« §7 Nous voyons se répéter dans ce mouvement le processus qui s'était présenté comme jeu des forces, mais dans la Conscience. Ce qui dans le premier cas était pour nous, est ici pour les extrêmes eux-mêmes. L'élément médian est la Conscience de soi qui se décompose en ces extrêmes, et chaque extrême est cet échange de son état déterminé et un passage absolu dans l'extrême opposé. Toutefois, si, en tant que Conscience, l'extrême passe bien hors de lui-même, il est pourtant dans son être hors de soi retenu en lui-même, pour soi, et son hors de soi est pour lui. Ce qui est pour lui, c'est qu'immédiatement il est, et n'est pas, une autre Conscience. Et, pareillement, que cet autre n'est pour soi qu'en s'abolissant lui-même en tant qu'être pour soi, et n'est pour soi que dans l'être pour soi de l'autre. Chacun est aux yeux de l'autre l'élément médian par lequel chacun s'intermédie et s'enchaîne avec lui-même, et chacun est immédiatement à ses yeux et à ceux des autres une essence qui est pour soi, laquelle en même temps n'est ainsi pour soi que par cette médiation. Les extrêmes se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement. »
Ce 7e paragraphe est vraiment difficile. Il arrive à la conclusion de la première partie, la plus abstraite du texte. Je ne dis pas que cela va devenir vraiment plus facile ensuite mais du moins au §8-11 la figure va devenir plus "dramatique" avec la Lutte entre les Consciences.
Tout ce premier "syllogisme" (au sens particulier hégélien du processus d'intégration du moyen-terme vers la conclusion) a été encore seulement le moment "en soi" de la dialectique. Hegel décrivait un processus qui semblait presque "automatique" de la Conscience de soi qui se dédoublait en être pour soi et en un être pour un autre, avant de revenir à soi.
Hegel fait d'abord une allusion à un moment précédent plus haut dans la Phénoménologie de l'Esprit, le mouvement du "Jeu des forces". Il s'agit du Chapitre III Force et entendement, notamment p. 62-72 de l'édition allemande (Hyppolite, vol. I, p. 111-118, Lefebvre p. 119-126).
Dans ce chapitre, après avoir étudié la Sensation immédiate et la Perception accompagnée de jugement sur les choses, Hegel passait à la base de la science de la Nature, la faculté d'explication des phénomènes qu'on appelle avec Kant l'Entendement. Au-delà des observations et des jugements, la Conscience théorique et intellectuelle va devoir postuler à travers les mouvements mécaniques des dynamiques, des "Forces vives", ce qui fait référence à tout un débat entre les physiciens sur l'existence réelle de ces Forces au XVIIe-XVIIIe siècles. On voit la Chose, on peut mesurer ses propriétés, masse, vitesse, mais peut-on voir "l'Energie cinétique" et les diverses différentielles de ces changements de position, autrement qu'à travers des manifestations de ses effets ? Ces forces apparaissaient alors dans leur multiplicité. Elles s'opposaient et se composaient dans les chocs, mais sans que cette "Lutte" des forces ne puisse être saisie par chaque extrême qui se compose dans la combinaison.
De même dans le cas de la Force électrique ou magnétique, je peux voir des oppositions de polarité mais je ne saisis pas directement l'existence des pôles opposés dans le phénomène.
Au contraire, l'activité de chaque Conscience de soi sur elle-même et l'activité de chacune sur l'autre ne sont pas des forces brutes, on ne les pose plus seulement en soi et ces quatre activités vont aussi être représentées pour chaque Conscience. La composition purement matérielle des Forces était examinée de l'extérieur "pour nous", pour celui qui suit de l'extérieur le parcours de la Phénoménologie de l'esprit. Ce mouvement "pour nous" n'était donc encore qu'en soi, et non pas pour chaque terme. L'opposition des Consciences va aussi valoir pour chaque terme "extrême" de cette compétition et concurrence avant de pouvoir devenir une sorte de coopération entre deux Sujets.
Hyppolite commente (vol. I, p. 157) :
"L'opération de ces deux consciences est donc une seule et même opération indivisible ; et parce que cette relativité et cette réciprocité sont conscientes, le mouvement des deux consciences de soi est différent du mouvement relatif des deux forces, mouvement qui n'était relatif que pour nous."
