jeudi 5 mars 2009

Watchmen and Philosophy



(le dernier article sur Watchmen, promis. Enfin, pour cette semaine en tout cas)



La mode actuelle (depuis en gros Matrix) des livres "X et la philosophie" (où X est généralement un film, une bd ou un élément de la culture populaire comme dans la collection Blackwell Philosophy & Pop Culture) semble souvent un malentendu ou une exploitation commerciale sans grand intérêt philosophique.

Il y a deux risques principaux :

(A) Il leur arrive souvent d'utiliser la référence uniquement comme un exemple illustratif pour un problème ou une thèse philosophique déjà bien connue. Dans ce cas, cela n'apporte rien philosophiquement puisque ce n'est qu'un exercice pédagogique. Dans le meilleur des cas, ce n'est donc qu'une rhétorique pour introduire au problème - et cette fonction de simple anecdote didactique est parfois assumée explicitement (la culture populaire comme "du miel pour faire avaler le médicament du concept").

(B) Le second risque, une extension plus gênante de la possibilité précédente, est de projeter de manière absusive un problème ou une thèse dans une oeuvre en la sollicitant, soit parce qu'elle n'en parlait en fait pas vraiment explicitement, soit (ce qui serait encore plus gênant) parce que l'oeuvre était en fait plus nuancée que le problème conceptuel précis auquel on veut la réduire. Au lieu d'un simple exemple, on a alors un exemple forcé, artificiel et finalement trop éloigné. Dans ce cas, je préfère les bouquins de philo en bd à prendre la bd comme prétexte pour la philo.

Dans le cas de Watchmen, on a plusieurs avantages. Tout lecteur se rend compte aussitôt qu'il y a une oeuvre intéressante avec certaines questions laissées ouvertes. De plus, Alan Moore est un autodidacte tellement brillant et cultivé qu'on ne court pas trop de risque de projection abusive, il y a vraiment une saturation de thèmes et d'allusions dont on peut faire l'exégèse. Watchmen fut sans doute la première bd à recevoir des annotations exhaustives dignes d'Ulysse.

Cela dit, en feuilletant Watchmen & Philosophy: A Rorschach Test, édité par Mark D. White (qui avait déjà édité le Batman and Philosophy, qui en prépare un autre sur Iron Man et qui a un blog Comics Prof), je trouve que le problème philosophique le plus évident, le débat éthique sur la conclusion du livre, est curieusement tout de même le plus intéressant et les contributeurs de ce nouveau livre collectif ont assez peu réussi à me persuader de l'intérêt de nombreuses autres pistes. Certains articles font même penser à ces travaux de commande peu convaincants, comme on en a de manière inévitable dans tout colloque ou tout ouvrage collectif.

(Voir aussi le Call For Papers de l'an dernier pour les sujets qui n'ont pas été pris comme "Ozymandias et le capitalisme", "Rorschach et Rand" ou "Métafiction du Black Freighter").

Cela dit, comme l'indique le sous-titre sur la notion même de "test projectif" de Rorschach, Watchmen est une oeuvre assez "ouverte" pour mériter un tel ouvrage, y compris sur des interprétations assez périphériques ou marginales qui auront plus comme fonction d'introduire à des perspectives plutôt qu'à interroger sérieusement l'oeuvre de Moore et Gibbons (comme le remarque un des auteurs pour le regretter, les analyses sont seulement littéraires et ne traitent que le scénario et les dialogues de Moore, pas l'esthétique même de la bande-dessinée ou du "roman graphique" - et sur ce point c'est donc un peu décevant, je ne pense pas qu'une oeuvre encore plus formaliste de Moore comme Promethea par exemple pourrait être analysée ainsi en isolant le scénario de la forme graphique).

Le livre est divisé en quatre parties. La première pose des questions politico-éthiques du pouvoir et la seconde part sur des problèmes éthiques plus généraux (mais curieusement le chapitre 5 sur l'éthique d'Ozymandias est dans cette seconde partie et non sur la partie politique). La troisième partie est entièrement sur les problèmes métaphysiques autour du Docteur Manhattan (Identité, Temps, déterminisme et liberté). La quatrième partie est la plus générale avec un vague chapitre esthétique sur la bd, un chapitre sur le féminisme, un chapitre sur l'homosexualité et un chapitre encore plus vague sur l'existentialisme de Kierkegaard en comparaison avec le Comédien.

