mardi 31 mars 2009

Palettes : sur Kandinsky



En dehors des écrits d'iconologie classique de Panofsky ou de Baltrusaïtis, je ne connais rien à la manière de parler des œuvres, notamment contemporaines. Les élèves me demandent parfois avec cet air narquois plus que curieux ce que j'ai à dire du Bleu de Klein (rien) ou du Monochrome suprématiste de Malevitch (pas grand-chose en dehors de banalités sur l'iconoclasme). Je n'ai donc rien à répondre si ce n'est qu'il faudrait se garder à la fois du philistinisme vulgaire arrogant ("je ne comprends pas, donc cela n'a pas d'intérêt") et du philistinisme snob vaniteux de l'Empereur nu ("je ne comprends pas, donc cela doit être très profond").

Le problème est aussi que je crois à la fois que l'AC (l'Art Contemporain en tant qu'école et non en tant que période, comme diraient Philippe Domecq ou Jean Clair) n'apporte que peu de vraie contemplation et que les tentatives "réactionnaires" comme par exemple le réalisme néo-académique de l'Art Renewal Center prouvent a contrario par leur échec kitsch que l'AC n'est pas un accident historique contingent mais peut-être notre condition inévitable dans l'histoire de l'art où les oeuvres vraiment intéressantes doivent se trouver noyées dans l'absence de hiérarchisation.

Mais j'aimerais bien trouver un peu plus d'exemples pour les convaincre de ne pas rejeter si dogmatiquement tout l'art moderne comme un truc de bourgeois snobs (car le déterminisme social est désormais une arme ironique contre l'AC), sans pour autant prétendre que des gloses puissent se substituer à la satisfaction esthétique.

La série d'histoire de la peinture Palettes d'Alain Jaubert a parlé assez peu d'Art moderne.

Il y a une émission de 1994, "Figures de l'Invisible", sur ce tableau de Vassily Kandinsky, Gelb-Rot-Blau, 1925.



Jaubert en profite surtout pour évoquer toute la naissance de l'art abstrait, avec le compatriote de Kandinsky, Kazimir Malevitch, et le Hollandais Piet Mondrian.

Le tableau est réalisé en 1925 à l'époque où Kandinsky enseigne la Forme à l'école du Bauhaus et on doit voir dans l'Abstraction lyrique de ce tableau une sorte d'application de sa pédagogie dans Point, ligne, plan (1926).

Mais Jaubert rend l'application plus dynamique en y voyant au contraire une superposition contradictoire de plusieurs tensions.

Il y a à la fois la théorie contemporaine des couleurs comme dans les trois couleurs primaires par synthèse soustractive Magenta, Cyan, Jaune (ou l'ordre inversé de la Quadrichromie) mais aussi la morphologie du triangle goethéen (mais dans ce genre, je préfère de loin le tableau de William Turner 80 ans avant, Light and Colour (Goethe's Theory) (1843).

Le tableau jouerait aussi de manière synesthésique sur l'opposition entre musique et peinture, donnant un rythme, une vibration bondissante et un mouvement circulaire qui semble contredire toute classification rigide, car les contrastes font rejaillir les couleurs chaudes dans les froides. Le tableau rendrait hommage tout en les parodiant aux Croix noires suprématistes de Malevitch et aux quadrillages si austères de Mondrian, en les critiquant comme trop ascétiques dans le mouvement qui crée des foyers de chaleur. Il y a aussi une opposition (mais Jaubert ne la présente pas vraiment ainsi) entre le rectangle jaune et des formes moins géométrique du côté azur et sombre, comme une polarité apollinienne/dionysiaque. Ce foyer en conflit exprimerait alors une "intériorité spirituelle", dirait Kandinsky, et non pas seulement du Concept abstrait.

Et Jaubert va jusqu'à dire que le tableau pourrait subvertir les formes même de l'abstraction qu'il professe. L'œil ne peut pas s'empêcher de voir des formes figuratives et il y a des formes presque organiques entre un profil humain et un soleil sur le côté jaune à gauche et une forme de Serpent noir à droite.

Jaubert superpose alors de manière alors assez frappante des thèmes russes très récurrents de Saint Georges Terrassant le Dragon, dans cette forme sinueuse du Serpent. Par exemple dans ce tableau de Kandinsky intitulé Saint Georges et le Dragon de 1915.



Mais si cette figuration classique se retrouve dans la mémoire de l'iconologue et même dans le geste de Kandinsky, n'est-ce pas comme un refoulement ou un remords d'une narrativité qui est perdue dans cette simple danse tourbillonnante de formes ? Autrement dit, si c'était une part au moins de ce tableau, cela ne suggèrerait-il pas que ce n'est pas un Saint Georges si intéressant dans la décomposition en quadrillages de couleurs (comme le Sinbad de Paul Klee), de même que l'oreille retrouve parfois des rythmes très simplistes dans la musique atonale faute de pouvoir déchiffrer des structures inaudibles ?

Jaubert s'en sort par le thème moderne de l'indécidabilité, de l'Oeuvre Ouverte et de la tension contradictoire. Kandinsky critiquerait l'abstraction tout en s'y adonnant, il utiliserait une sorte de symbolisme fumeux de la théosophie tout en ayant déjà pris ses distances.

De même, son émission sur un tableau figuratif, Three figures in a room (1964, lui aussi à Beaubourg comme le tableau de Kandinsky) de Francis Bacon, ne m'a pas vraiment convaincu.

Jaubert montre bien le réseau iconologique, toutes les citations par Bacon d'anatomies classiques, des écorchés ou des statues romaines, la référence à la Mort et à l'Incarnation sans aucun Dieu, ou même le drame réel bizarre qui survient quelques années après le tableau et est repris dans le Triptych de 1973 (le modèle sur le bidet qui était l'amant de Bacon se suicide dans une position similaire). Là aussi, Jaubert réinjecte du "drame", de l'intrigue, parce que les figures de Bacon refusent tout récit. Jaubert montre qu'il y a bien "des choses à dire". Mais cela ne suffit pas à me faire aimer l'oeuvre (même si le fait de surdéterminer maintenant des Euménides du Parricide dans les organes épars me fait vraiment changer la manière de regarder).

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