessus de la Liberté est donc le "Serviteur" (littéralement, Knecht, le Valet). Les deux pôles de la Conscience de soi, auto-subsistance pour soi et dépendance pour un autre, deviennent donc enfin les deux "personnages" qu'on attend depuis le début, la Domination et la Servitude.
La Conscience qui est ou qui relève du caractère de Chose renvoie à l'être immédiat du corps vivant, qui avait été étudié dans la section sur le Désir. De même que le Désir (de se connaître) dépassait la consommation de la chose vers le Désir de l'autre, de même le Maître a dépassé sa "réalité" vitale en assumant ainsi les périls de l'être pour soi.
En lisant de près, on constate que cette fameuse parabole n'est donc pas seulement la figure historique, politique et sociale de l'Esclavage mais une division interne à toute Conscience. En un sens, en désirant nous connaître dans notre vérité, nous nous scindons tous en un Moi-Maître et un Moi-Serviteur, mise en abyme dans chaque sujet de la relation sujet-objet.
Alexandre Kojève insistait, sans doute après Marx, dans son commentaire sur cette figure historique mais y cherchant une "ontologie de l'histoire". Pour Kojève, cette figure du Chapitre IV A n'est pas que le centre des huit chapitres et va se retrouver ensuite dirigeant toute son interprétation du livre. Même l'analyse du Christianisme puis de son dépassement dans le Savoir absolu sont lus (de manière un peu wébérienne) comme une ultime lutte du Sacrifice mortel et du Travail vital.
Kojève a sans doute été volontairement excessif dans sa géniale interprétation. A l'en croire, l'humaniste Ludwig Feuerbach n'aurait donc pas renversé le Système de Hegel mais en aurait donné au contraire la vérité, si du moins on restreint cette dialectique à une anthropologie du "Jeune" Hegel (Hegel a déjà 36 ans quand il écrit la Phénoménologie de l'Esprit). Kojève avait tenté de sauver un noyau du système de Hegel en isolant une anthropologie dialectique de la Négativité contre sa métaphysique de la Nature (pour laquelle il dit simplement que la dialectique ne devrait pas s'appliquer).
Mais à l'inverse, les interprètes modernes comme G. Jarczyk & P.-J. Labarrière ou O. Tinland semblent tout aussi excessifs quand ils insistent que la parabole ne doit pas être aussi lue comme historique ou sociale pour Hegel. La rationalité de l'histoire, malgré toute sa contingence, est bien censée représenter en partie des figures de la Phénoménologie du Sujet. [J'ignore en revanche encore pour l'instant s'ils ont raison de rejeter comme trop unilatéral l'élément principal de l'interprétation de Kojève, la victoire "finale" du Serviteur Travailleur (§16).]
Il n'y a pas de contradiction à dire que Maîtrise et Sertvitude sont bien des figures de l'Esprit et des institutions politiques et sociales.
Historiquement, la philosophie ancienne a tendu à justifier certaines différences à partir de différences en nature des facultés de l'âme ou bien des degré d'élévation de l'intellect. Chez Aristote, le Maître est au Serviteur ce que l'Intellect comme cause formelle est aux causes motrices et la Cité a donc besoin des deux, le Maître pour penser, contempler et agir pour l'Etat (forme spécifique de la vie épanouie humaine) et l'Esclave pour travailler (forme la plus basse de la vie presque animale).
Repassons par le statut social. Comme le dit souvent Hannah Arendt dans La Condition humaine (qui est une critique existentielle de la catégorie du travail), il n'y avait pas qu'une idéologie de l'esclavage mais un "raisonnement" anthropologique central qui a semblé valide des Anciens jusqu'à la Renaissance et au Siècle des Lumières : l'Esclave mériterait son esclavage en ne se suicidant pas, en se laissant capturer, en acceptant la tâche cyclique du travail. Le Servus est celui a été "préservé", "conservé" comme prisonnier, qui a daigné capituler, se rendre, se soumettre. Il doit nous servir comme un outil inhumain car il attache trop de prix à sauver son corps. On utilise donc une sorte de mythe hypocrite du consentement au Serf-Arbitre : l'Esclave est vraiment vil moralement parce qu'il ne se révolte pas et préfère sa vie à la liberté. Certes, on le tue s'il se révolte, au lieu de l'émanciper, mais on fait ensuite un cercle vicieux (comme Rousseau le dira ensuite) : puisqu'il ne s'était pas suicidé ou révolté, il avait signé librement son aliénation, il est juste qu'on le tue quand il se révolte, il a brisé le contrat naturel. Il est donc d'essence servile et aliénée, dépendant d'autrui bien qu'on l'installe dans cette servitude. On lui nie son âme parce qu'il manquerait trop de vertu d'homme libre en craignant pour sa vie. Même le Droit naturel, à ses débuts, prétendra que la servitude est une sorte de bienfait pour les âmes qui ne sont pas assez "bien nées" pour supporter l'autonomie (une variante réapparaît avec le Colonialisme et le fardeau civilisateur). Le fondateur du Droit international, Hugo Grotius, fera même reposer toute sa fondation du Droit sur ce principe de l'auto-justification de l'esclavage en une sorte de Pacte d'obéissance tacite.
Dans le tableau (1857), Jean-Léon Gérôme représente une fin de Duel après un Bal Masqué. L'homme grimé en Pierrot blanc succombe et l'homme peint en Peau-Rouge d'Amérique s'éloigne avec le Harlequin chamarré.
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