  • I THE POLITICS OF POWER: WHO WATCHES THE WATCHMEN?


    • 1. The Superman Exists, and He’s American: Morality in the Face of Absolute Power (Christopher Robichaud)

      Le premier chapitre pose un problème qui paraît essentiel, celui de l'image politique de Docteur Manhattan comme symbole des droits et pouvoirs de l'Hyperpuissance américaine. Alan Moore l'a dit, Watchmen est avant tout une méditation sur le pouvoir - et le fait que nous consentons trop vite à y céder. L'anarchiste britannique a même ajouté qu'il voyait dans le genre même du superhéros une sorte de superstructure imaginaire d'une Doctrine synthétique Colin Powell- George Bush (intervenir avec une force disproportionnée par préemption, avec un risque proche de zéro et une supériorité écrasante sauf cas de combat asymétrique).

      Mais Robichaud ne me paraît qu'effleurer la question, se demandant si la puissance de fait pouvait légitimer en droit des attitudes unilatérales et impériales en politique étrangère. On dirait tous que non, et cela n'éclaire donc pas encore vraiment le sens commun.

      En un post, Matthew Yglesias (dont je crois me souvenir qu'il défendait une version de conséquentialisme) se demande si le dernier Reagan ne fut pas finalement plus proche d'Ozymandias (j'en avais aussi parlé ).

    • 2. Can We Steer This Rudderless World? Kant, Rorschach, Retributivism, and Honor (Jacob M. Held)

      Un mauvais exemple du risque de projection simplificatrice. L'article explique surtout le débat sur la rétribution et réduit Rorschach à une figure de "déontologie" rétributiviste. C'est une erreur que j'ai faite aussi dans le passé dans certains de mes posts mais Rorschach n'est pas un déontologue rigoureux, il est rigide mais hypocrite (comme le montre bien le chapitre 5 de ce livre) et profondément fasciste et psychopathe. Ce n'est donc qu'un Homme de paille et pas une bonne représentation du "rétributivisme" kantien, plutôt une parodie nietzschéenne du rétributivisme comme instinct de cruauté (il est dommage que Nietzsche n'apparaisse pas toujours assez directement à part dans le chapitre 4). Rorschach prétend appliquer des principes mais il se met égoïstement au-dessus de ces principes, ce qui rend sa position incohérente et pleine de mauvaise foi.

    • 3. Super Vigilantes and the Keene Act (Tony Spanakos).

      L'article explique le thème assez évident que des superhéros dans un monde réaliste risqueraient d'abuser de leurs pouvoirs. Cela n'est pas vraiment original si ce n'est pour évoquer d'autres comics postérieur comme la Guerre civile récente de l'univers Marvel sur le statut de l'autodéfense libertarienne et Superman: Red Son, où Kal-El était tombé dans l'URSS stalinienne au lieu d'arriver dans le Kansas.

    • 4. Superheroes and Supermen: Finding Nietzsche’s Übermensch in Watchmen (Joseph Keeping)

      L'auteur introduit à une version assez brève mais finalement pas triviale de notion de Surhomme nietzchéen. Il explique que ni le fanatique Rorschach ni le nihiliste Comédien ne sont de bons modèles de Surhomme en servant du texte d'Ainsi Parlait Zarathoustra sur les Trois Métamorphoses : Rorschach est encore trop le Chameau et le Comédien est le Lion qui rugit. Ozymandias, par son idéal d'auto-réalisation et son indifférence à la moralité commune, est finalement le modèle le plus proche de l'Enfant ou l'Innocence du devenir mais son utilitarisme le laisse dépendant d'une théorie de l'obligation.


  • II THE VEIDT PLAN: WATCHMEN AND ETHICS.