Donc ce mouvement définit de l'intérieur ce qui fait l'être pour soi de la Conscience de soi. Son être pour soi, c'est tout ce mouvement contradictoire qu'on a vu plus haut, où elle est une et dédoublée, où elle est la même en posant son être hors d'elle-même.
La Conscience de soi est "l'élément médian", le moyen-terme et synthèse au coeur de l'opposition. Les termes extrêmes de ce "Syllogisme" hégélien sont la Conscience de soi comme un sujet et la Conscience de soi comme un autre. "Chaque extrême est cet échange de son état déterminé et un passage absolu dans l'extrême opposé" : le Sujet en tant que tel qui veut être reconnu doit accomplir son passage dans son "extrême opposé" en tant qu'objet reconnu par l'autre, et tout cela au sein de ce milieu de la Conscience de soi divisée.
Cela permet "en passant" de rappeler quelques mots sur la thèse si incompréhensible de la dialectique hégélienne, le statut de la Contradiction et du Passage ou "Mouvement logique". Presque toute la philosophie nie que deux contradictoires puissent être vraies en même temps : si deux propositions contradictoires sont vraies, c'est qu'il faut ajouter une différence et qu'elles sont vraies en fait de temps différents ou de domaines différents. Hegel - autant que je comprenne sa relativisation du Principe de Contradiction - a généralisé ce concept de "Passage" du temporel vers une nouvelle sorte de "logique". Au commencement de la Science de la Logique, il définit le concept de "Devenir" comme le Passage de l'être dans le non-être et du non-être dans l'être, et ainsi de suite, en opposant ensuite l'être indéterminé au passage nécessaire vers son contraire, vers sa "réflexion", l'essence en tant qu'état déterminé de l'être. Ainsi, non seulement le Devenir devient un concept "logique" mais même le concept de Vie ne se limite pas à une "biologie" naturelle pour s'étendre en un sens bien plus fondamental. La Vie est un niveau de développement de l'être avant même la Nature matérielle organique, c'est une sorte de subsistance contradictoire. Ce qui vit est ce qui se divise et s'oppose à soi-même sans se dissoudre.
D'où ces formules paradoxales qui peuvent sembler de simples jeux sophistiques : chaque Conscience est et n'est pas. Elle est bien comme essence déterminée. Je suis en tant qu'individu. Et pourtant j'existe dans la mesure où je pense et sais qu'en un sens "je ne suis pas". Je ne suis pas aux yeux d'une autre Conscience de soi qui peut nier mon existence et à laquelle je ne peux accéder pleinement. Je veux qu'elle me reconnaisse et je sais que cette reconnaissance impliquerait que je la reconnaissance dans son autonomie et donc que je reconnaisse qu'elle est si séparée qu'elle pourrait ne pas me reconnaître. Je suis semblable à cet autre, je suis par cet autre qui doit et peut me reconnaître mais je sais que je ne suis pas cet autre que je devrais et pourrais reconnaître.
Autrement dit, le soi apparaît immédiatement comme "l'essence", comme cet être déterminé, et pourtant il apparaît ensuite comme non-immédiat, comme travaillé par l'intermédiaire de l'autre soi.
En un sens, toutes ces oppositions abstraites de l'être pour soi vont se retrouver ensuite dans les §8-11 dans celle entre le Sujet et l'Objet, entre le Soi et l'Autre, entre l'Autre vu comme autre Soi et l'Autre vu comme une Chose, entre la Liberté et la Vie, entre l'Esprit et le Corps ou entre la Conscience-Maître et la Conscience-Serve.
L'illustration est reprise à Mme Laurence Hansen-Løve (qui s'en servait pour illustrer un extrait du §13 de la Phénoménologie de l'Esprit). Dans Fight Club (1999) le Narrateur anonyme, parfois appelé Cornelius (Edward Norton), veut faire l'épreuve de la vie par la Lutte à mort, et il le fera via la "rencontre" avec ce grand autre, la Conscience-Maîtresse, Tyler (Brad Pitt). Tyler semble être son contraire, sûr de lui et violent, mais je ne gâcherai pas la conclusion de ce mouvement. Tyler prétend même contraindre les autres à assumer leur liberté par la confrontation avec la mort (voir les notes d'O.Pourriol dans son livre sur le cinéma).
1 commentaire:
Encore des élucubrations philosophiques!
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