    • 5. Means, Ends, and the Critique of Pure Superheroes (J. Robert Loftis)

      Le meilleur article, à mon avis, même si c'est peu original. Loftis explique très bien les enjeux moraux de la conclusion, l'opposition entre plusieurs théories morales qui pourraient valider soit la position d'Ozymandias et ensuite des autres qui se rangent à son avis pour ne pas ajouter le mal au mal, soit celle, anti-conséquentialiste mais incohérente, de Rorschach pour qui Fiat Justitia, pereat mundus. Là où l'article est plus subtile est en montrant que Rorschach se contredit en soutenant - en raison de son fascisme - Hiroshima, qui procède du même calcul qu'Ozymandias. Il montre aussi un détail que je négligeais : le Quis custodiet ipsos custodes? ne vient en fait pas de seulement Juvénal dans Watchmen mais c'est aussi à la fin une allusion politique plus précise car la phrase se trouvait dans le rapport de la Commission Tower qui enquêtait sur le scandale Iran/Contra.

    • 6. The Virtues of Nite Owl’s Potbelly (Mark D. White)

      L'auteur explique pourquoi Nite Owl, bien mieux qu'Ozymandias, représente la vie équilibrée et l'excellence de l'Homme Vertueux chez Aristote. Un bon article, un peu projectif, mais qui introduit bien le débat actuel sur l'éthique des vertus (contre la psychologie "situationniste" de John Doris, voir ce que White en disait dans son Blog).

      En ce sens, Watchmen est (sans vouloir trop surinterpréter) une oeuvre très proche de l'éthique critique de Bernard Williams : elle renvoie dos à dos conséquentialisme (Ozymandias) et (une version sociopathe de) la déontologie (Rorschach) mais a un modèle concret exemplaire dans les vertus moyennes mais surtout profondément humaines de Dan Dreiberg (même si son éthique du compromis trop aristotélicienne accepte de pactiser avec l'utilitariste dans le cas concret). Cela redonne de l'importance aux scènes sur l'Amitié entre Dan et Hollis Mason. Dan est le seul des Watchmen à savoir cultiver des Amis alors que les autres basculent tous dans l'autarcie inhumaine. J'avais tort de dire qu'Ozymandias était un Aristote devenant Alexandre, le vrai Oiseau d'Aristote serait bien le Hibou.

    • 7. Rorschach: When Telling the Truth Is Wrong (Alex Nuttall)

      L'article reexplique le problème traditionnel de la déontologie kantienne sur la prohibition du mensonge. Cela fait un peu double emploi avec le 5e chapitre.

  • III THE METAPHYSICS OF DR. MANHATTAN.

    • 8. Dr. Manhattan, I Presume? (James DiGiovanna)

      L'article commence en expliquant les problèmes habituels sur l'Identité personnelle qu'on retrouve dans tous les bouquins sur Star Trek & Philosophy. Mais le cas du Docteur Manhattan est particulièrement riche car (1) il peut avoir une fission de plusieurs corps qui peuvent ensuite se refusionner (comme dans la théorie des contreparties de Lewis) (2) il peut se téléporter et avoir une discontinuité spatiale (3) il a une quasi-mémoire parfaite symétrique entre le futur et le passé. La conclusion assez fascinante est que même dans un modèle quadri-dimensionnaliste, Docteur Manhattan est peut-être le meilleur exemple d'une personne qui peut avoir une Identité par sa continuité (même si on peut aussi se demander si Jon Osterman a vraiment survécu dans cette identité).

    • 9. Dr. Manhattan and Bergson’s Theory of Simultaneous Time (Chris Drohan).

      Cet article est un scandale. Les autres peuvent être discutables, celui-ci est simplement faux.

      Je disais qu'un risque est la projection mais ici l'auteur (diplomé en études des médias) va plus loin dans l'erreur totale d'interprétation, non pas sur Dr. Manhattan mais sur l'oeuvre philosophique d'Henri Bergson qu'il prétend projeter. Il dit en effet que la vision simultanée du Temps par le Docteur est un bon exemple de la continuité mémorielle de la métaphysique bergsonienne.

      C'est rigoureusement le contraire : Manhattan est une réflexion sur un temps spatialisé, quadri-dimensionnaliste, einsteinien et anti-bergsonien, sans créativité (en dehors du "miracle thermodynamique" du vivant singulier). L'intuition bergsonienne consisterait justement à refuser toute l'ontologie de Manhattan. L'auteur n'aurait pu commettre une méprise aussi complète s'il avait fait l'effort minimal de lire l'oeuvre de Bergson.

      On peut pardonner d'écrire des articles d'intérêt faible mais la seule vertu qu'on attend est de ne pas introduire des contre-sens aussi visibles et évitables chez des lecteurs.

    • 10. Free Will and Foreknowledge: Does Jon Really Know What Laurie Will Do Next, and Can She Do Otherwise? (Arthur Ward)

      L'auteur explique les problèmes traditionnels de la prédestination, du fatalisme et du libre-arbitre, mais conclut que le problème ne se pose pas entièrement avec le Docteur Manhattan qui n'est pas encore parvenu à l'omniscience. La question théologique plus épineuse n'a donc pas à être soulevée et on reste un peu sur notre faim.

    • 11. I'm Just a Puppet Who Can See the Strings: Dr. Manhattan as a Stoic Sage (Andrew Terjesen)

      L'article fait des comparaisons avec des textes stoïciens - et dépasse quelques clichés en expliquant comment le Sage stoïcien a encore droit à certaines émotions positives tant qu'elles ne sont pas erreurs de jugement ("pas seulement apatheia mais aussi eupatheia").

      Mais en conclusion, l'auteur reconnaît en passant que le Docteur Manhattan, qui refuse toute téléologie et toute Providence, serait peut-être plus nettement spinoziste que stoïcien, ce qui me paraît en effet plus exact dans sa manière de voir le monde sub specie aeternitatis.

      Il est dommage que cette phrase si sublime du titre de l'article sur les fils de la marionnette n'apparaisse pas dans le film.

  • IV THIS IS NOT YOUR FATHER’S COMIC BOOK.

    • 12. "Why Don’t You Go Read a Book or Something": Watchmen As Literature (Aaron Meskin)

      L'auteur fait remarquer qu'une BD peut être de la littérature mais qu'on n'a pas de critère esthétique très net de ce qui définit la littérarité. Il évoque la question soulevée par Alan Moore de critères spécifiques d'une bonne BD par opposition à un bon roman mais cela ne va pas plus loin.

    • 13. Watchwomen (Sarah Donovan and Nick Richardson)

      Un article assez réussi sur la question du féminisme qui utilise Laurie et Sally comme prétexte pour introduire plusieurs sortes de questions féministes, de l'émancipation libérale à l'existentialisme.

    • 14. Hooded Justice and Captain Metropolis: The Ambiguously Gay Duo (Robert Arp)

      L'auteur prend un ton faussement homophobe et explique que des personnages gays virils devraient permettre de remettre en cause des clichés et de faire admettre au lecteur des droits civiques pour les homosexuels. Pas aussi mauvais que le chapitre 9 mais je n'ai pas compris l'intérêt de cet essai.

    • 15. What’s So Goddamned Funny? The Comedian and Rorschach on Life's Way (Taneli Kukkonen)

      Un article raté dans sa projection. L'auteur compare le nihilisme cynique du Comédien à l'ironie paradoxale de Kierkegaard et finit par reconnaître que l'assassin amoral n'est peut-être pas le Chevalier chrétien qui dépasse le stade éthique dans le stade religieux. Certes.
  • 2 commentaires:

    Freako a dit…

    En parlant de Batman et philosophie je recommande ce lien sur un site français:

    http://freakosophy.over-blog.com/article-35524243.html

    Ainsi qu'un article de la revue positif de cet été sur Batman et la folie.

    Enjoy !

    Fr.

    Freakosophy a dit…

    On s'est essayé à un début d'analyse sur Batman - la discussion est ouverte:

    http://freakosophy.over-blog.com/article-35524243.html

    Bravo pour votre blog

    Freako.